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A propos du "Staline" de Losurdo : le débat entre Jean-Jacques Marie et Domenico Losurdo
"Socialisme du Goulag !" écrit Jean-Jacques Marie. "Pensée primitive" répond Losurdo.

Nous publions une critique de Jean-Jacques Marie (collaborateur à La Quinzaine
littéraire et animateur du Centre d’études et de recherche sur les mouvements
trotskiste et révolutionnaires internationaux) du livre "Staline, histoire et
critique d’une légende noire", et la réponse de Domenico Losurdo, auteur du
livre. Une version courte du texte de Jean-Jaques Marie a été publiée dans le n°
1034 de La Quinzaine littéraire, paru le 15 mars 2011. Domenico Losurdo a donc
adressé au journal des extraits de sa réponse à cet article, au ton très
polémique. A ce jour, le journal ne l’a pas portée à la connaissance de ses
lecteurs. Nous donnons quant à nous accès à l’intégralité des échanges entre
Jean-Jacques Marie et Domenico Losurdo.

Le texte de Jean-Jacques Marie : "LE SOCIALISME DU GOULAG !"

A cœur vaillant rien d’impossible, si l’on en croit les scouts. Domenico Losurdo dément cette mâle devise. Cœur vaillant il l’est sans aucun doute pour tenter de réhabiliter Staline. Mais l’inanité d’une telle entreprise, dont l’ambition est sans doute démesurée, saute vite aux yeux.

Vade retro, Khrouchtchev !

Il vitupère le rapport prononcé par Khrouchtchev contre certains crimes de Staline lors d’une ultime séance à huis clos du XXème congrès du PCUS en février 1956. Il en déforme d’abord la portée. A l’en croire, ce rapport serait un « réquisitoire qui se propose de liquider Staline sous tous ses aspects ». Or Khrouchtchev affirme d’emblée : “ Le but du présent rapport n’est pas de procéder à une critique approfondie de la vie de Staline et de ses activités. Sur les mérites de Staline suffisamment de livres, d’opuscules et d’études ont été écrits durant sa vie. Le rôle de Staline dans la préparation et l’exécution de la guerre civile, ainsi que dans la lutte pour l’édification du socialisme dans notre pays est universellement connu. Chacun connaît cela parfaitement.” Et pour qui n’aurait pas compris il ajoute : ”Le Parti a mené un dur combat contre les trotskistes, les droitiers et les nationalistes bourgeois (…) Là Staline a joué un rôle positif”. Khrouchtchev n’a donc rien à dire sur les procès de Moscou, dont Domenico Losurdo reprend nombre d’inventions présentées par lui comme autant de vérités. Merci donc à Staline pour la liquidation des opposants de toute nuance ! Khrouchtchev précise en effet “ Staline avait toujours tenu compte de l’opinion de la collectivité avant le XVIème congrès ” qui se tint en janvier 1934. Jusque là Staline a donc été un excellent dirigeant communiste. Staline ne devient mauvais que lorsqu’il commence à liquider ses propres partisans à partir de 1934. Losurdo gomme cette précision pour mettre sur le même plan Khrouchtchev et Trotsky.

Direction collective contre “culte de la personnalité”

Je dis Khrouchtchev mais Domenico Losurdo semble ignorer (ou dissimule) que Khrouchtchev n’est en réalité pas l’auteur du dit rapport. Ce dernier a été rédigé par Piotr Pospelov, sur la base des travaux d’une commission du Praesidium du comité central dirigée par lui. Ce Pospelov avait été le principal rédacteur de la biographie officielle de Staline publiée au lendemain de la guerre et longtemps rédacteur en chef de la Pravda. Un bon et authentique stalinien donc. Khrouchtchev s’est contenté d’ajouter au texte de Pospelov quelques saillies de son cru comme le détail (inventé et grotesque) selon lequel Staline aurait dirigé les opérations militaires de la seconde guerre mondiale sur un globe terrestre. Deux ou trois plaisanteries du même acabit ne modifient qu’à la marge la nature et la portée d’un rapport produit collectif d’une commission formée de partisans de Staline.

Ces staliniens ont un seul souci traduit par le reproche de “culte de la personnalité” adressé à Staline. Son sens très simple échappe complètement –malgré l’aide de Hegel- à Losurdo. Il signifie que le pouvoir est maintenant entre les mains, non du Guide suprême et Père des peuples, mais du Comité central que Staline n’avait convoqué que quatre fois de 1941 à sa mort en 1953. C’est ce que Khrouchtchev avait promis au Comité central lors de sa réunion de juin 1953 pour juger Beria. Et c’est ce que les membres du comité central réduits au silence les treize dernières années de la domination de Staline veulent entendre " Maintenant nous aurons une direction collective (…) Il faut convoquer régulièrement les plenums du comité central." Le rapport lu par Khrouchtchev au nom du Praesidium du comité central est l’expression de cette volonté collective.

La déportation des peuples …”une carence de bon sens” !

