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Mourir au travail aujourd’hui – Enquête sur les cancers professionnels. Anne Marchand.
Recension de Michel Hery

En France, tous les ans, entre 50700 et 81400 nouveaux cas de cancers seraient d’origine professionnelle [1]. Le cancer est d’ailleurs la première cause de décès par le travail en Europe [2]. Si les accidents du travail, y compris les accidents mortels, sont largement invisibilisés, la situation est au moins équivalente, sinon encore plus caricaturale pour les maladies professionnelles et plus particulièrement pour les cancers professionnels [3] : moins de 1800 de ces derniers sont reconnus tous les ans en France, très majoritairement dus à des pathologies liées à l’amiante (cancers du poumon, mésothéliomes). Et encore, la plupart des cas de cancers du larynx et des ovaires résultant également d’une exposition à l’amiante ne sont pas reconnus faute de tableau de maladie professionnelle.

En cause, un système de reconnaissance, fruit d’un compromis social entre Etat, patronat et organisations syndicales, très imparfait : un nombre insuffisant de tableaux auxquels faire référence, des critères limitatifs concernant les secteurs ou procédés dans lesquels l’exposition est intervenue ou les durées de cette exposition trop sévères. Un système complémentaire existe bien, supposé pallier les imperfections des tableaux de maladies professionnelles, mais il se révèle également très restrictif. S’y ajoutent une méconnaissance de ces expositions par les travailleurs eux-mêmes ou les médecins soignants, de la possibilité d’obtenir réparation et la complexité et la durée des démarches.

Des associations d’aide aux victimes se sont créées pour les accompagner dans leurs démarches, mais elles sont aussi trop méconnues.

C’est dans un tel contexte que le Giscop93 est né. Ce dispositif, propre à la Seine-Saint-Denis, associant chercheurs, acteurs de la prévention (médecins du travail, experts en santé et sécurité au travail), Sécurité sociale (CPAM 93) à sa création, associations de victimes, s’est donné plusieurs objectifs :

  • Développer la connaissance des expositions cancérigènes en milieu de travail,
  • Recenser les cas entrant dans le système de réparation et suivre le déroulement des procédures de reconnaissance de maladies professionnelles,
  • Produire des informations concernant les expositions professionnels à des cancérogènes,
  • Alerter sur l’existence d’agrégats de cas.

Pour ce faire, des entretiens sont réalisés avec les malades adressés selon des modalités diverses et ayant évolué au fil du temps par les soignants au Giscop93. Ces entretiens, réalisés par des sociologues, visent à reconstituer les parcours professionnels. Sur la base de ces entretiens, des experts identifient les expositions à des cancérogènes. Cette évaluation vient en appui du dossier de reconnaissance (notamment via le CMI – Certificat médical initial) que le malade peut choisir d’enclencher.

Ce processus de reconnaissance de maladie professionnelle est long, souvent difficile à comprendre pour les malades, déstabilisant, énergivore. Il intervient dans une période où la priorité du malade est bien évidemment de se soigner et celle de son entourage de l’accompagner dans ce combat douloureux contre la maladie. Anne Marchand a accompagné près de deux cents malades entre 2010 et 2017 dans cette démarche de reconnaissance de la maladie professionnelle au sein du Giscop93 dans le cadre d’un travail de thèse. Elle a tiré de cette expérience un livre : Mourir de son travail aujourd’hui – Enquête sur les cancers professionnels. Il s’agissait notamment pour elle de comprendre le non-recours au droit : même engagés dans le dispositif, disposant du CMI, beaucoup de malades n’initient pas la démarche. Beaucoup d’entre eux l’interrompent face à différents obstacles auxquels ils sont confrontés.

