Le dimanche 25 mai 1913, au Pré-Saint-Gervais, au lieu-dit la butte du Chapeau-Rouge, à proximité de Paris, la SFIO organisait un rassemblement populaire. L’image du tribun socialiste s’adressant à la foule de 150.000 personnes devait rester dans la mémoire collective.
Depuis 1912, les opposants à la guerre, dont les socialistes sont au premier rang, manifestent régulièrement leur mécontentement en se retrouvant notamment sur la butte du Chapeau-Rouge, devenue le rendez-vous habituel des pacifistes.
Au début de 1913, l’empire allemand augmente ses effectifs militaires. Les responsables de l’armée française désirent en conséquence obtenir le même nombre de soldats. Une loi prolongeant d’un an le service militaire, le faisant passer à trois ans, leur semble la solution afin de rivaliser avec l’armée du Reich. Pour les responsables de l’état-major, la force d’une armée c’est son nombre. Partisans d’une stratégie fondée sur l’offensive, les généraux ont besoin dans cette optique de l’effectif le plus large possible.
Dans cet état d’esprit, le président de la République, Raymond Poincaré, a proclamé, deux jours après son arrivée à l’Élysée : « Il n’est possible à un peuple d’être efficacement pacifique qu’à la condition d’être toujours prêt à faire la guerre. » En réponse, le 1er mars, l’Humanité, en France, et Vowärts, en Allemagne, publient un même texte en allemand et en français : « C’est le même cri contre la guerre, la même condamnation de la paix armée qui retentit à la fois dans les deux pays. »
Début mars, le projet de loi étant soutenu par le gouvernement, le débat peut avoir lieu. Cette loi est pour Jaurès le symbole du militarisme, de la force outrancière de l’armée. C’est l’occasion de mobiliser l’ensemble du mouvement ouvrier contre ce projet en réactivant son antimilitarisme et son pacifisme.
Dès le 16 mars 1913 se déroule à la butte du Chapeau-Rouge un rassemblement contre le projet de loi. « Le drapeau rouge, tout pur de marques et d’insignes, je retrouverai toujours pour lui l’œil que j’ai pu avoir à dix-sept ans, quand, au cours d’une manifestation populaire, aux approches de l’autre guerre, je l’ai vu se déployer par milliers dans le ciel bas du Pré-Saint-Gervais », témoignera André Breton.
Certes, cette manifestation est moins massive et moins populaire que celle dont nous célébrons le centenaire. L’Humanité pourtant la décrit comme un temps fort : « La démonstration d’hier, par sa grandeur, son ordre et son élan, est la digne sœur de cette autre démonstration qui, il y a trois mois, réunissait au même endroit, sur invitation du parti socialiste, tous les citoyens décidés à clamer leur haine de la guerre », écrivait dans son éditorial Louis Dubreuilh.
Le congrès national de la SFIO, le 23 mars, marque également l’opposition farouche à cette loi. Celle-ci lui semble être une provocation contre l’Allemagne. Chaque fédération départementale y est représentée par un nombre de délégués proportionnel au nombre d’adhérents. On y note la présence de Jean Longuet, Pierre Renaudel, Francis de Pressensé, Jacques Sadoul, ou encore Édouard Vaillant. D’autres socialistes sont absents. C’est en particulier le cas de Jean Jaurès et de Jules Guesde. L’actualité politique, entre la discussion de la loi des trois ans et le remaniement ministériel (le gouvernement Briand est renversé le 18 mars), les contraint à rester à Paris.
Le rassemblement du 25 mai est initialement prévu salle Wagram, à Paris, pour commémorer, comme tous les ans, la semaine sanglante qui mit fin à la Commune. Il est interdit. Contournant l’interdiction, la manifestation initiale est transformée en un rassemblement pacifiste. « Si, comme nous l’espérons, le nombre de citoyens qui seront aujourd’hui présents au Pré-Saint-Gervais est plus grand encore que dans les deux démonstrations antérieures, déjà si imposantes, le pouvoir aura l’impression qu’il est en face d’une force populaire et réglée, c’est-à-dire invincible. Et la loi de réaction, loi funeste, antinationale et antirépublicaine, aura reçu un coup profond », annonce le jour même l’Humanité.
Parmi les orateurs se trouvent Marcel Cachin, les anciens communards Édouard Vaillant et Jean Allemane, mais aussi, et c’est assez rare à l’époque pour le souligner, trois femmes : Maria Verone, Louise Saumoneau et Alice Jouenne. Leur présence marque la modernité des socialistes de l’époque et leur volonté de faire de la défense de la paix la question de tous.
Jaurès, hissé sur un camion qui fait office de tribune, la main sur la hampe d’un drapeau rouge, la barbe et le chapeau melon au vent, fait vibrer la multitude venue dénoncer la guerre. Il évoque les acteurs de la Commune, souligne qu’ils n’avaient pas « lutté pour se ménager de vains honneurs, pour les joies du pouvoir, ils avaient combattu pour préparer un avenir de justice. Leur foi, leur ardeur doivent être un exemple, car c’est, cette fois, cette ardeur qui fait notre force et qui fera la force des générations nouvelles. »
Pierre Clavilier est l’auteur de Jean Jaurès, l’éveilleur des consciences, éditions du Jasmin, 2013, 206 pages, 16 euros.
A lire également sur le site : extraits d’un discours de Jaurès à la Chambre des députés sur la paix et la défense nationale.