Les arguments de Losurdo se résument en général à un schéma simple : tous les Etats, tous les gouvernements font la même chose ! Alors que reprocher à Staline ? Il cite ainsi le passage où le rapport Khrouchtchev dénonce les déportations de certains peuples en 1943-44 : « Non seulement un marxiste-léniniste,mais tout homme de bon sens ne peut comprendre comment il est possible de tenir des nations entières responsables d’activité inamicale, y compris les femmes, les enfants, les vieillards, les communistes et les komsomols (la jeunesse communiste) au point de recourir contre elles à la répression massive et de les condamner à la misère et à la souffrance en raison d’actes hostiles perpétrés par des individus ou des groupes d’individus ».

Khrouchtchev énumérait seulement cinq peuples déportés sur la douzaine qui subirent ce sort et que Losurdo -qui ne lui reproche nullement ce choix sélectif- se garde bien d’énumérer. Losurdo évoque en quelques mots « l’horreur de la punition collective », mais, une fois faite cette concession humanitaire à une tragédie qui vit périr en moyenne un quart des déportés -au premier chef vieillards et enfants - au cours de leur interminable transfert , il ajoute cyniquement « Cette pratique caractérise la Seconde guerre de trente ans [1] à commencer par la Russie tsariste qui, bien qu’alliée à l’Occident libéral, connaît au cours du premier conflit mondial “une vague de déportation” de “dimensions inconnues en Europe ( surtout d’origine juive ou germanique) ». Il évoque ensuite l’expulsion des Hans du Tibet par l’ultra-réactionnaire Dalai Lama qui flirta un moment avec les nazis, puis l’internement dans des camps de tous les citoyens américains d’origine japonaise par le président américain démocrate Roosevelt en 1942. Donc conclut benoîtement notre philosophe italien : « si elle n’était pas distribuée de façon égale la carence de “bon sens” était bien répandue chez les leaders politiques du XXème siècle ». Et passez muscade !

Donc dans la patrie triomphante du socialisme (car pour Losurdo le socialisme s’est épanoui en URSS) et qui a réalisé l’unité des peuples il est normal que l’on utilise les mêmes procédés que les chefs des pays capitalistes ou un obscurantiste féodal et même que le Tsar Nicolas II. Ce dernier, en 1915, en réponse à l’avance allemande, fit effectivement, déplacer vers l’Est un demi million de juifs, soupçonnés officieusement d’espionnage au profit des Allemands. Mais la référence justificatrice est malencontreuse, car si barbare que fut ce transfert, il fit beaucoup moins de morts que celui des coréens soviétiques en 1937 (en l’absence de toute guerre) qualifiés collectivement d’espions potentiels au compte du Japon… dont ils avaient fui la terreur que le Japon déchaînait dans leur pays, ou que celui des Tatares de Crimée, des Kalmouks, des Tchétchènes et des Ingouches en 1944. Ajoutons que la déportation de ces deux derniers peuples est l’une des causes de la tragédie que vit leur région depuis près de vingt ans. L’héritage de Staline fait couler le sang encore aujourd’hui.

Losurdo utilise la même argumentation lorsqu’il évoque le Goulag en faisant défiler toutes les horreurs concentrationnaires des pays coloniaux…

Un héritier des procès de Moscou.

Losurdo reprend à son compte les falsifications des procès de Moscou, mais sans se référer directement à ces derniers tant la source est polluée. Il affirme ainsi, par exemple : en 1918 « Lénine, accusé ou soupçonné de trahison semble être la cible d’un projet, si vague fût-il, de coup d’Etat envisagé par Boukharine ». Ce projet fabriqué par le procureur Vychinski lors du troisième procès de Moscou de mars 1938 est ici présenté d’abord comme hypothétique, avant de devenir une certitude par un coup de baguette magique : « Pour déjouer la paix de Brest-Litovsk, qu’il avait vécue comme une capitulation devant l’impérialisme allemand et une trahison de l’internationalisme prolétarien, Boukharine cultive un instant l’idée d’une sorte de coup d’Etat, visant au moins pour quelque temps à écarter du pouvoir celui qui jusque là était le leader indiscutable des bolcheviques » (référence : supra 2.2… c’est-à-dire la phrase précédente, l’invention se servant à elle-même de preuve !). Pensant sans doute qu’une fable plusieurs fois répétée accède par là même au statut de vérité, il écrit plus loin : « Nous avons vu Boukharine à l’occasion du traité de Brest-Litovsk caresser un instant le projet d’une sorte de coup d’Etat contre Lénine, à qui il reproche de vouloir transformer le “parti en un tas de fumier” ». En réalité nous n’avons rien vu du tout, sinon les pirouettes de Losurdo.

Pourquoi Losurdo qui multiplie les références à n’importe qui y compris à Sir Montefiore, promu du statut de romancier à celui d’historien ou au romancier Feuchtwanger que Staline fit venir exalter le deuxième procès de Moscou en échange de la publication de ses oeuvres en URSS et du paiement d’honoraires juteux, n’en donne aucune à cette invention de Vychinski ? C’est que la vérité est fort simple : pendant le discours de Lénine au Comité exécutif des soviets du 23 février 1918 sur le traité de Brest-Litovsk, le Socialiste-Révolutionnaire (S-R) de gauche Kamkov - dont le parti était encore alors au gouvernement – s’approche des “communistes de gauche” Piatakov et Boukharine hostiles à la signature, et leur demande ce qui se passera s’ils ont la majorité dans le parti contre la paix de Brest-Litovsk. A son avis, leur dit-il, "dans ce cas-là Lénine s’en ira et vous et nous nous devrons installer un nouveau Conseil des commissaires du peuple" que Piatakov pourrait présider. Les deux hommes n’y voient qu’une plaisanterie. Quelques jours plus tard, le S-R de gauche Prochian suggère à Radek qu’au lieu d’écrire des résolutions interminables les communistes de gauche feraient mieux d’arrêter Lénine vingt-quatre heures, de déclarer la guerre aux Allemands puis de réélire à l’unanimité Lénine président du gouvernement, car, dit-il, contraint de réagir à l’offensive allemande, "tout en nous insultant nous et vous, Lénine mènera néanmoins une guerre défensive mieux que n’importe qui". Six mois plus tard Prochian meurt. Radek répète alors sa phrase à Lénine, qui éclate de rire.

