On savait qu’Aragon avait marqué profondément son époque. Mais voilà qu’il continue d’être lu et célébré dans la nôtre. Trente sept ans après sa mort, le feu qu’il a allumé dans nos cœurs continue de nous consumer avec passion et de nous emporter avec plaisir. Qu’on en juge. En ce moment même à Paris, deux spectacles donnent à entendre ses textes (avec ceux d’Elsa Triolet pour l’un d’entre eux) et connaissent le succès jusqu’à devoir être repris après un premier triomphe ou prolongés d’un mois tant un bouche à oreille très satisfait fonctionne à merveille. Par ailleurs, deux « sommets » de la recherche universitaire contemporaine qui lui sont consacrés viennent de paraître en librairie : un Dictionnaire Aragon et une Anthologie des Lettres Françaises. Ajoutons-y, pour les lecteurs intéressés mais pressés, un Aragon stalinien ? mythe et réalité qui fait, en 80 pages, le point sur cette question tant de fois controversée, débattue et toujours brûlante. Bref, Aragon ne nous quitte pas, loin de là. Il reste et demeure avec nous. On me permettra de m’en féliciter et de m’en réjouir.
Alors je reprends ce florilège somptueux, en l’accompagnant à chaque fois de quelques mots de présentation, pour inviter mes lecteurs à le rejoindre, car le jeu en vaut la chandelle.
En premier lieu, cela se passe au Théâtre de la Gaîté Montparnasse (26 rue de la Gaîté, Paris 14ème. Tél : 01 43 20 60 56 – Dimanche et lundi à 20 heures, jusqu’au 4 novembre, puis prolongation jusqu’au 15 décembre : tous les lundis à 20 heures, dimanche 3 novembre et 15 décembre à 20h30). Le comédien Patrick Mille et son complice musicien et chanteur Florent Marchet ont choisi le foisonnant bouquet de sa poésie pour une invitation à Relire Aragon. Le public s’y presse et on répond d’autant plus intensément à leur appel que les textes sont dits avec une totale sincérité et une belle fluidité : les mots jaillissent et vous saisissent comme des fulgurances. La musique, composée spécialement pour le spectacle, vient accompagner les rythmes multiples de la voix en soulignant la douceur du dit d’amour ou au contraire en sonnant le tocsin de l’épopée (la guerre et la résistance sont très présentes avec leurs horreurs et leurs fureurs). Mais elle s’approprie également les vers d’Aragon qui sont interprétés d’une voix chaude et sur les tempos d’aujourd’hui. On y retrouve des vers connus (l’Affiche rouge, Est-ce ainsi que les hommes vivent ?), mais d’autres également sont présents que l’on (re)découvre avec bonheur et que l’on n’oubliera plus, comme ce douloureux épilogue des Poètes qui a vocation testamentaire pour Aragon, ainsi que ce magnifique poème que Jean d’Ormesson appelait « son hymne national » : « C’est une chose étrange à la fin que le monde/ Un jour je m’en irai sans en avoir tout dit… ». Et l’on reste en silence, assis dans son fauteuil même lorsque les lumières sont rallumées et que les deux interprètes ont été ovationnés, pour apaiser son émotion et savourer son plaisir. « Rien ne change après tout, si ce n’est le passant » se dit-on avec un Aragon, qui rassemble toujours aussi largement les diverses générations venues l’entendre.
