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Quand l’Europe parlera globish
Par Marc Fumaroli
lundi, 20 septembre 2010
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L’écrivain fait le pari que la propagation du globish, cet idiome inspiré de l’anglais, n’entraînera pas la mort des langues nationales.
Aujourd’hui, il est aussi nécessaire de lire les essais publiés outre-Manche et outre-Atlantique et non traduits en français que de parler et écrire anglais ou de séjourner de temps à autre à Londres ou à New York. Ne serait-ce que pour ne pas être dupes des publicistes français qui s’en inspirent en taisant leurs sources. En 2005, un célèbre journaliste du New York Times, Thomas Friedmann, a donné à son dernier livre un titre à succès : L’Aplatissement du monde, (The Flattening of the World). Non pas comme on pourrait le croire, pour regretter la disparition des reliefs, mais pour se féliciter du terrassement auquel se livrent les nouvelles technologies, démantelant à toute allure tout ce qui dépasse ou fait barrière, « huilant » les frictions sociales et facilitant les « interconnections globales ». Cette année 2010, le même thème utopique est repris, avec la même ferveur prophétique, mais sous un plus grand angle, par un journaliste de l’Observer, Robert McCrum, dans un livre intitulé Globish, comment la langue anglaise est devenue le langage mondial (How the English Language Became the World’s Language, coll. « Viking », Penguin) M. McCrum est anglais. Il est l’un des trois auteurs d’une Histoire de l’anglais, bien informée, bien enlevée, un best-seller. Il a aussi été le chroniqueur émouvant de sa victoire sur le cancer (My year off, a Memoir). Ce n’est pas une autorité linguistique. Dans son dernier livre, il raconte une fois de plus l’histoire de l’anglais, mais sur un mode néo-hégélien, à la Fukuyama, version CNN. La fin de l’histoire des langues est advenue : toutes se résument ou vont se résumer dans l’anglais global, programmé de longue date, et hâté depuis peu par la main invisible du marché. Il paraît qu’une dialectique historique millénaire, condensée par M. McCrum en une série de courts chapitres, n’a cessé, depuis la chute de l’Empire romain, de servir et d’accroître l’anglais, même lorsqu’elle feignait de l’anéantir, comme au temps de la conquête normande. Même la chute de l’Empire britannique n’a pas ralenti, au contraire, cette expansion universelle. Prenant le relais de la City, du Colonial Office et de la Royal Navy, Wall Street, Washington, Hollywood et l’US Army ont achevé la métamorphose de la langue encore locale de Shakespeare et de Dickens en un globish mondial, plébiscité par plus de peuples que l’ONU ne compte de nations. La langue surgie du minuscule archipel britannique était prédestinée à mettre fin à la Babel des cinq mille langues archaïques encore parlées et écrites sur la terre, toutes appelées désormais à vivoter ou disparaître tôt ou tard... Ce scénario de space opera à fin heureuse a été, à l’évidence, conçu par un Anglais pour cicatriser la blessure laissée chez ses compatriotes par l’ablation de l’empire. M. McCrum applique à cette Angleterre secrètement endolorie (et à lui-même) le baume d’une Raison historique faisant achever par l’Amérique de la Manifest Destiny ce qu’avait largement commencé l’Angleterre du Rule Britannia. Comme Blair au temps de Bush (mais ce livre, achevé à temps, substitue l’irrésistible Obama au répulsif Bush), M. McCrum invite le public anglais à s’enorgueillir de la suprématie américaine, puisqu’elle parachève et rend définitive l’épiphanie universelle du Graal commun aux deux nations, le verbe de la King’s Bible, de Shakespeare et de Lincoln. Il convie ses lecteurs anglais à se féliciter que l’Amérique, plébéienne et utilitariste, ait déployé et fait valoir tous les traits déjà présents, à l’état d’embryon, dans le dialecte celte et saxon des origines : « contagieux, adaptable, populiste, et subversif », « contagious, adaptable, populist and subversive ». Répétée dans chaque chapitre, cette formule éternelle du « DNA » anglais est le fil conducteur de sa marche hardie et triomphale de siècle en siècle, en antithèse, sans cesse suggérée, avec le déclin non moins programmé du français, dont le DNA est à l’évidence hautain, aristocratique et conservateur. Les