Au début de décembre 1923, en pleine campagne de l’Opposition de gauche pour la démocratisation du parti , Boukharine, alors allié de Staline contre elle, transforme pour les stigmatiser ces anecdotes en propositions sérieuses que les "communistes de gauche" de l’époque auraient, affirme-t-il malgré les dénégations de tous les intéressés, discutées. L’Opposition, conclut-il, fait donc le jeu des ennemis du parti. Zinoviev s’indigne : les communistes de gauche ont alors dissimulé ces propositions ignobles au Comité central qui ne l’apprend que six ans plus tard ! Staline va plus loin : certains opposants de 1923 étaient déjà, selon lui, des membres potentiels du prétendu gouvernement anti-léniniste de 1918. Boukharine paiera de sa vie ce trafic politicien de la mémoire. Au troisième procès de Moscou, en mars 1938, le procureur Vychinski, utilisant ses déclarations démagogiques de 1923, l’accusera d’avoir négocié avec les S-R de gauche le renversement et l’arrestation de Lénine. Boukharine sera condamné à mort.

Ignorantus,ignoranta ,ignorantum…

Domenico Losurdo ne connaît pas l’histoire sur laquelle il brosse des commentaires ornés parfois de références à Hegel qui n’y peut mais. Il qualifie ainsi de « dirigeant menchevique » le chef du gouvernement provisoire de 1917 Alexandre Kerenski. Or Kerenski, proche des socialistes-révolutionnaires, ne fut jamais menchevique de sa vie… Evoquant l’assassinat de Serge Kirov le 1er décembre 1934 à Leningrad, il écrit « Au départ les enquêtes des autorités se tournent vers les Gardes blanches » (p. 102) .Les autorités ont eu une étrange façon de se tourner vers eux. Dès le lendemain du meurtre Staline fait fusiller une centaine de gardes blancs… déjà en prison et que nul n’interroge avant puisqu’ils ne pouvaient de leur cellule organiser le moindre attentat.

Voulant confirmer la perfidie de Trotsky, il affirme plus loin « Lénine voit déjà peser sur la Russie soviétique un péril bonapartiste et exprime ses préoccupations même au sujet de Trotski » (p 127). L’absence de référence, là encore, cache un trucage : en 1924, l’année de la mort de Lénine, Gorki, alors en Italie, publie Lénine et le paysan russe où il ne cite que des phrases élogieuses de Lénine sur Trotsky. Six ans plus tard, en URSS, Gorki réédite son livre et y ajoute une phrase prêtée à Lénine ainsi revenu d’outre-tombe six ans après sa mort pour exprimer une crainte bien tardive sur les ambitions bonapartistes imaginaires de Trotsky. Plus stupéfiant encore, il évoque à maintes reprises une prétendue « conspiration dirigée par Trotsky » et confirme cette fable reprise (sans qu’il le dise) des procès de Moscou … en citant Curzio Malaparte. Or aucun historien n’a jamais considéré Malaparte comme une source autre que littéraire. Qui ira citer Kaput dans une Histoire de la seconde guerre mondiale ? Ecrivain de talent, il ne considérait l’histoire que comme une servante de la littérature et fabulait à qui mieux mieux.

Ah le bon Goulag !

Il faut bien s’arrêter un moment dans le trop facile démontage des fantaisies de Losurdo. Mais l’on ne saurait passer sous silence ses divagations sur le Goulag. Certes il souligne à bon droit que le Goulag stalinien n’est pas globalement le camp d’extermination que furent les camps nazis destinés aux Juifs. Cela dit, on ne peut lire sans surprise l’affirmation que « aux tentatives de réaliser dans la “totalité” du pays la “démocratie soviétique”,”le démocratisme socialiste” et même “un socialisme sans la dictature du prolétariat” [comme si le prolétariat opprimé exerçait alors la moindre dictature !] correspondent les tentatives de rétablir dans le Goulag la “légalité socialiste” ou la “légalité révolutionnaire” ». Enfin Losurdo, trouvant dans le Goulag “une préoccupation pédagogique”, s’extasie : « le détenu du Goulag est “un camarade” potentiel obligé de participer dans des conditions particulièrement dures à l’effort productif de tout le pays ». Particulièrement dures, certes mais le mot “camarade” même très potentiel n’a pas de prix. Et, Losurdo nous le jure, « jusqu’en 1937 les gardes appelaient le prisonnier “camarade”. Et d’ailleurs la réclusion dans le camp de concentration n’exclut pas la possibilité de promotion sociale ». Quel ascenseur social ce socialisme du goulag !

