Revisitant le XXème siècle dans son dernier livre, L’hypothèse communiste, Alain Badiou n’en retient que deux événements pertinents pour fonder l’avenir du communisme : la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne en Chine et mai 68 en France, ou plus précisément « les années qui le suivent ». Le reste ne serait qu’échec, et pour l’auteur cet échec serait celui de la forme parti-état du communisme, (l’échec c’est « le moment où de la révolution on revient à l’Etat » et à sa « meurtrière bêtise », pages 22-24). Les principaux événements du XXème siècle, la Première et la Deuxième Guerre mondiales, la décolonisation, se voient donc retirer toute signification quant au projet communiste, sinon la signification négative d’avoir révélé l’impasse de sa forme qu’il a prise durant ce siècle, forme inspirée d’une lecture trop étatique faite par Marx de la Commune de Paris. Impasse parce que l’idéal communiste n’a pas été réalisé après la victoire des révolutions qui s’en réclamaient…A lire l’auteur, la défaite du nazisme, du fascisme et du militarisme japonais, le nouveau rapport des forces qui s’en est suivit ne seraient donc qu’accidents ou détours de l’histoire.
Arrêtons-nous un instant sur ce qu’Alain Badiou refuse d’évoquer. Quel monde a été défait au cours du XXème siècle ? Celui des dominations et partages impérialistes et de leur corollaire, les idéologies de supériorités raciales qui ont justifié ces dominations, et dont le nazisme a été un exemple exacerbé mais certainement pas en dehors de son époque. Cela n’aurait donc rien à voir avec le communisme ! L’échec de la dislocation de l’espèce humaine en races distinctes, les unes supérieures, les autres à domestiquer, ou exterminer si besoin comme cela fut inauguré avec le génocide indien, n’aurait donc aucun sens du point de vue du communisme ! Et si ce monde a été défait, n’est-il pas évident que la forme-Etat ou la forme-parti du communisme, pour reprendre les expressions d’Alain Badiou, fussent-elles entachées de terreur, y jouèrent un rôle décisif ? A moins qu’on ne doive désormais considérer Stalingrad comme un détail insignifiant de l’histoire ? Et, sinon, peut-on sérieusement au regard de ce mouvement d’abolition des dominations fondées sur la race, et de ce qui l’a permis, affirmer que la forme d’un Etat « représente le contraire de la politique d’émancipation » (page 195) ?
Quant à la Chine, chère à Badiou pour la seule Grande Révolution Culturelle prolétarienne : que la forme Etat-parti du communisme ait permis la renaissance d’une nation désintégrée dans les années 20, quand on l’appelait la « terre des bandits », aux mains des seigneurs de guerre, est-ce un fait à jeter aux poubelles de l’histoire ? Précisons qu’admettre le rôle du communisme dans cette renaissance nationale ne veut pas dire qu’on s’exonère de la nécessité de faire un bilan critique de l’expérience. On pourrait aborder également le sens des avancées sociales dans le monde occidental, mais ce communisme-là, le communisme réel, n’intéresse visiblement pas Badiou. Ce qui lui importe, c’est « d’abord donner une existence subjective à l’hypothèse communiste » (page 204), en d’autres termes, c’est l’Idée du communisme conçue comme un refuge. [1].
Voyons à présent ce qui est censé ressourcer le communisme pour Alain Badiou, en premier lieu la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne. Pour justifier le « radicalisme anti-intellectuel de l’esprit révolutionnaire » qui a marqué cette période [2] le philosophe se réfère à la révolution française : « au moment de condamner à mort le chimiste Lavoisier, l’accusateur Fouquier-Tinville eut ce mot remarquable : la république n’a pas besoin de savant. [3] C’est vrai qu’une vraie révolution estime qu’elle crée elle-même tout ce dont elle a besoin. » Il en conclut qu’« il faut respecter cet absolutisme créateur ». Si cet « absolutisme créateur » est la marque d’un communisme, on me pardonnera de préférer à ce communisme grossier, un communisme civilisé qui prenne en charge les intérêts généraux de la société et de l’humanité. Reconnaissons toutefois un moment de lucidité à l’auteur, quand il écrit pour expliquer la fin, trop rapide à ses yeux, de la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne : « Le peuple, après deux années exaltantes mais très éprouvantes, veut dans son immense majorité que l’Etat existe et fasse connaître, au besoin rudement, son existence », quitte à renoncer à l’incessant bouleversement de toute place, quelle qu’elle fut, souhaité par Alain Badiou. [4]
Quant à mai 68, ce qui intéresse Alain Badiou, ce ne sont pas les revendications sociales, ce ne sont par les occupations d’usines marquées par le respect et la protection de l’outil de travail, pour lesquelles il étale son mépris. Sans doute cela relève-t-il pour lui du « conservatisme violent » d’un PCF toujours honni (page 88). Non, ce qu’il retient : « La vérité secrète et peu à peu dévoilée, c’est que ce langage commun que le drapeau rouge symbolise est en train de mourir. Mai 68, et plus encore les années qui suivent, sont une mise en cause massive de la légitimité des organisations historiques de la gauche, des syndicats, des partis ».
