« Toutes ces vies maintenues dans l’air avare de l’absurde ne sauraient se soutenir sans quelque pensée profonde et constante qui les anime de sa force. Ici même ce ne peut être qu’un singulier sentiment de fidélité. »
Albert CAMUS, Le Mythe de Sisyphe.
Parler d’Albert Camus n’est pas si facile… Et pas si simple, en vérité. La situation, pour moi, est complexe. Il compte parmi mes écrivains préférés, et il est sûrement l’intellectuel dont je me sens le plus proche. Dont je suis le plus proche. De lui, j’ai tout lu et tout relu — presque chaque année, depuis l’adolescence. En effet, je me suis durablement plongé dans ses quelques ouvrages, même parmi ceux qui demeurent les plus rares (La Postérité du soleil, par exemple). Et mes préférences vont aux trois titres qui continuent, coûte que coûte, de me nourrir : L’Envers et l’Endroit, La Chute et Le Mythe de Sisyphe ; soit, pour résumer, un recueil de nouvelles poétiques, un récit romanesque et un essai philosophique. Mais je n’oublie rien du reste. Camus est sans doute mon auteur le plus familier. C’est pourquoi je voudrais profiter de l’occasion qui m’est donnée, alors que dans le pays l’anniversaire de sa mort est célébrée, pour dire quelques mots à son sujet.
4 janvier 1960. Sur une route de l’Yonne, de retour de Lourmarin, la Facel Vega de Michel Gallimard entre dans l’histoire en percutant un arbre et en tuant, sur le coup, Albert Camus. Son chauffeur, lui, succombe à l’accident mortel quelques jours plus tard. Mais, par bonheur pour nous autres, la voiture ne s’est pas enflammée. Ce qui va permettre la découverte, dans la sacoche d’Albert, du manuscrit de l’ouvrage encore à naître, Le Premier homme, roman autobiographique et véritable testament littéraire de l’auteur de L’Homme révolté et de L’Étranger. Sa fille Catherine va cependant hésiter durant des années avant d’en accepter la publication — en 1994.
4 janvier 2010. Je célèbre, à ma façon, le cinquantième anniversaire de la mort de mon cher disparu. Je laisse un message téléphonique à mon ami Michel Kneubühler, lui aussi grand admirateur de celui qui a un jour écrit : « Je connais une autre évidence. Elle me dit que l’homme est mortel. » À l’Espace Pandora, c’est la reprise ; on s’agite, on s’affaire… Et Camus, alors ? De très nombreux hommages lui ont été rendus, ces dernières semaines, dans la presse, à la radio et à la télévision. Sarkozy a même évoqué, pour ses restes, le Panthéon. « Allez, entre ici, Albert Camus, avec ton terrible cortège… Avec ces vivants et ces morts qui tous, désormais, t’accompagnent… Entre ici ! » J’avoue que tout ce fracas autour de mon héros me peine un peu. Par moments, même, cela ressemble à une insulte faite à mon intelligence. On récupère celui sur qui l’on a tant, et si souvent, craché. La droite s’en empare volontiers, et la gauche semble enfin véritablement le reconnaître comme l’un des siens.
Mais ce début de siècle déjà bousculé en verra d’autres.
Pour moi, Albert Camus n’est pas mort.
Pour moi, comme pour quelques-uns, il éclaire le chemin.
Quant à ses détracteurs les plus directs (il en reste bien quelques-uns !), de droite comme de gauche, le plus souvent ils ne l’ont pas réellement lu. En tout cas, pas très attentivement. J’en ai déjà fait l’expérience. Laissons-le répondre, alors… Camus sait manier ses propres armes que sont les mots : « Car ce que cherche le conquérant de droite ou de gauche, ce n’est pas l’unité qui est avant toute l’harmonie des contraires, c’est la totalité, qui est l’écrasement des différences. » Ses positions politiques ont très souvent été mal comprises, et ses déclarations plutôt mal interprétées. Laissons de côté la fameuse querelle avec Sartre, ou reportons-nous tout bonnement à leur échange de lettres. Ce fut, sans aucun doute, une banale querelle exigée par l’époque et ses tragiques circonstances. Et l’Histoire a suffisamment montré de quel côté se situaient la justice et la vérité. Aujourd’hui, il n’y a plus rien à prouver. Laissons de côté, pareillement, ses propos concernant son pays, l’Algérie, lors de la conférence de presse de Stockholm, en 1957. Là encore, il n’y a qu’à (re)lire Misère de la Kabylie, témoignage émouvant et longue suite d’articles parus, dès 1939, dans le quotidien Alger républicain. Frappé par la misère de la région qu’il visite, le jeune reporter propose alors une étude économique et sociale fondée sur les réalités du terrain. Comme Karl Marx avant lui, Albert Camus saisit l’importance de la démocratie pour cette société kabyle manquant terriblement de moyens authentiques. Albert Camus n’a jamais, non plus, été un libéral, mais bel et bien un libertaire. Toujours rétif à l’ordre établi. Pour s’en convaincre, il suffit de se procurer l’ouvrage de Michel Onfray (La Pensée de midi, Archéologie d’une gauche libertaire) et celui de Lou Marin (Albert Camus et les libertaires, 1948-1960). Deux livres comme deux réponses pour les imbéciles. Et des imbéciles, il y en a beaucoup sur le long et constant chemin de vivre. Je pense particulièrement à Jean-Jacques Brochier (paix à ses cendres !) qui poussa même le bouchon un peu trop loin, en taxant Albert Camus de « philosophe pour classes terminales ». Quel crétin ! Cette fois, je laisse Michel Onfray lui répondre directement : « Camus joue de la gamme des aurores, des eaux moirées et violettes de la Méditerranée, des ciels aux azurs sidérants — un penseur pour adultes. » Et puis, j’insiste encore, il faut lire, ou relire, absolument, l’ensemble des ouvrages de ce « fils du peuple » (ils sont encore rares en littérature) qui ne s’exprimait qu’en connaissance de cause. Tout est dans cette œuvre hélas inachevée…
J’avais publié, en janvier 2008, un court recueil intitulé Plus vivants que jamais ! et dans lequel j’avais voulu, spécialement, redire toute mon admiration pour Camus. Je livre, ci-dessous, et sans aucun autre artifice, le passage où j’ai essayé de révéler quelques images demeurées fortes à mes yeux.