Texte reçu par M-A Patrizio via M. Barbe, le 21 février 2011

La réponse de Domenico Losurdo : La pensée primitive et Staline comme bouc émissaire

On n’appréciera jamais assez la sagesse du mot attribué à Georges Clemenceau : la guerre est une chose trop sérieuse pour la confier à des généraux ! Même dans son chauvinisme et anticommunisme aigu, le premier ministre français gardait une conscience assez lucide du fait que les spécialistes (dans ce cas les spécialistes de la guerre) sont souvent capables de voir les arbres mais pas la forêt, et se laissent déborder par les détails en perdant de vue le tout ; en ce sens, ils connaissent tout sauf l’essentiel. On est immédiatement porté à penser à ce qu’a dit Clemenceau quand on lit le démolissage que Jean-Jacques Marie voudrait réserver à mon livre sur Staline. A ce qu’il semble, l’auteur est l’un des plus grands experts de « trotskismo-logie », et il tient à le démontrer en toute circonstance.

1. Staline liquidé par le Rapport Khrouchtchev, le Rapport Khrouchtchev liquidé par les historiens

Marie commence tout de suite par contester mon affirmation selon laquelle Khrouchtchev « se propose de liquider Staline sous tous ses aspects ». C’est pourtant le grand intellectuel trotskiste Isaac Deutscher qui souligne que le Rapport secret dépeint Staline comme un « énorme monstre humain, sombre, capricieux, dégénéré ». Et, cependant, ce portrait n’est encore pas assez monstrueux aux yeux de Marie ! Mon livre poursuit ainsi : dans le réquisitoire prononcé par Khrouchtchev « celui qui était responsable de crimes horribles était un individu méprisable sur le plan moral comme sur le plan intellectuel. Le dictateur était non seulement impitoyable mais aussi risible ». Pensons seulement à un détail sur lequel s’arrête Khrouchtchev : « Il y a lieu de noter que Staline dressait ses plans en utilisant un globe terrestre. Oui, camarades, c’est à l’aide d’un globe terrestre qu’il établissait la ligne du front » (p. 27-29 de l’édition française). Il est clair que le portrait ici tracé de Staline est caricatural : comment l’URSS a-t-elle fait pour vaincre Hitler en étant dirigée par un leader à la fois criminel et imbécile ? Et comment ce leader à la fois criminel et imbécile a-t-il réussi à diriger depuis un « globe terrestre » une bataille épique comme celle de Stalingrad, combattue quartier par quartier, rue par rue, étage par étage, porte par porte ? Au lieu de répondre à ces objections, Marie se préoccupe de démontrer qu’en tant que plus grand expert de « trotskismo-logie », il connaît de mémoire le Rapport Khrouchtchev et se met à le citer en long et en large, sur des aspects qui n’ont rien à voir avec le problème en question !

Je démontre que cette liquidation totale de Staline (sur le pan intellectuel en plus de moral) ne résiste pas à l’enquête historique, en réclamant l’attention sur deux points : d’éminents historiens (dont aucun ne peut être suspecté d’être pro-stalinien) parlent de Staline comme le « plus grand leader militaire du vingtième siècle ». Et vont plus loin encore : ils lui attribuent un « talent politique exceptionnel » et le considèrent comme un homme politique « extrêmement doué » qui sauve la nation russe de la décimation et de la mise en esclavage auxquelles la destine le Troisième Reich ; et ceci grâce non seulement à son accorte stratégie militaire mais aussi à des discours de guerre « magistraux », parfois véritables « morceaux de bravoure » qui arrivent dans des moments tragiques à stimuler la résistance nationale. Ce n’est pas tout : des historiens fervents anti-staliniens reconnaissent la « perspicacité » avec laquelle il traite de la question nationale dans son écrit de 1913 et l’ « effet positif » de sa « contribution » sur la linguistique (p. 409).

En second lieu je fais noter que Deutscher dès 1966 exprimait de forts doutes sur la crédibilité du Rapport secret : « Je n’arrive pas à accepter sans réserves les présumées " révélations" de Khrouchtchev, en particulier son affirmation que pendant la Seconde Guerre mondiale [et dans la victoire sur le Troisième Reich] Staline n’eut qu’un rôle pratiquement insignifiant » (p. 407). Aujourd’hui à la lumière du nouveau matériel à notre disposition, les chercheurs qui accusent Khrouchtchev d’avoir eu recours au mensonge sont loin d’être rares. Donc : si Khrouchtchev procède à la liquidation totale de Staline, l’historiographie plus récente liquide la crédibilité du dit Rapport secret.

Comment Marie répond-il à tout cela ? Il synthétise non seulement mon point de vue mais celui des auteurs que je cite (y compris le trotskiste Isaac Deutscher) avec la formule : « Vade retro Khrouchtchev ! ». C’est-à-dire que le grand expert de « trotskismo-logie » croit exorciser les difficultés insurmontables dans lesquelles il se débat en prononçant deux mots de latin (ecclésiastique) !