S’il fallait résumer la position d’Alain Badiou, je dirai que c’est celle de la table rase. Il conçoit la société comme un bloc à rejeter intégralement. On le voit à sa vision unilatérale de la production capitaliste. Faisant fi des impressionnantes avancées scientifiques et techniques qu’elle a pu engendrer, il considère que « dans leur écrasante majorité, les objets produits par ce type de machinerie, n’étant ordonnés qu’au profit et aux spéculations dérivées qui sont, de ce profit, la part la plus rapide et la plus considérable, sont laids, encombrants, malcommodes, inutiles ». On le voit à propos de l’Etat. L’auteur a beau s’en défendre, son attitude de rejet viscéral a les accents de Bakounine lorsqu’il prônait « la suppression du droit juridique légal et son remplacement partout par le fait révolutionnaire ». Surtout, elle l’amène à refuser toute considération, fut-elle critique, pour les principes professés par le libéralisme politique. Pourtant, ainsi que le constatait Domenico Losurdo, on peut penser qu’il s’agit là d’un enseignement majeur à tirer de l’expérience historique du mouvement communiste : « au contraire de Marx et du marxisme, qui se sont souvent abandonnés à l’utopie abstraite de la disparition complète du pouvoir et des rapports de pouvoir en tant que tels, le libéralisme a eu le mérite théorique et historique de s’être concentré sur les problèmes de la limitation du pouvoir, même si c’est avec le regard fixé sur une communauté restreinte d’hommes libres. » [5]
Sans doute, après la nausée des années-fric, l’impuissance devant la contre-offensive libérale, la recherche d’absolu d’Alain Badiou peut séduire. Il reste qu’au moment où des bouleversements sociaux sont possibles, au moment où les classes dominantes se révèlent de plus en plus incapables de souder la société, ces conceptions ne peuvent qu’au mieux contribuer à faire germer des révolutions feu de paille, mais certainement pas à préparer les forces qui doivent prendre la relève à faire face aux enjeux de notre temps.
Un bref passage du livre d’Alain Badiou démontre, semble-t-il, cette incapacité, lorsqu’est évoqué l’échec du Grand bond en avant et « la contradiction ville-campagne » : l’idée de Mao, explique Badiou, était « d’industrialiser sur place les campagnes, de les doter d’une relative autonomie économique, de façon à éviter la prolétarisation et l’urbanisation sauvages qui ont pris, en URSS, l’allure d’une catastrophe ». On aurait aimé en savoir un peu plus sur la façon dont Alain Badiou voyait aujourd’hui ce problème qui reste majeur, certes dans des conditions bien différentes que celles de 1959 en Chine, tant au plan social qu’écologique, et comment la politique « à distance de l’Etat » qu’il imagine pouvait y répondre. On ne le saura pas. Cela ne ressort déjà plus de « l’existence subjective de l’hypothèse communiste ».
Juin 2009
[1] Chez Badiou, il semble que l’idéal d’égalité auquel il identifie le communisme tende vers le nivellement des conditions d’existence matérielle et des activités. N’est-ce pas le cas lorsqu’il l’évoque comme une « société de la polyvalence, au travail et dans la vie ». Pour ma part, si j’ai des idées sur le christianisme ou sur Platon, je me vois mal écrire L’invention du christianisme ou préparer un film sur la vie de Platon comme il le fait. J’ai en tête également, à ce sujet, l’acharnement d’Aragon à parler du métier d’écrivain au début des années cinquante, lorsqu’au nom de l’idéal socialiste et de la prise de parti en art, certains voyaient en chaque ouvrier un écrivain potentiel. Et je vois mal comment se passer d’une certaine spécialisation, du moment qu’elle s’accompagne d’une lutte incessante contre tout processus de constitution de classe, sur quelque base que ce soit. A la lecture de L’hypothèse communiste, on semble plutôt dans la tradition de la formule du Manifeste de Sylvain Maréchal, compagnon de Babeuf, « Périssent, s’il le faut, tous les arts pourvu qu’il nous reste l’égalité réelle ! » En d’autres temps on appelait cela de l’ouvriérisme. Signalons enfin une interview à Cassandre où Alain Badiou, en 2008, s’exprimait de manière plus nuancée, et plus complexe : "La fonction originelle du Parti c’était cela : un lieu où pouvaient prendre place des gens de toutes provenances, unis par une vision politique. Ce modèle a manifestée ses limites, mais il ne faut pas pour autant abandonner l’idée qu’il portait : organiser la volonté politique sur la base d’un trajet entre des gens qui n’ont pas la même place dans la société"
[2] Rappelons qu’un des symbole de cet événement était le « registre des monstres » qu’ouvraient partout les gardes rouges, contre des familles déjà étiquetées, « à père héroïque, fils brave, à père réactionnaire, fils dépravé », tel était l’un des slogans en cours, et contre les détenteurs du moindre savoir
[3] En fait, l’auteur en est Jean-Baptiste Coffinhal, président du tribunal
[4] Sans doute la mémoire populaire gardait-elle le souvenir des grands effondrements, lorsque le problème vital pour chaque être humain devient de trouver la place qui lui permettra de survivre, quelle qu’elle soit. Signalons également sur ce point que l’auteur se refuse à remettre en cause la place du chef charismatique, et qu’il consacre de longs passages à justifier le culte de la personnalité, quitte à amalgamer dans son argumentation l’admiration devant les figures qui ont marqué l’histoire et l’attitude de soumission et de refus de la pensée critique de l’époque du Petit livre rouge.
[5] Interview à filosofia.it disponible sur le site de Denis Collin