Une lointaine silhouette en chemise blanche, sac plastique à la main, face à une colonne de chars. Le premier tank, indécis, tente de contourner l’homme, campé devant lui, immobile, opposant sa seule volonté à l’armée, qui tient le haut du pavé de l’avenue Chang’an.
Une marée humaine en liesse, rougie par une multitude de banderoles écarlates claquant dans le vent, qui balaie la première grande manifestation étudiante du Printemps de Pékin, le 27 avril 1989. Au petit matin, c’était un timide cortège qui était parti de l’université de Pékin (Beida), s’épaississant au fil des barrages policiers franchis, pour arriver place Tien an Men, en une vague déferlante, conquérante et adulée par une foule de Pékinois, massés sur les trottoirs.
Des tentes montées à la diable sur cette même esplanade géante, où l’on s’enivre de mots, avec des gamins aux fronts enserrés d’un bandeau blanc qui reçoivent, tel l’empereur de cet empire céleste, l’hommage de leurs aînés venus de toutes les entreprises de la capitale.
Puis ce sont des cris déchirant la nuit, celle du 3 au 4 juin, quand, un peu après minuit, les nouvelles de l’ampleur de la répression écrasent la confiance des occupants de la place. L’armée a tiré sur le peuple, et la Chine a changé de visage. Les militaires bloqués depuis quinze jours aux portes de la capitale par les Pékinois ont pris d’assaut les grandes artères, mitraillant sur leur passage ceux qui s’opposent à leur avancée.
4 juin 1989. Un jour poisseux se lève sur Pékin, resté sans sommeil, cité violée au cours d’une longue nuit apocalyptique, rythmée par les salves des armes. Les mots se sont envolés. Seuls restent, avec le silence pesant qui enveloppe la ville, des regards lourds d’incompréhension et de haine. Le ciel est noir comme les grands draps de deuil qui flottent sur les grilles de l’école normale supérieure.
Quelles images, livrées dans le désordre, sont à retenir de ces cinquante jours de Pékin qui ébranlèrent la Chine ? Les unes ont fait le tour de la planète. Il en reste d’autres plus intimes fixées dans la mémoire : des rencontres chuchotées dans les inhospitaliers dortoirs de Beida ou dans la touffeur sous les tentes de Tian an Men, des visages happés dans un cortège le temps de quelques questions, et pour lesquels même un nom capté à la hâte ne brise pas l’anonymat.
Des leaders se sont imposés : c’est Wu’er Kaxi, qui s’agenouille sur les marches du siège de l’Assemblée populaire, suppliant le pouvoir d’accepter la pétition des étudiants. Dialoguer, c’était ce que réclamaient essentiellement les manifestants. C’est aussi Wang Dan, bégayant ses premiers discours publics dans un mégaphone sur la place du Triangle à Beida, devenue un véritable forum au centre du campus.
Il y eut des images et aussi des bruits, des sons : L’Internationale reprise à pleins poumons, rythmant les défilés gigantesques, ou plus funestement, à l’aube du 4 juin, la marche de l’exode des étudiants quittant la place en une longue chaîne humaine ; le hurlement des sirènes, lors de la " révolution des ambulances ", lorsque la population de Pékin se mobilisa, solidaire des étudiants en grève de la faim ; le roulement des chenilles de chars qui labourent les rues laissant des sillons si profonds que des mois durant, voire des années, les cicatrices du macadam feront vibrer les voitures dans une douloureuse complicité du souvenir.
Aux crépitements des armes, aux cris de douleur des blessés, à ceux de colère de la foule qui incendièrent quelques tanks succède la chape de silence des jours sombres de la répression qui suivirent l’intervention militaire. Dix jours plus tard, le 14 juin, la publication d’un avis de recherche assommait Chinois et observateurs étrangers. La liste des personnes recherchées comportait vingt et un noms, ceux des étudiants tenus responsables des troubles " pour leur participation au Syndicat autonome étudiant ". On y retrouvait Wang Dan en tête, Wu’er Kaxi, Chai Ling, etc. La moyenne d’âge des intéressés n’atteignait pas vingt-quatre ans. Était-ce vraiment eux qui avaient tant effrayé le régime ?