panégyristes du « génie de la langue française », un Bouhours au Grand siècle, un Rivarol au XVIIIe siècle, et même les propos tenus en ce sens par Georges Pompidou, cité en ricanant par M. McCrum, paraissent modérés et même modestes en comparaison de l’enthousiasme glorifiant de cet auteur anglais. À le lire, on dirait que chaque locuteur du dialecte international globish, chaque fois qu’il ouvre la bouche, est envahi, subliminalement, par la fierté d’avoir vaincu à Azincourt, d’avoir écrit Hamlet, d’avoir cousiné avec Churchill et couché avec Marilyn. Herder lui-même, l’apôtre romantique du verbe germain, n’est pas allé si loin dans la sublimation d’une nation dans sa langue. Notre hégélien de série télévisée cite à plusieurs reprises son « ami », le Français Jean-Paul Nerrière, ancien dirigeant d’IBM USA. À juste titre, car c’est cet homme d’affaires cosmopolite et cultivé qui le premier, en 1995, a nommé globish l’anglais sommaire servant désormais partout de lingua franca aux négociations et communications d’affaires entre gens de langues différentes. Nerrière a même publié une sorte d’Assimil de ce parler utilitaire, réduit à 1 500 mots et à une syntaxe élémentaire. M. McCrum a-t-il lu ce sobre manuel ? On en doute. Nerrière a précisé à plusieurs reprises, avec bon sens et netteté, que l’utile globish n’est pas fait pour traiter de métaphysique (ni de philosophie de l’histoire) ni de sentiments subtils, mais pour parler rondement affaires. Loin de croire que parler globish signifie la fin des langues maternelles, véhicules usés d’une mémoire historique, d’une culture morale et littéraire, de références artistiques et esthétiques, il estime que celles-ci sont irremplaçables hors des situations de business, certes fréquentes, mais qui ne sont pas le tout de la vie. Il a apporté ainsi de l’eau au moulin des amoureux jaloux de notre langue, et il a préludé aux inquiétudes qui se font jour de plus en plus souvent outre-Manche. La langue la plus directement exposée à être jivarisée en globish ne serait-elle pas la langue de l’Oxford English Dictionary et ses 30 000 vocables ? La victoire hégélienne de l’anglais selon McCrum le serait-elle à la Pyrrhus (sorry, non-globish) ? D’autant que, de par le monde, ce globish restreint, mais encore fidèle à l’anglais classique, que Nerrière a dégagé de son expérience de dirigeant d’entreprise, se disloque, à un autre étage de la hiérarchie des affaires, en variantes locales et populaires, fort peu globales, et imperméables entre elles. L’Englasian n’a cours qu’en Asie ; le Konglish n’est entendu qu’en Corée et le Manglish en Malaisie ; l’Hinglish, le Bollywood English et le Benglish bengalais sont propres à divers États de l’Inde : le Singlish n’est parlé qu’à Singapour, le Chinglish qu’en Chine. M. McCrum veut voir dans ces triomphes de l’anglais commercial « la fin de Babel ». Un tel arc-en-ciel d’anglais métissés laisse prévoir au contraire un regain de Babel. Il pend au nez de l’Anglo-Américain le sort du latin post-impérial, celui de souche-mère d’une foule d’autres langues déjà en gestation. Sur notre petit promontoire d’Asie (Valéry dixit, but not globish), nous autres Français, nous autres Européens, nous n’avons aucune raison de pousser dans ce sens. Nous ne voyons que des avantages à savoir le globish et, de préférence, le meilleur anglais. Mais nous ne voyons que des inconvénients à encourager nos langues à devenir autant d’Eurenglish. Les diverses institutions normatives dont le français s’est pourvu, en France et au Québec, loin d’exercer une oppression ou de servir un élitisme, contribuent à sauvegarder et à augmenter la portée encyclopédique de notre langue. Elles ne perdent jamais de vue, soutenues par l’amour des Francophones, écrivains ou non, pour leur commun idiome, sa vocation ancienne, plus que jamais précieuse et rare sur le marché global, d’une langue de conversation, civile et hospitalière, entre non-affairés et non-spécialistes. On souhaiterait, avec nos linguistes, Alain Rey, Claude Hagège, Alain Bentolila, et tous nos amis francophones, que les autres langues européennes, sans excepter l’anglais d’Oxford et de la BBC d’hier, épousent cette exigence et partagent le souci de civilisation à l’européenne qu’elle suppose.
Texte paru dans Le Figaro du 18 septembre 2010