* * *
Albert Camus n’est pas mort, qui sait avec ardeur et tendresse mêler le ciel à la mer, confondre laideur et beauté, et faire jaillir le rire de la souffrance.
Sa volonté première ? Changer son siècle, en lui faisant don de l’égalité. Car Camus connaît, mieux que nous tous, le bon et le mauvais, ce qui est grand et ce qui est bas, le juste et l’injuste, le lointain et le plus familier.
Camus admire les liens qui unissent l’homme au monde.
Dans un ciel partagé entre soleil et larmes, il apprend — au cœur de sa révolte — à contenir la terre et à brûler au milieu des flammes de la grande fête humaine.
Mais il y a ce vacarme, tous ces bruits, quand la paix serait d’aimer et de créer en silence.
Il faut savoir attendre, patienter.
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Albert Camus n’est pas mort, pour qui la liberté est au principe de toute révolution. Sans elle, sans la liberté, la justice reste inimaginable. Mais la justice exige hélas parfois, et un peu trop vite, la suspension, voire la suppression, de la liberté.
Depuis des jours, depuis des mois et depuis des années, c’est la même douleur qui continue. Rien ne change, ou n’a véritablement changé.
Des fois, au détour de n’importe quelle rue, le sentiment de l’absurde peut frapper à la face de n’importe quel homme.
Des fois, il faut plus de courage pour vivre que pour se tuer.
Et Camus semble nous crier : « À la mer ! À la mer ! Seule la mer nous sauvera ! » Chaque jour qui passe ruine, un peu plus, nos espérances.
Des fois, il faut agir (réagir), faire vite.
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Albert Camus n’est pas mort, pour qui la certitude n’est pas la gaieté du cœur et pour qui, pareillement, les Français sont difficiles sur les vertus.
Nous disons Europe, mais nous pensons encore terre à soldats.
Nous disons Europe, et nous sentons venir les temps de notre défaite.
Les soirs de combat, tout se déroule toujours selon la tradition. Et ce sont les combattants qui toujours gagnent les premiers le champ de bataille. Cela fait longtemps, maintenant, que nous avons honte à mourir d’avoir nous aussi été, à notre tour, des meurtriers.
C’est encore pourquoi les épidémies ne nous apprennent rien.
Devant le crime, comment se définit-on ? Comment se définit, en effet, notre civilisation ?
Et Camus de conclure en réclamant l’abrogation de la peine de mort.
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Toute la campagne est battue, il n’y a plus rien à faire. Et, pourtant…
C’est alors qu’Albert Camus lui-même se met à pleurer. Et, pourtant, obligatoire aussi pour lui le thème de la comédie.
Ce qui sauve l’homme de ses pires douleurs, c’est le sentiment d’être seul au monde et abandonné.
Et Albert Camus de nous dire, avec force et courage, à voix haute et avec lucidité : « De l’air ! De l’air ! Ouvrez les fenêtres ! Raccrochez les étoiles ! Retenez la puissance de mon cri ! »
Saine révolte, et vivant refus.
Si nous laissons les choses aller comme elles sont, nous perdrons le pain et la vie.
Heureusement, Albert Camus n’est pas mort.
*
Soudain, les phrases de Camus découpent la nuit, lente, aux baraques de bois couvertes de tôle. Une fois debout l’homme, à peine sorti de sa voiture, vacille sur son large corps. La rue aux maisons désertes, la rue vide, attire et écœure à la fois.
Et de nous souvenir, ensemble, de la grande fille magnifique qui dansait chaque fin d’après-midi.
Dans la nuit, le vent grandit. Des étoiles maintenant brillent au-dessus des maisons. Peu à peu, la nuit redevient vivante dans la fenêtre où le ciel remue.
Dans une minute, une seconde peut-être, pierre parmi les pierres, dans la joie de son cœur Camus retournera à la vérité première des mondes immobiles.
Il arrive que même les décors s’écroulent.
*
Mais Camus n’est pas mort, lui l’esprit libre, l’ennemi farouche des impostures et des dictatures.
Au milieu de la nuit, il ne dort toujours pas.
Il couche nu, habituellement.
Et du cœur de sa nuit monte, vers nous, des appels et des silences.
Et, du cœur de sa nuit, l’espérance revient.
Pour moi, comme pour le romancier André Brink, c’est à travers Camus que j’ai pris conscience du rôle crucial de la résistance et de la révolte.
Son œuvre, dans la nuit de l’homme, est ce phare qui éclaire encore les chemins de l’existence.
Son œuvre, dans la nuit, est ce phare qui éclaire encore toute ma vie d’homme.
* * *
Voilà. J’ai tout tenté. Et j’ai tenté de résumer ce que je crois. Ce que je sais… De lui, de moi, de nous.
À l’avenir, je ne démériterai point. J’écrirai encore de nombreuses autres pages sur celui qui, maintenant, est devenu notre ami commun.
Thierry Renard,
le 19 janvier 2010, à Vénissieux.
Voir également sur le site à propos de Camus :
-Petit malaise dans la philosophie de Thierry Renard
-La méthode Camus de Luc Chatel