Dans cette recension, nous ne prétendons pas résumer l’ensemble des paramètres que l’auteure décrit précisément à travers mille touches impressionnistes du quotidien d’un malade confronté à la maladie et aux multiples acteurs qu’une démarche de reconnaissance met en jeu : entourage familial, médecins, soignants, travailleurs sociaux, association de défense de victimes, administration de la Sécurité sociale, mais aussi dans certains cas, avocats, collègues ou ex-collègues, employeurs ou ex-employeurs…

Il y a d’abord le fait que beaucoup de malades ont été en contact avec des cancérogènes pendant toute leur carrière, sans les avoir identifiés. Sans qu’on leur ait non plus signalé cette dangerosité. Au cours des entretiens menés par les enquêteurs du Giscop, quand les malades parlent de leurs expositions professionnelles, ils évoquent beaucoup plus souvent l’odeur désagréable, l’irritation respiratoire, le pouvoir salissant des matières premières que la cancérogénicité dont personne ne les a avertis. L’utilisation d’un produit comme l’amiante a été banalisée pendant des décennies jusqu’au milieu des années 1990. En outre, les marges de manœuvre d’un salarié sont forcément réduites, en particulier dans des PME ou des TPE où la présence syndicale est le plus souvent faible, voire inexistante, même si beaucoup de témoignages recueillis dans le livre se font l’écho de luttes de tous les jours au plus près de la réalité du travail. Pour des travailleurs étrangers, nombreux en Seine-Saint-Denis, l’obstacle de la langue, de la culture, la difficulté de construire des solidarités jouent également fortement au détriment de la santé.

Il ne faut pas non plus oublier l’euphémisation du risque, voire son déni, sans lesquels il est difficile d’aller travailler tous les jours pour payer les factures, assurer une existence décente à ses proches. Dans une TPE ou pour un compagnon employé par un artisan, tous, patrons et ouvriers sont souvent exposés aux mêmes risques. Dans les témoignages, la fatalité le dispute souvent au sentiment que le patron lui-même n’avait pas les éléments qui lui permettaient d’estimer correctement la dangerosité du produit ou du procédé : « si c’est autorisé, c’est que ce n’est pas dangereux ». Enfin, comme l’écrit Anne Marchand : « Se reconnaître victime de son travail signifie adopter une identité à rebours du moteur d’épanouissement et de réalisation qu’a pu représenter ce même travail ».

Les médecins de ville ne sont pas non plus formés ni sensibilisés aux risques du travail. Cette sensibilité a d’autant moins de chance d’être acquise au cours de leur pratique quand on sait que, compte tenu des délais de latence de déclenchement de certains cancers, ils y seront plus souvent confrontés dans le cas d’un retraité que dans celui d’un actif. Combien d’entre eux interrogeront les conditions de travail face à un cancer du poumon ou face à un cancer de la vessie (quand le tabac est une cause possible) ? Pourquoi creuser le dossier davantage ?

Il y a donc, on le voit, de nombreux obstacles à l’association entre travail et cancer professionnel. Mais une fois la démarche de reconnaissance enclenchée, de nombreux obstacles subsistent. Certains concernent encore les médecins. On a déjà fait allusion au CMI. Sa rédaction par le médecin est d’abord une prise de position dans un contexte dont il peut avoir le sentiment qu’il le dépasse : il n’a, par exemple, pas été témoin de l’exposition professionnelle de son patient, ne dispose pas des connaissances pour l’analyser (à ce titre l’aide fournie par les experts du Giscop est précieuse) et peut, à juste titre, considérer qu’il sort de son domaine de compétences. Ce premier pas de rédaction d’un CMI peut en outre en entraîner d’autres puisque la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) qui va traiter le dossier est susceptible de revenir vers lui pour lui demander des précisions, d’autres certificats. Enfin, le risque d’être dénoncé au Conseil de l’ordre des médecins par certains employeurs pour la rédaction de « certificats de complaisance » n’est pas nul.