En deuxième lieu, il y a le Théâtre du Lucernaire (53 rue Notre-Dame-des-Champs, 75006 Paris, Tél : 01 45 44 57 37). Du mardi au samedi à 19 heures, le dimanche à 16 heures, jusqu’au 24 novembre). Ariane Ascaride et Didier Bezace y reprennent Il y aura la jeunesse d’aimer qui avait triomphé au même endroit il y a un an. Les deux excellents comédiens, prenant la thématique de l’amour et du couple, ont en conséquence choisi de « croiser » la voix d’Elsa Triolet et celle d’Aragon (comme eux-mêmes l’avaient fait de leur vivant en publiant leurs œuvres romanesques croisées – 42 volumes). On y retrouve donc les couples de fiction de leurs livres, mais aussi les textes évoquant le couple qu’ils ont formé ensemble et dont on a trop longtemps et trop lourdement dit qu’il était « mythique ». Ici, au contraire point de couple de légende ! Les deux interprètes n’élèvent pas une statue au « couple éternel », ils jouent la simplicité des mots de tous les jours et la sobriété d’une vie qui eut à se nouer parfois douloureusement à l’histoire du pays. On songe à ce poème composé par Aragon mais qui – avec une belle fidélité d’écrivain – donne la parole à Elsa lui rétorquant tout de go que ses vers sentent trop « l’orchestre des tonnerres » et doivent se simplifier pour parler en termes ordinaires à celles et ceux auxquels ils s’adressent, afin de devenir « un café noir au point du jour » ouvrant une journée de courage et d’espoir. On pense à cet extrait si beau de La Mise à mort (le « je ne t’attendrai pas » murmuré par Elsa qui sonne dans la mémoire d’Aragon bloqué et retenu prisonnier par les Allemands devant la cathédrale d’Angoulême). Il y a encore des extraits du journal intime d’Elsa évoquant leur rencontre à deux pas de là, dans une brasserie du boulevard du Montparnasse. Ou bien encore il y a ce vrai bijou : cette lettre authentique et quasi-inconnue d’Elsa à son mari qu’Ariane Ascaride lit ici très finement (avec une voix à la fois calme, pleine d’une colère rentrée et pourtant sereine et décidée, puisqu’Elsa s’y plaint de sa solitude). Mais il y a aussi le couple impossible d’Aurélien et Bérénice que vient interrompre la rencontre fortuite d’Aurélien (le capitaliste rentier) et de l’ouvrier Riquet dans une piscine parisienne (quand on est en maillot de bain la « différence de classe » ne se voit pas, mais habillés, tout change !). Ou encore, celui plus « hard », d’Irène et son amant faisant l’amour que Didier Bezace se régale à nous faire partager comme des voyeurs, avec une voix « énaurme » (qui suit la montée vers la jouissance). Mais le clou de la soirée – Ariane Ascaride et Didier Bezace au sommet de leur art, en font un véritable morceau d’anthologie tant ils le jouent en même temps qu’ils le disent – est cette découverte du couple formé par Pauline et Robert devant l’intrusion à leur domicile pour perquisition d’une milice de la police française sous Vichy. On en rit encore longtemps après être sorti de la salle.
Après ces deux soirées de spectacles brillantissimes, on en n’a pas fini avec la féérie Aragon et ses remarquables vertiges. Car on peut rentrer chez soi et se mettre à lire. Les livres récents dont j’ai parlé vous attendent et vous interrogent…
Je commence par l’Aragon stalinien ? mythe et réalité que nous donne Bernard Vasseur, (philosophe et directeur honoraire de la Maison Elsa Triolet-Aragon) et que publie l’éditeur HD Diffusion (6 rue Labrouste, 75015 Paris, prix : 15€) [1]. L’auteur y examine l’accusation sans cesse reprise jusqu’à nos jours contre Aragon d’avoir été tout au long de sa vie « communiste » et donc, vu la période, un fervent stalinien. Il verse de nouvelles pièces au dossier dont certaines sont inattendues. Il montre qu’Aragon plaide de bonne foi l’aveuglement et l’ignorance devant la réalité du despotisme criminel de Staline et se condamne pour cela (sa main gauche ayant eu la folle envie de couper sa main droite en relisant après coup ce qu’elle avait écrit « à chaud »). Mais il remarque en même temps qu’Aragon a toujours refusé obstinément de se déclarer « stalinien », c’est-à-dire dire partisan ou complice du système dont nous appelons l’horreur aujourd’hui « le stalinisme ». Le livre fait le point avec clarté et honnêteté sur la question. On lui reprochera peut-être de réduire le phénomène stalinien à ce qu’Aragon en a lui-même dit et perçu, sur la base du rapport Khrouchtchev de 1956. Le poète est, de fait, resté enfermé dans une chronologie trop étroite qui commence seulement au plus visible ( les grands procès de Moscou et les purges de 1936-1938 qui les suivirent), alors que la prise en main du parti russe et la violence imposée à la société par Staline commence bien plus tôt, quasiment dès le lendemain de la mort de Lénine en 1924 (qui lui-même, dans ses derniers moments de lucidité et de vie, préconisait aux communistes soviétiques de retirer tout pouvoir à Staline, ce dernier s’empressant de le dissimuler aux membres du parti).