Voyons un second exemple. Au début du deuxième chapitre (« Les Bolcheviques du conflit idéologique à la guerre civile »), j’analyse le conflit qui se développe à l’occasion de la paix de Brest-Litovsk. Boukharine dénonce la « dégénérescence paysanne de notre parti et du pouvoir soviétique » ; d’autres bolcheviques démissionnent du parti ; d’autres encore déclarent désormais dépourvu de valeur le pouvoir soviétique lui-même. Sur le versant opposé Lénine exprime son indignation pour ces propos « étranges » et « monstrueux ». Dès les premiers mois de son existence, la Russie soviétique voit se développer un conflit idéologique qui est d’une extrême âpreté et sur le point de se transformer en guerre civile. Et se transformera d’autant plus facilement en guerre civile -dis-je dans mon livre- quand, avec la mort de Lénine, « vient à manquer une autorité indiscutée ». Et même -j’ajoute- selon un illustre historien bourgeois (Conquest), à cette occasion déjà Boukharine avait caressé l’idée d’un coup d’Etat (p. 71). Comment Marie répond-il à tout cela ? A nouveau, il exhibe toute son érudition de grand et peut-être le plus grand expert de « trotskismo-logie », mais ne fait aucun effort pour répondre aux questions qui s’imposent : si le conflit mortel qui lacère ensuite le groupe dirigeant bolchevique n’est la faute que de Staline (la pensée primitive ne peut se passer du bouc émissaire), comment expliquer le dur échange d’accusations qui voit Lénine condamner comme « monstrueuses » les phrases prononcées par ceux qui fustigent la « dégénérescence » du parti communiste et du pouvoir soviétique ? Et comment expliquer le fait que Robert Conquest, qui a dédié toute son existence à démontrer l’infamie de Staline et des procès de Moscou, parle d’un projet de coup d’Etat contre Lénine cultivé et caressé par Boukharine ?

Ne sachant que répondre, Marie m’accuse de manipulation et écrit même que, dans ma référence à l’idée de coup d’Etat de Boukharine, je ne renvoie qu’à moi-même. Je n’ai pas de temps à perdre avec les insultes. Je me limiterai à faire remarquer que p. 71, à la note 137, je renvoie à un historien (Conquest) qui n’est inférieur à Marie ni par l’érudition ni par le zèle anti-stalinien.

2. Comment les trotskistes à la Marie insultent-ils Trotski ?

Avec la mort de Lénine et la consolidation du pouvoir de Staline, le conflit idéologique se transforme de plus en plus en guerre civile : la dialectique de Saturne, qui se manifeste d’une façon ou d’une autre dans toutes les grandes révolutions, n’épargne malheureusement pas non plus les bolcheviques. Je développe cette thèse dans la seconde partie du second chapitre, en citant une série de personnalités assez différentes entre elles (qui révèlent l’existence d’un appareil clandestin et militaire mis sur pied par l’opposition), et en citant surtout Trotski. Oui, c’est Trotski en personne qui déclare que la lutte contre « l’oligarchie bureaucratique » stalinienne « ne comporte pas de solution pacifique ». Et c’est lui encore qui proclame que « le pays se dirige manifestement vers une révolution », vers une guerre civile et que « dans les conditions d’une guerre civile, l’assassinat de certains oppresseurs cesse d’être du terrorisme individuel », mais est partie intégrante de la « lutte à mort » entre les factions opposées (p. 104). Comme on le voit, dans ce cas au moins c’est Trotski lui-même qui met en crise la mythologie du bouc émissaire.

On comprend l’embarras tout particulier de Marie. Et alors ? Nous connaissons déjà l’étalage d’érudition comme écran de fumée. Allons à la substance. Parmi les nombreuses et plus diverses personnalités que je cite Marie en choisit deux : il considère l’une (Malaparte) comme incompétente, l’autre (Feuchtwanger), il la stigmatise comme agent soudoyé au service du criminel et imbécile qui siège au Kremlin. Et ainsi les jeux sont faits : la guerre civile a disparu et de nouveau le primitivisme du bouc émissaire peut célébrer son triomphe. Mais, refuser de prendre en considération les arguments adoptés par un grand intellectuel tel que Feuchtwanger, pour se borner à le qualifier d’agent soudoyé au service de l’ennemi : n’est-ce pas le mode de procéder généralement considéré comme « stalinien » ? Et surtout : que devons-nous penser du témoignage de Trotski, qui parle de « guerre civile » et de « lutte à mort » ? N’est-ce pas un paradoxe que le grand spécialiste et éminent desservant de la « trotskismo-logie » ne contraigne au silence la divinité qu’il vénère ? Oui, mais ce n’est pas le seul paradoxe ni même le plus criant. Voyons : Trotski non seulement compare Staline à Nicolas II (p. 104), mais va plus loin : au Kremlin siège « un provocateur au service d’Hitler » voire « le majordome de Hitler » (p. 126 et 401). Et Trotski, qui se vantait d’avoir de nombreux disciples en Union Soviétique et qui même, selon Broué (biographe et hagiographe de Trotski), était arrivé à infiltrer ses « fidèles » à l’intérieur de la GPU, Trotski n’aurait rien fait pour renverser le pouvoir contre-révolutionnaire du nouveau tsar, ou domestique du Troisième Reich ? Marie finit par peindre Trotski comme un simple phraseur qui se limite à des tirades de comptoir ou même comme un révolutionnaire dépourvu de cohérence voire peureux et vil. Le paradoxe le plus criant est que je sois de fait contraint de défendre Trotski contre certains de ses apologètes !

