Les usages publics de la mémoire ne sont jamais neutres. Aujourd’hui animateur de l’émission Concordance des temps sur France Culture, Jean-Noël Jeanneney propose dans son dernier ouvrage une série de réflexions relatives au sens de la proche commémoration du centenaire de la Grande Guerre.
Comment animer et faire vivre le souvenir de l’atroce carnage, de ce basculement dans la guerre industrielle et le XXe siècle ? Les derniers témoins ont disparu, l’armée de conscription s’est changée en armée de métier, l’Europe a bouleversé ses frontières. Dès lors, comment commémorer, puisque, selon Jean-Noël Jeanneney, on ne peut célébrer un tel événement ?
Et d’abord, comment expliquer cette folie guerrière ? Si l’auteur rejette d’un trop rapide revers l’explication des origines de la Grande Guerre par l’exacerbation des rivalités capitalistes, qui relève selon lui d’« une historiographie d’extrême gauche », s’il privilégie de façon plus superficielle l’explication diplomatique et stratégique d’un Pierre Renouvin, ce qui donne un rôle étrange au hasard, on peut néanmoins rejoindre Jean-Noël Jeanneney lorsqu’il souligne que « le mélange des incompréhensions, des hargnes irréfléchies, des stéréotypes dépréciatifs constitue le terreau le plus néfaste pour la paix ». La paix n’est jamais tout à fait acquise, elle est toujours à portée de clichés, de concurrences et de jalousies : c’est bien le message que cette commémoration devrait s’attacher à promouvoir. Les récents débats sur l’identité nationale ont bien montré que, si le patriotisme d’il y a cent ans a viré au sépia, le nationalisme n’est jamais tout à fait éteint, et peut même rassembler de plus en plus de voix.
Autre point de désaccord possible à la lecture de cet ouvrage, la question du rôle de l’État. Ancien président de la mission de célébration du bicentenaire de la Révolution, Jean-Noël Jeanneney se pose en spécialiste de la politique mémorielle. Il entend « empêcher de bâtir un centenaire “pacifiste” sous François Hollande, qui remplacerait un centenaire “belliciste” qu’aurait suscité une présidence Sarkozy prolongée ». On voit mal sur cette question ce qui empêcherait de défendre un pacifisme bien compris, fondé sur un rejet des stéréotypes nationaux, des escalades militaires et des massacres légaux.
Jean-Noël Jeanneney est bien plus convaincant lorsqu’il fait sienne la conviction de Jean Jaurès, qui dans l’Armée nouvelle insistait en 1911 sur l’impératif civique de rapprocher les civils des militaires : ne pas laisser la chose militaire dans les mains des « experts », mais aussi dépasser les défenses nationales : « Que l’occasion soit saisie de réfléchir à la défense militaire de l’Union européenne ! » s’exclame Jean-Noël Jeanneney. En effet, commémorer la Grande Guerre peut être l’occasion de montrer qu’elle a en un sens cimenté l’Europe. Alors que « la crise des monnaies, de l’économie, de l’emploi et la récession même qui frappent les vingt-sept membres de l’Union européenne sont en passe de ronger les courages et les déterminations des citoyens », le souvenir commun de la Grande Guerre doit demeurer vivace pour contribuer à réorienter l’Europe libérale dans l’intérêt de toutes ses populations et de la paix.
La Grande Guerre, si loin, si proche, réflexions sur un centenaire, de Jean-Noël Jeanneney. Éditions du Seuil, 2013, 176 pages, 16 euros.
Article paru dans L’Humanité du 1er octobre 2013