Mais venons-en aux deux morceaux de roi ! On sait peut-être qu’Aragon n’a cessé de stimuler une féconde recherche universitaire et que, par exemple, 96 thèses lui ont été consacrées depuis 1972 jusqu’à aujourd’hui (cf le site de ERITA, le groupe de recherches interdisciplinaires sur Elsa Triolet et Aragon : www.erita.fr) . C’est dire que nombreux sont celles et ceux qui ont consacré une bonne partie de leur jeunesse studieuse à cet auteur singulièrement prolifique. C’est au sein de cette société savante que Nathalie Piégay [2] et Josette Pintueles [3] ont « pioché » pour « recruter » les soixante deux contributeurs au Dictionnaire Aragon qui est paru il y a quelques mois aux éditions Honoré Champion (www.honorechampion.com – prix : 130€). Elles en ont dirigé la rédaction (avec la collaboration de Fernand Salzmann). Il en résulte un ensemble imposant – je dirais presque « majestueux » - de mille pages, avec 450 entrées toutes consacrées aux différents aspects de l’écriture et de la vie du poète. Voilà donc un Aragon à l’écriture multiple comme patiemment « disséquée » pour nous sous le scalpel rigoureux (mais amical et connaisseur) d’une multiplicité de chirurgiens des mots. Une formidable documentation, représentant des années de travail en amont de l’ouvrage, est ainsi condensée et disponible pour tous et chacun. On peut certes le consulter à sa guise comme un roman, mais il convient plutôt de le déguster en suivant ses besoins et ses questionnements du jour, et surtout, mieux encore, en suivant son humeur vagabonde pour picorer ici ou là ce qui apparaîtra comme des trouvailles surprenantes. Bien sûr, les bibliothèques des villes pourront en offrir la lecture à leurs adhérents les plus exigeants, et les étudiants pourront y couper au plus court selon leurs programmes de l’année en cours (l’expérience récente ayant montré qu’Aragon est souvent un auteur fréquentant les concours). Quoi qu’il en soit, on ne pourra manquer d’admirer l’immensité et la variété de l’information ici rassemblée. Et l’on se demandera avec malice et admiration si l’auteur de La Défense de l’infini est bien le même que celui qui a écrit La Diane française ! Aragon est un « Homme-siècle » en même temps qu’un écrivain et homme de Lettres. Et voici un vrai cadeau : Aragon, accompagné et éclairé dans sa vie comme dans ses œuvres, dans ses romans et poèmes comme dans ses essais critiques ou politiques et ses articles de presse. On l’a compris, ce dictionnaire est une œuvre savante qui a tout d’une encyclopédie (aragonienne), mais l’heureux est qu’il est accessible à toutes et tous, qu’il s’adresse à celles et ceux qui veulent appréhender l’œuvre d’Aragon et sa biographie dans toute leur densité.
