Cet ouvrage est un plongeon informé et maîtrisé dans les interstices les plus subtils de l’œuvre philosophique de Badiou. Il n’est pas en soi une critique, mais une confrontation. Il ne se contente pas d’identifier la violence de la pensée Badiou, il en décrit la portée philosophique et les conséquences sur nos rapports au réel, au savoir, à l’Homme. Caractérisant le « badiolisme » comme une tentative d’introduire le maoïsme de la Révolution culturelle dans la philosophie, Laruelle décrypte rigoureusement les mécanismes d’une « pensée conservatrice et autoritaire », d’une « philosophie de la terreur et de l’épuration ». Il lui oppose une tout autre approche, la « non-philosophie » (NP) ou « philosophie non standard ».
La NP n’est pas la négation de la philosophie mais un autre usage de celle-ci, qui cherche à démonter sa plus grande illusion, le principe de philosophie suffisante. Pour Laruelle, la philosophie de Badiou est une illustration paradigmatique de ce que la philosophie peut avoir de suffisance. Son projet « le plus profond » est de « rééduquer » la philosophie par la mathématique, d’opérer un « redressement ». La philosophie, ainsi rééduquée par l’ontologie mathématique, devient la « doctrine officielle de la vérité ». Et l’épuration est radicale : du côté mathématique, il ne reste que l’ensemble vide, du côté philosophique, « la catégorie tout aussi vide de vérité ».
Tout oppose l’ontologie du vide (OV) de Badiou et la NP de Laruelle. C’est la primauté de l’Être comme multiple absolu chez Badiou contre l’avant-priorité de l’Un radical chez Laruelle. Lorsque l’OV « met la science au service de la philosophie, la NP met la philosophie au service d’une pensée-science ». Lorsque Badiou met la philosophie sous condition mathématique, Laruelle la met sous « invention rigoureuse » d’une science générique. Lorsque Badiou vide la philosophie de toute sa substance, Laruelle préfère garder sa matérialité propre mais lui ôter sa suffisance.
Badiou fait de l’ontologie une science de l’être en tant qu’être, lorsque Laruelle propose une science générique de l’Homme-en-tant-qu’Un. Chez Laruelle, ce statut générique des savoirs, philosophie compris, permet de se défaire des hiérarchies philosophiques et offre la possibilité d’une philosophie de l’accès contre une philosophie de la clôture. C’est le principe de superposition (de la physique quantique) contre le principe de soustraction.
Le sujet de Badiou est un héros qui doit son statut à la fidélité à un événement miraculeux, c’est la transcendance absolue. L’Homme de Laruelle est l’Homme ordinaire qui ne doit son statut à aucune hiérarchie intraphilosophique, c’est l’immanence radicale. Ces différences de posture devraient nous alerter tant les espaces philosophiques et politiques de la pensée Badiou font système. Devrions-nous soupçonner Laruelle d’anticommunisme ? Ce serait bien vain en cela que Laruelle nous permet de penser un communisme sous condition humaine contre un communisme aristocratique et autoritaire : « Le communisme, évidemment, il n’y a jamais eu d’autre solution digne des humains, et voulue par eux, mais un communisme générique ou non standard plutôt qu’une idée autoritaire supposée vraie. »
Léo Coutellec est philosophe des sciences.
Anti-Badiou. Sur l’introduction du maoïsme dans la philosophie, de François Laruelle. Éditions Kimé, 2011, 256 pages, 19 euros.
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