La confrontation à la réalité des tableaux de maladies professionnelles se traduit souvent ensuite par une incompréhension face à des exigences médicolégales souvent déconnectées de la réalité du travail et de la maladie. Ou pour le dire de façon un peu triviale : au problème de « faire rentrer le cancer dans les cases du tableau ». On l’a vu précédemment, les tableaux de maladies professionnels sont les fruits de compromis impliquant l’Etat et les partenaires sociaux (syndicats de travailleurs et syndicats patronaux). Si, par principe fondateur, il existe une présomption d’origine, dans le cas d’une maladie professionnelle, les conditions limitatives (durée et type d’exposition, nature des process de travail, caractéristiques précises de la maladie), stipulées dans le tableau, imposent parfois une gymnastique difficilement compréhensible par le malade et ses proches dans le choix de la pathologie déclarée (en cas d’expositions multiples) qui pourra apparaître en décalage avec les réalités du travail. Ceci intervient dans un contexte où la collecte des documents qui seront demandés par la Sécurité sociale peut se traduire par un travail épuisant pour des malades qui feront le choix de s’engager seul dans le process de reconnaissance sans l’aide d’une association de défense des victimes. Certificats de travail ne décrivant pas l’exposition réelle, difficulté d’accéder aux comptes-rendus des CHSCT (Comité d’hygiène et sécurité et des conditions de travail) des entreprises (quand ces CHSCT et leurs comptes-rendus existent), refus de certaines entreprises de fournir des informations, voire disparition des entreprises, etc., autant d’obstacles auxquels le malade peut être confronté dans le travail qui consiste à réunir les documents nécessaires à l’instruction de son dossier.

On n’entrera pas ici dans la description détaillée du fonctionnement des C2RMP (Comités régionaux de reconnaissance des maladies professionnelles). Conçus à l’origine pour pallier les rigidités des tableaux maladies professionnelles, le C2RMP doit établir « l’existence d’un lien, soit direct, soit direct et essentiel, entre le travail habituel de la victime et l’affection qu’elle présente » pour accepter une reconnaissance en maladie professionnelle [4]. Dans les faits, ces comités composés uniquement de médecins n’ont guère favorisé l’augmentation des reconnaissances de cancers professionnels puisque c’est à la victime d’apporter la preuve de la relation directe entre ses expositions et sa pathologie.

Tous ces obstacles à la réparation sont exacerbés pour les travailleurs ayant connu la précarité ou des formes atypiques de travail : pour eux, les expositions sont encore moins facilement identifiées puisque les carrières sont très fragmentées et que les conditions de travail en interim ou dans des entreprises sous-traitantes intervenant sur les sites d’entreprises utilisatrices sont mal documentées. Or ces profils sont fréquents en Seine-Saint-Denis. La capacité à gérer administrativement les démarches nécessaires pour la reconnaissance d’un cancer professionnel peut également être moindre.

Le mérite d’Anne Marchand est d’abord de rendre intelligible les nombreuses considérations médicolégales qu’implique la reconnaissance d’un cancer professionnel. C’est aussi d’avoir nourri une présentation très technique de nombreux exemples illustrant les difficultés qu’entraîne pour le malade et ses proches la demande de reconnaissance de la cause professionnelle d’un cancer. Cela avec beaucoup de sensibilité, de pudeur et de respect.

Mourir au travail aujourd’hui – Enquête sur les cancers professionnels. Anne Marchand. Les éditions de l’Atelier.

Notes :

[1Rapport au Parlement et au gouvernement. Estimation du coût réel, pour la branche maladie de la sous-déclaration des accidents du travail et des maladies professionnelles. 30 juin 2021. Disponible à : https://www.securite-sociale.fr/home/medias/presse/list-presse/rapport-sous-declaration-atmp-21.html

[2T. Musu, L. Vogel (sous la direction de) Cancer et travail : comprendre et agir pour éliminer les cancers professionnels. European Trade Union Institute, Bruxelles, 2018. Disponible à : https://www.etui.org/fr/publications/livres/cancer-et-travail-comprendre-et-agir-pour-eliminer-les-cancers-professionnels

[3M. Héry (2022) La sous-estimation de la mortalité due au travail. Travailler au futur, 25 août 2022. Disponible à : https://travailleraufutur.fr/la-sous-estimation-de-la-mortalite-due-au-travail/

[4Guide pour les comités régionaux de reconnaissance des maladies professionnelles institués par la loi n° 93-121 du 27 janvier 1993. Version consolidée de 2013. Disponible à : http://www.a-smt.org/2013/2013-Guide.C2RMP.v2013.pdf


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