Autre livre-monument de parution récente : l’Anthologie des Lettres françaises que publient les éditions Hermann (www.editions-hermann.fr. 1030 pages, prix 45 €), avec le concours de la Fondation Gabriel Péri. C’est ici un hebdomadaire comme on n’en fait plus aujourd’hui qui s’offre à nous, un journal de légende pour qui n’a pas cinquante ans sonnés au compteur, mais un trésor, auquel ont contribué depuis sa création en pleine guerre mondiale (1942) la quasi-totalité de l’intelligentsia française tout au long du temps, jusqu’à sa suppression forcée en 1972. Ce journal créé dans des conditions tragiques (l’exécution de Jacques Decour au printemps 1942 par les nazis), ne passera vraiment sous la direction officielle d’Aragon qu’en 1953 (en fait, il le dirigera dans la coulisse dès les premières années de la Libération), mais il lui doit l’idée de sa fondation. Mais surtout c’est avec les équipes qu’il animera (il convient ici de citer également le nom de Pierre Daix) qu’il se forgera un prestige qui ne cessera de croître. C’est sous la direction d’un jeune historien, Guillaume Roubaud-Quaschie, qu’une équipe d’une vingtaine d’étudiants s’est constituée à l’Ecole normale supérieure pour dépouiller le contenu des quelques 1600 numéros publiés. Ensuite il a fallu sélectionner les articles retenus pour l’anthologie – sans doute, on le suppose, un crève-cœur de devoir en écarter beaucoup d’autres – qui seront classés par thématiques (poésie, théâtre, cinéma, etc.) et préfacés par des spécialistes. Sans doute faut-il imaginer de surcroît une recherche de bénédictins pour obtenir l’accord des signataires des articles retenus ou de leur ayant droit. Après « La Valse des adieux » jetée comme un éditorial douloureux dans le dernier numéro des Lettres d’Aragon (le 11 octobre 1972), une place est accordée aux Lettres de Jean Ristat. Ce n’est pas sans émotion qu’on relit ces articles et qu’on redécouvre les auteurs qui les ont écrits. Je pense que l’esprit de découverte animera les plus jeunes des lecteurs de ce volume, préfacé par Jean Ristat, poète et exécuteur testamentaire d’Aragon et Elsa Triolet. Et félicitations aux éditions Hermann pour le courage de nous restituer ainsi ce morceau considérable de notre histoire intellectuelle, culturelle et politique auquel on ne peut – comme pour le Dictionnaire Aragon – que souhaiter un succès à la mesure de l’ambition qui a conduit à les réaliser.
En conclusion, et puisque j’ai beaucoup parlé d’Aragon, on aura compris qu’Elsa Triolet n’est pas loin de ma plume, en dépit de l’ombre que jette sur elle – et sur ses qualités d’écrivain – son « grand homme » et poète de mari. Et donc je signalerai pour finir cet après-midi/soirée studieux et festif du mardi 12 novembre, à partir de 15 heures, à l’auditorium du Petit Palais (Musée des Beaux Arts de la ville de Paris). La Maison Elsa Triolet-Aragon invite ce jour-là des personnalités du monde des arts et des lettres pour célébrer le 75ème anniversaire de la remise du Prix Goncourt à Elsa, qui sera la première femme à l’obtenir (en 1945 pour l’année 1944). Tarif : 15 € pour la journée. Renseignements et inscription obligatoire à info@maison-triolet-aragon.com, tél : 01 30 41 20 15. www.maison-triolet-aragon.com.
[1] Le livre Aragon stalinien ? paraît dans une collection reprenant des conférences prononcées dans le cadre de l’Université permanente et revues pour leur version « livre de papier ». On y trouve également une excellente synthèse sur la Révolution française due à un maître sur le sujet, l’historien Claude Mazauric (1789. La Révolution de France) et une autre tout aussi passionnante due à Pascal Séverac Qu’y-a-t-il de matérialiste chez Spinoza ? (contact de l’éditeur : administration@hddiffusion.fr).
[2] Excellente connaisseuse d’Aragon et professeur à l’Université de Genève, elle vient de publier également un très beau et très touchant roman consacré à la mère du poète, Une femme invisible (éditions du Rocher).
[3] Josette Pintueles enseigne à Paris à l’Université Paris-Diderot et a notamment publié en 2014 Aragon et son Œuvre poétique – L’œuvre au Défi, dans la collection des classiques Garnier.