Je dis « certains de ses apologètes » car tous ne sont pas aussi démunis que Marie. A propos de l’ « impitoyable guerre civile » qui se développe entre les bolcheviques, j’observe dans mon livre : « Nous sommes en présence d’une catégorie qui constitue le fil conducteur de la recherche d’un historien russe (Rogowin) d’obédience trotskiste sûre et avérée, auteur d’une œuvre monumentale en plusieurs volumes, dédiée justement à la reconstruction minutieuse de cette guerre civile. On y parle, à propos de la Russie soviétique, de "guerre civile" déchaînée par Staline contre ceux qui s’organisent pour le renverser. Même hors de Russie, cette guerre civile se manifeste et par moments se diffuse dans le cadre du front qui combat contre Franco ; et, de fait, faisant référence à l’Espagne de 1936-39, on parle non pas d’une mais de "deux guerres civiles". Avec une grande honnêteté intellectuelle et mettant à profit un matériel documentaire nouveau et riche, disponible grâce à l’ouverture des archives russes, l’auteur cité ici arrive à la conclusion : "Les procès de Moscou ne furent pas un crime immotivé et de sang froid mais bien la réaction de Staline au cours d’une lutte politique aigue" ».

Dans une polémique avec Alexandre Soljenitsine, qui dépeint les victimes des purges comme un ensemble de " lapins", l’historien trotskiste russe rapporte un tract qui appelait, dans les années trente, à balayer hors du Kremlin " le dictateur fasciste et sa clique". Et commente ensuite : "Même du point de vue de la législation russe en vigueur aujourd’hui, ce tract doit être jugé comme un appel au renversement violent du pouvoir (plus exactement de la couche supérieure dominante) ". En conclusion, bien loin d’être l’expression d’ "un accès de violence irrationnelle et insensée", la terreur sanguinaire déclenchée par Staline est en réalité l’unique façon par laquelle celui-ci arrive à plier "la résistance des vraies forces communistes" (p. 117-8).

Ainsi s’exprime l’historien trotskiste russe. Sauf que Marie, pour ne pas renoncer à son primitivisme et à la recherche du bouc émissaire (Staline) sur lequel faire converger tous les péchés de la Terreur et de l’Union Soviétique dan son ensemble, préfère suivre le sillon tracé par Soljenitsine et représenter Trotski comme un « lapin ».

3. Trahison ou contradiction objective ? La leçon de Hegel

Dans le cadre que j’ai tracé, les mérites de Staline restent acquis : il a compris une série de points essentiels : la nouvelle phase historique qui s’ouvrait avec l’échec de la révolution en Occident ; le danger de colonisation esclavagiste qui menaçait la Russie soviétique ; l’urgence de la récupération du retard par rapport à l’Occident ; la nécessité de l’acquisition de la science et de la technologie les plus avancées, et la conscience que la lutte pour y parvenir peut être dans certaines circonstances un aspect essentiel voire décisif de la lutte de classe ; la nécessité de relier patriotisme et internationalisme et la compréhension du fait qu’une lutte de résistance et de libération nationale victorieuse (comme l’a été la Grande guerre patriotique) constitue en même temps une contribution de premier plan à la cause internationaliste de la lutte contre l’impérialisme et le capitalisme. Stalingrad a fondé les prémisses de la crise du système colonial à l’échelle planétaire. Le monde d’aujourd’hui est caractérisé par les difficultés croissantes du système néo-colonialiste, par l’émergence de pays comme la Chine et l’Inde et plus généralement des civilisations à l’époque assujetties ou anéanties par l’Occident, par la crise de la doctrine Monroe et par l’effort de certains pays sud-américains de relier lutte contre l’impérialisme et construction d’une société post-capitaliste. Eh bien, ce monde est impensable sans Stalingrad.

Et cependant, ayant dit ceci, il est possible de comprendre la tragédie de Trotski. Après avoir reconnu le grand rôle qu’il a joué au cours de la révolution d’octobre, mon livre décrit ainsi le conflit qui va se profiler avec la mort de Lénine :
« Dans la mesure où un pouvoir charismatique était encore possible, celui-ci tendait à prendre corps dans la figure de Trotski, le génial organisateur de l’Armée rouge et le brillant orateur et prosateur qui prétendait incarner les espoirs de triomphe de la révolution mondiale, et qui en faisait découler la légitimité de son aspiration à gouverner le parti et l’Etat. Staline était par contre l’incarnation du pouvoir légal-traditionnel, qui cherchait laborieusement à prendre forme : au contraire de Trotski arrivé tard au bolchevisme, il représentait la continuité historique dans le parti protagoniste de la révolution et, donc, détenteur de la nouvelle légalité ; de plus, en affirmant la faisabilité du socialisme même dans un seul (grand) pays, Staline conférait une nouvelle dignité et identité à la nation russe, qui dépassait ainsi la crise épouvantable, qui n’était pas seulement matérielle, subie à partir de la défaite et du chaos de la Première guerre mondiale : et la nation retrouvait sa continuité historique. Mais à cause de cela justement, les adversaires criaient à la " trahison", tandis que, aux yeux de Staline et de ses disciples, apparaissaient comme traîtres ceux qui avec leur aventurisme, en facilitant l’intervention des puissances étrangères, mettaient en danger, en dernière analyse, la survie de la nation russe, qui était en même temps le département d’avant-garde de la cause révolutionnaire. L’affrontement entre Staline et Trotski est le conflit non seulement entre deux programmes politiques mais aussi entre deux principes de légitimité. » (p. 150).

