Aujourd'hui, nous sommes le :
Page d'accueil » Faits et arguments » Société » The new Goliaths, de James Bessen
Version imprimable de cet article Version imprimable
The new Goliaths, de James Bessen
Par Michel Hery

Le discours dominant en matière de technologie veut que le développement des technologies de l’information et de la communication (TIC) irait de pair avec une efficacité économique améliorée, une créativité facilitée et des développements techniques considérés jusqu’à présent comme utopiques. Les nouvelles technologies (utilisatrices de ces TIC) produisent de fait une part croissante du PIB des différentes économies, celles des pays développés comme celles des pays émergents. Le discours sous-jacent, plus ou moins explicite, associe ces progrès au développement du néolibéralisme.

Dans un tel contexte, la lecture de The new Goliaths publié en 2022 par James Bessen se révèle particulièrement instructive. L’auteur, ancien dirigeant d’une société produisant des logiciels, est désormais universitaire, un économiste dont les travaux sont centrés sur l’impact économique de la technologie sur les évolutions de la société. Dans son dernier ouvrage, il montre que, contrairement aux idées reçues, l’utilisation croissante des logiciels ne se traduit pas par les progrès évoqués ci-dessus, mais au contraire par des marchés économiques plus contraints et une innovation, une productivité et un développement des nouvelles entreprises, voire de potentielles nouvelles technologies, ralentis.

Il n’est évidemment pas possible dans les limites de cette note de lecture de donner une vision complète des thèmes souvent complexes développés par l’auteur. Seuls quelques éléments seront présentés permettant d’expliciter les thèses principales du livre.

L’auteur se livre en particulier à une comparaison entre le développement de l’industrie sidérurgique au début de la révolution industrielle et celui des majors de la grande distribution à la fin du XXè siècle que leur modèle soit presque exclusivement en ligne (Amazon) ou majoritairement basé sur des points de vente physique, dans des immeubles en dur (brick and mortar) comme Walmart. Dans le cas de la sidérurgie, le développement de la technologie du four Bessemer dans les années 1870 aux Etats-Unis s’est traduit par une très forte augmentation de la production et une baisse des coûts de revient notamment parce que techniquement il l’a rationalisée. Elle a obligé les entreprises à se structurer face à l’ensemble des tâches à effectuer pour produire des quantités importantes d’un acier de bonne qualité. C’est à la suite de tout un ensemble de fusions et d’acquisitions qu’un acteur comme US Steel a fini par occuper les deux tiers du marché, et non pas par un phénomène de croissance organique : la compétition entre les différentes entreprises présentes sur le marché ne s’est pas traduite par une supériorité technique d’un acteur au détriment des autres. A la même époque, des processus semblables ont abouti à la création de géants industriels dans les domaines du pétrole ou du sucre. En quelques décennies à la fin du XIXè siècle et au début du XXè, on a assisté à une recomposition complète du marché et de ses acteurs, à laquelle des législations anti-monopoles ont tenté de mettre fin avec plus ou moins de succès.

En parallèle, James Bessen met en évidence un phénomène particulier pour la période actuelle : si le phénomène de bouleversement (disruption) de la hiérarchie des entreprises a fortement augmenté entre le milieu des années 1970 et celui des années 1990, il a presque complètement disparu depuis. La définition de cette notion de bouleversement correspond à la probabilité qu’une entreprise classée parmi les quatre premières de son secteur d’activité n’y figure plus quatre ans plus tard. En d’autres termes, les entreprises dominantes au milieu des années 1990 le sont restées 20 ou 25 ans plus tard. Bessen a également étudié le volume du capital immatériel (intangible capital) des quatre plus grosses entreprises de chacun des principaux secteurs d’activité aux Etats-Unis sur les quarante dernières années (même si dans quelques secteurs, certains de ces indicateurs ne sont disponibles que sur une durée un peu plus courte d’une trentaine d’années) : c’est-à-dire la (i) recherche et développement, (ii) la publicité, (iii) le lobbying, (iv) les acquisitions de concurrents et (v) les logiciels (software). On assiste à une véritable explosion en volume tout au long de la période de l’indicateur logiciels, plus particulièrement marquée depuis le milieu des années 1990. Recherche et développement, publicité et lobbying connaissent une croissance globale, assez irrégulière, marquée notamment par les crises financières. En revanche l’indicateur acquisition de concurrents est en forte croissance sur une vingtaine d’années (de 1980 à la fin des années 1990) pour connaître depuis une stagnation.