" Le mouvement n’a jamais été dangereux pour le pouvoir ", a toujours assuré M. Wu, cadre d’un organe de presse officielle. " Si on en est arrivé à ce point, c’est bien à cause des évidentes dissensions au sein du pouvoir, engendrées par les réformes économiques et l’ouverture vers l’étranger. Avant les manifestations, tout baignait dans l’opacité. Le mouvement de contestation a fait apparaître les controverses au grand jour et le pouvoir en était affaibli. Ce qui est jugé comme intolérable en Chine parce que assimilé à une perte du mandat du Ciel, selon la tradition impériale. " C’est ainsi qu’au matin du 19 mai 1989, les larmes aux yeux, Zhao Ziyang s’est rendu auprès des grévistes de la faim place Tian an Men, et a présenté ses excuses aux étudiants pour être " venu trop tard ". Il venait d’être limogé de sa fonction de secrétaire général du PCC. Le soir même, son rival, le premier ministre, Li Peng, décrétait la loi martiale, prélude à la répression.
" On espérait une réforme politique ; nous avions des revendications concrètes et voulions dialoguer avec le gouvernement ", affirme aujourd’hui encore Cai Chongguo, ancien chercheur en philosophie de l’université de Wuhan, réfugié en France depuis 1989.
Dix ans après, les ondes sismiques de ce " tremblement de terre " sont-elles encore sensibles ? Pour Wu, " ce mouvement est une page qu’on ne peut déchirer. Tout le monde a été marqué ; la leçon doit être tirée pour les gouvernants et pour les gouvernés. Le mouvement de 1989 fait partie du réveil historique de la Chine ", ajoute-t-il. " Tian an Men était aussi une démonstration de rêve des jeunes, qui demandaient la démocratie et se battaient contre la corruption. " " Il y avait dans ce mouvement l’honnêteté, quelque chose qui est devenu rare en Chine ", nous confie cette enseignante d’université, membre du PCC et prise de doutes. " Pourquoi étions-nous devenus un parti qui se dressait contre le peuple et les étudiants ? Ce n’était plus le même parti, celui auquel j’avais autrefois adhéré. "
La contestation de la rue s’emparait des grands problèmes auxquels étaient confrontés le pouvoir et l’ensemble de la société. La libéralisation de l’économie, la corruption à grande échelle, la remise en cause d’un système social garantissant l’emploi à vie, les inégalités croissantes des revenus, exacerbaient les frustrations d’autant plus fortement que les libertés d’expression à tous les niveaux restaient bafouées. La très controversée Chai Ling, elle-même, avant de devenir la " Pasionaria de la démocratie " de Tien an Men, contestait publiquement le bien-fondé des réformes telles qu’elles étaient menées, " génératrice, déclarait-elle alors, d’une prospérité économique superficielle et inégalitaire ". Mais beaucoup de gens en dehors de la Chine ont voulu voir dans la contestation de 1989 une extension des appels à la démocratie qui traversaient alors l’Europe de l’Est. " Les étudiants ont érigé une " déesse de la démocratie ", copie de la statue de la liberté à New York ; ils ont utilisé les symboles occidentaux non pour renverser le système et mettre en place une démocratie multipartite, ils voulaient seulement le réformer en dénonçant la corruption et le népotisme ", explique l’historien Jeffrey Wasserstrom, de l’université d’Indiana, auteur d’un ouvrage sur la contestation étudiante en Chine au XXe siècle. Pour ce chercheur, " les causes qui ont produit le mouvement étaient intérieures et sont à puiser dans la décennie qui venait de s’écouler ".
" Que voulions-nous ? a résumé quelques années plus tard Wu’er Kaxi : des chaussures Nike, du temps libre pour sortir avec nos copines, discuter librement entre amis, et le respect. " Le " tube " du rocker Cui Jian (" Tu ne veux pas venir avec moi, parce que je ne possède rien… Nous n’avons plus de but, plus d’idéal, nous n’avons rien. ") a bercé durant cinquante jours les étudiants grévistes de la place Tien an Men.
Article paru dans l’Humanité du 31 mai 2009