A un certain moment, face à la radicale nouveauté du cadre national et international, Trotski se convainc (à tort) qu’il y a eu une contre-révolution à Moscou et agit en conséquence. Dans le cadre tracé par Marie, par contre, Trostki et ses disciples, bien qu’ils aient réussi à s’infiltrer dans la GPU et dans d’autres secteurs vitaux de l’appareil d’Etat, se laissent abattre et massacrer, sans combattre, par le contre-révolutionnaire criminel et idiot qui est au Kremlin. Pas de doute, c’est cette lecture qui ridiculise en particulier Trotski, en rapetissant et en rendant mesquins et méconnaissables tous les protagonistes de la grande tragédie historique qui s’est développée sur l’onde de la révolution russe (comme de toute grande révolution).

Pour comprendre de façon adéquate cette tragédie, il faut s’appuyer sur la catégorie de contradiction objective chère à Hegel (et à Marx). Malheureusement par contre - comme je l’observe dans mon livre- autant Staline que Trotski partagent la même pauvreté philosophique, et n’arrivent pas à aller au-delà de l’échange réciproque de l’accusation de trahison : « De part et d’autre, plutôt que de s’engager dans l’analyse laborieuse des contradictions objectives et des options opposées, et des conflits politiques qui se développaient sur cette base, on préfère invoquer la catégorie de trahison, et, dans sa configuration extrême, le traître devient l’agent conscient et mercenaire de l’ennemi. Trotski n’a de cesse de dénoncer "le complot de la bureaucratie stalinienne contre la classe ouvrière", et le complot est d’autant plus méprisable que la "bureaucratie stalinienne" n’est rien d’autre qu’un "appareil de transmission de l’impérialisme". Le moins qu’on puisse dire est que Trotski sera largement payé de sa pièce. Il se plaint d’être stigmatisé comme "agent d’une puissance étrangère" mais stigmatise lui-même Staline comme "provocateur au service de Hitler" » (p. 126).

Moins que jamais disposé à problématiser la catégorie de trahison, Marie ironise sur mon fréquent renvoi à Hegel. Dans le débat en cours ici, qui est donc le « stalinien » ?

4. Le comparatisme comme instrument de lutte contre les falsifications de l’idéologie dominante

Nous avons vu jusqu’ici chez le grand expert de « trotskismo-logie » un étalage d’érudition comme fin en soi ou utilisé comme écran de fumée. Et, pourtant, il faut reconnaître à Marie un raisonnement, ou du moins une tentative de raisonnement. Alors que je confronte les crimes de Staline, ou attribués à Staline, à ceux perpétrés par l’Occident libéral et par ses alliés, Marie objecte : « Donc dans la patrie triomphante du socialisme (car pour Losurdo le socialisme s’est épanoui en URSS) et qui a réalisé l’unité des peuples il est normal que l’on utilise les mêmes procédés que les chefs des pays capitalistes ou un obscurantiste féodal et même que le Tsar Nicolas II ». Examinons cette objection. Laissons de côté les imprécisions, forçages ou véritables méprises. Je ne parle nulle part de l’URSS ou d’un autre pays comme « la patrie triomphante du socialisme » ; dans mes livres j’ai écrit, au contraire, que le socialisme est un « processus d’apprentissage » difficile et bien loin d’être conclu. Mais concentrons-nous sur l’essentiel. A partir de la révolution d’octobre jusqu’à nos jours, on trouve de façon constante dans l’idéologie dominante la tendance à diaboliser tout ce qui a quelque rapport avec l’histoire du communisme. Comme je le fais remarquer dans mon livre, pendant quelque temps c’est Trotski qui est stigmatisé (par Goebbels, par exemple) comme celui qui « a peut-être sur la conscience le plus grand nombre de crimes qui ait jamais pesé sur un homme » (p. 343) ; ce peu glorieux primat a été attribué ensuite à Staline, puis aujourd’hui à Mao Zedong ; et sont aussi criminalisés Tito, Ho Chi Minh, Castro etc. Devons-nous subir cette « diabolisation » qui, comme je le soutiens dans le dernier chapitre, n’est que l’autre face de l’ « hagiographie » du capitalisme et de l’impérialisme ?

Voyons comment Marx réagit à cette manipulation manichéenne. Alors que la bourgeoisie de son époque, partant de l’exécution des otages et de l’incendie allumé par les Communards, dénonce la Commune de Paris comme synonyme d’infâmes barbaries, Marx répond que les pratiques de la prise (et de l’éventuelle exécution) d’otages et du déclenchement d’incendies avaient été inventées par les classes dominantes et que, en tous cas, pour ce qui concerne les incendies, il fallait distinguer entre « vandalisme d’une défense désespérée » (celle des Communards) et « vandalisme du triomphe ».