Selon l’auteur, la première période (du milieu des années 1980 à la fin des années 1990) est typique d’une évolution du paysage économique telle qu’il l’a décrite pour la sidérurgie à la fin du XIXè siècle, avec le développement régulier de la concurrence, l’apparition de nouveaux opérateurs et des opérations de fusions acquisitions. En revanche pour la période qui va de la fin des années 1990 à nos jours, la stabilité des entreprises leaders (forte diminution du bouleversement) est selon lui associée à l’augmentation de la valeur de l’indicateur logiciels.
Pour ce faire, il prend l’exemple de la grande distribution aux Etats-Unis et l’irrésistible ascension de Walmart passé de 3% du marché au début des années 1980 à plus de 50% au milieu des années 2010. Cela est dû à un très fort investissement dans les TIC qui a permis d’améliorer la distribution dans les magasins, de mieux l’adapter à la demande des clients, notamment en tenant compte des particularités régionales (tout en réalisant des économies massives sur les achats globaux) et en permettant aux responsables locaux d’avoir une grande souplesse dans la gestion quotidienne, voire d’individualiser la relation avec la clientèle à travers des messages électroniques personnalisés en fonction des habitudes d’achats. Cette souplesse de gestion lui a aussi permis d’élargir son offre bien au-delà de la grande distribution traditionnelle, de diminuer les stocks, de les transférer en partie dans les camions de livraison.

On voit bien l’avantage que Walmart a pu acquérir par rapport à ses concurrents en tant qu’early adopter de ces technologies, mais en quoi cette capacité améliorée à gérer de la complexité constitue-t-elle un avantage décisif et durable pour que le bouleversement habituel de la hiérarchie des plus grosses entreprises soit annihilé ? C’est que dans le même temps on a assisté à un autre phénomène que Bessen décrit comme le passage d’un « capitalisme ouvert à un capitalisme fermé ». L’auteur prend différents exemples dont ceux du textile et de l’industrie automobile pour apporter une réponse : depuis le début de la révolution industrielle, les découvertes majeures ont pu être reproduites ou adaptées plus ou moins rapidement par des concurrents ayant compris le concept déployé, malgré les brevets initiaux. Il existait aussi des inventeurs indépendants qui mettaient leurs talents au service de différentes entreprises, parfois concurrentes. Cette époque est révolue depuis la fin du XXè siècle : la complexité de systèmes de production est devenue telle que toute évolution nécessite de très gros moyens techniques et financiers, notamment parce que les besoins en logiciels spécifiques sont devenus très importants. A ce titre, seules les entreprises qui ont un avantage initial dégagent des revenus suffisants pour poursuivre les développements, alors que le ticket d’entrée est désormais à un prix trop élevé pour leurs concurrents à la traîne ou a fortiori de nouveaux arrivants. La technologie la plus performante est devenue l’apanage quasi-exclusif des plus riches.

La question de la concurrence de Walmart et d’Amazon se situe sur un autre registre : le modèle de distribution d’Amazon est différent techniquement de celui de Walmart basé sur le brick and mortar et les entreprises n’étaient pas sur le même segment à l’origine même si de plus en plus les domaines d’activité tendent à se rapprocher. Pour autant, sur son secteur de vente par correspondance, Amazon bénéficie par rapport à la concurrence du même avantage décrit précédemment pour Walmart. Les années qui viennent montreront si on a une convergence de ces deux modèles de distribution ou s’ils resteront distincts.

Bessen multiplie dans son ouvrage les exemples de secteurs économiques où des raisonnements analogues s’appliquent : il faut, par exemple, une évolution majeure de la technologie pour que Tesla puisse s’insérer dans le club très fermé des constructeurs d’automobiles aux Etats-Unis.

En conclusion, James Bessen montre que le risque est à terme que le logiciel, formidable outil de développement potentiel, sclérose la compétition pour aboutir à la situation décrite dans le sous-titre de son ouvrage : « Comment les entreprises utilisent les logiciels pour dominer les secteurs, tuer l’innovation et contourner les réglementations ».

Il n’est pas possible de décrire ici la richesse du raisonnement de l’auteur, ni l’ensemble des éléments apportés à l’appui de ses thèses : le résumé qui en est fait est bien pauvre. Bien d’autres aspects sont également abordés qu’il aurait été tout aussi intéressant de développer : l’automatisation de la production par exemple. On ne peut qu’inciter le lecteur à faire l’effort de la lecture en anglais du livre puisqu’aucune traduction française n’est annoncée. Sans adhérer forcément à la vision économique libérale de l’auteur, on ne peut que saluer sa capacité à rendre compréhensibles des phénomènes marqués par une très grande complexité. Il y a dans la lecture de ce livre un peu du plaisir d’un whodunit où le lecteur accompagne l’auteur dans la découverte d’une énigme policière.

The new Goliaths, de James Bessen
Yale University Press, 2022


Rechercher

Fil RSS

Pour suivre la vie de ce site, syndiquez ce flux RSS 2.0 (lisible dans n'importe quel lecteur de news au format XML/RSS).

S'inscrire à ce fil S'inscrire à ce fil