Marie me fait trop d’honneur quand il polémique sur ce point avec moi : il ferait mieux de s’en prendre directement à Marx. Ou bien, il pourrait s’en prendre à Trotski, qui procède lui aussi de la façon qui m’est reprochée à moi : dans le petit livre Leur morale et la notre Trotski se réclame du Marx que j’ai déjà cité et, pour réfuter l’accusation selon laquelle les bolcheviques et seulement eux s’inspirent du principe selon lequel « la fin justifie les moyens » (violents et brutaux), il met en cause le comportement non seulement de la bourgeoisie des 19ème et 20ème siècles mais celui déjà…de Luther, protagoniste de la guerre d’extermination contre Müntzer et les paysans.

Si ce n’est que, pris comme il l’est dans le culte de l’érudition, Marie ne réfléchit même pas sur les textes des auteurs qui lui sont le plus chers. Et en fait il ironise sur moi en donnant à son intervention le titre : « Le socialisme du Goulag ! ». On pourrait, évidement, avec cette même ironie, se gausser de la Russie soviétique de Lénine (et Trotski) : « Le socialisme (ou la révolution socialiste) de la Tcheka » ou bien « Le socialisme (ou la révolution socialiste) de la prise d’otages » (en ayant à l’esprit que, dans Leur morale et la notre, Trotski est contraint de se défendre même de l’accusation d’avoir eu recours à cette pratique). En réalité, avec cette ironie chère à Marie on peut liquider n’importe quelle révolution. Nous aurions alors : « La Commune des otages fusillés », « La liberté et l’égalité de la guillotine », etc. etc. Il ne s’agit pas, au demeurant, d’exemples imaginaires : c’est de cette manière que la tradition de pensée réactionnaire a liquidé la révolution française (et surtout le jacobinisme), la Commune de Paris, la révolution russe, etc.

Marx a synthétisé la méthodologie du matérialisme historique dans l’affirmation selon quoi « les hommes font eux-mêmes leur histoire, mais dans des circonstances qu’ils n’ont pas choisies ». Au lieu de partir de ces leçons pour interroger les erreurs, les dilemmes moraux, les crimes des protagonistes de toute grande crise historique, Marie formule cette simple alternative : ou les mouvements révolutionnaires sont souverainement supérieurs et même miraculeusement transcendants par rapport au monde historique, et aux contradictions et aux conflits du monde historique, dans lequel ces mouvements se développent ; ou bien ces mouvements révolutionnaires sont un échec complet et une tromperie totale. Et ainsi l’histoire des révolutions dans son ensemble se configure comme l’histoire d’un échec unique, ininterrompu et misérable, et d’une tromperie. Et Marie, une fois de plus, se place dans le sillon de la tradition de pensée réactionnaire.

5. Le socialisme comme processus d’apprentissage laborieux et inachevé

J’ai dit que la construction du socialisme est un processus d’apprentissage laborieux et inachevé. Mais c’est justement pour cela qu’il faut s’atteler à formuler des réponses : le socialisme et le communisme comportent-ils la disparition totale des identités et jusque des langues nationales, ou bien Castro a-t-il raison quand il dit que les communistes ont eu tort de sous-évaluer le poids que la question nationale continue à exercer même après la révolution anti-impérialiste et anti-capitaliste ? Dans la société de l’avenir prévisible n’y aura-t-il plus de place pour aucun type de marché et pas même pour l’argent, ou bien devons-nous tirer profit de la leçon de Gramsci, selon qui il ne faut pas oublier le caractère « déterminé » du « marché » ? A propos du communisme, Marx parle parfois d’ « extinction de l’Etat », d’autres fois d’ « extinction de l’Etat dans le sens politique actuel » : ce sont deux formules sensiblement différentes entre elles ; de laquelle des deux peut-on s’inspirer ? Ce sont ces problèmes qui provoquent entre les bolcheviques d’abord un âpre conflit idéologique puis la guerre civile ; et c’est à ces problèmes qu’il faut répondre, si l’on veut redonner une crédibilité au projet révolutionnaire communiste, en évitant les tragédies du passé. C’est dans cet esprit que j’ai écrit d’abord Fuir l’histoire ? La révolution russe et la révolution chinoise aujourd’hui, puis Staline. Histoire et critique d’une légende noire. Si l’on n’affronte pas ces problèmes, on ne pourra ni comprendre le passé ni projeter l’avenir. Si l’on n’affronte pas ces problèmes, apprendre par cœur même les plus minimes détails de la biographie (ou de l’hagiographie) de tel ou tel protagoniste d’Octobre 1917 ne servira qu’à confirmer une fois de plus la profondeur du mot cher à Clemenceau : de même que la guerre est une chose trop sérieuse pour la confier aux généraux et aux spécialistes de la guerre, ainsi l’histoire de la tragédie de Trotski même (sans parler de la grande et tragique histoire du mouvement communiste dans son ensemble) est une chose trop sérieuse pour la confier aux spécialistes et aux généraux de la trotskismo-logie.

Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio
http://domenicolosurdo.blogspot.com/

Staline, Histoire et critique d’une légende noire de Domenico Losurdo, traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio, éditions Aden, Bruxelles, 532 pages, 30 euros.

Voir sur le site quelques extraits du livre ainsi que la critique de Baptiste Eychart, Retour sur un Dieu déchu, et un texte d’André Tosel.

Notes :

[1De la première guerre mondiale aux lendemains de la seconde, note de Jean-Jacques Marie


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