Lucien Wasselin, poète et essayiste, est l’auteur d’une vingtaine de recueils de poésie dont 9 livres d’artistes avec des plasticiens comme Vandrotte, Vernet ou Gwezenneg… Cet « infatigable critique » de tant d’écrivains, de musiciens ou de chanteurs que de peintres, est aussi un spécialiste d’Aragon (sur lequel il a écrit de nombreuses études et des articles) et de Kijno (qu’il a représenté lors de sa donation à Noeux-les-Mines). Outre La Faute à Diderot, Lucien Wasselin collabore régulièrement à Europe, Faites entrer l’Infini, Recours au Poème et Revue Texture, entre autres. La première partie d’Aragon, la fin et la forme a été publiée, dans une version sensiblement différente, dans le n°15 des Annales de la Salaet 2013 (paru en avril 2014) sous le titre Le Sang des mots (journal d’une lecture du Fou d’Elsa).
De par ce qu’elle charrie, l’œuvre d’Aragon peut être comparée à un fleuve ! Ou à de l’eau, matière indomptable, quelque chose de semblable au « ruissellement incontrôlable des choses » dont il est question dans Le Fou d’Elsa. Et comme les lecteurs d’Aragon en ont fait l’expérience, non seulement son œuvre comporte nombre d’affluents mais elle se jette in fine dans la mer en delta et non en estuaire… Aussi, c’est à partir d’un des multiples « bras » du delta Aragon et pas le moindre, j’ai nommé Le Fou d’Elsa, réputé incontournable et de lecture difficile, que Lucien Wasselin a choisi de bâtir son essai : Aragon, la fin et la forme. Pourquoi commencer par Le Fou d’Elsa lorsqu’il s’agit d’examiner à neuf 62 ans (1919 – 1981) d’écriture poétique ? C’est-à-dire en se proposant de mettre en évidence la cohérence de la recherche formelle menée par un Aragon perpétuellement en action ? Car, dans cet ouvrage, c’est après avoir fouillé les mètres et les formes du Fou d’Elsa et à partir d’eux que Lucien Wasselin s’attache, chronologiquement, à divers moments stratégiques de la création poétique aragonienne. Il étudie les tout débuts puis la période de recherche 1930 – 1940 et encore celle couvrant les années allant de 1939 à 1954, où la poésie se confronte à l’histoire, rencontre la nation et où il est question de sonnet et ce, jusqu’à l’année 1981, date de la publication de l’ultime recueil de poèmes : Les Adieux. Alors pourquoi Le Fou d’Elsa comme commencement ? L’auteur répond : « C’est qu’il pose de manière éclatante le problème de la forme (et du mètre) au-delà du thème et de la difficulté de lecture et qu’on y trouve une solution. Ou plutôt qu’on peut poser une hypothèse de solution à la diversité des formes rencontrées ». Ainsi et dans la mesure où, à l’image de la poésie arabe, Le Fou d’Elsa associe « le poème et son commentaire », sa relecture permet à Wasselin de dégager une voie originale. Autrement dit, elle l’aide à trouver des pistes pour amener non seulement le lecteur à découvrir cet étrange livre à l’écriture polyphonique, mais surtout à « construire la vérité par la lecture à partir de ce que dit le poète ». Si l’incipit du Fou d’Elsa, « Tout a commencé par une faute de français », nous oriente vers la langue, il ne s’agit nullement pour Wasselin d’évacuer la signification de la métaphore historique de la chute de Grenade. En d’autres termes, à la chute de Grenade de la fin du 15ème siècle correspond « la fin de ce rêve qui embrasa le monde dès octobre 1917 » affirme Wasselin qui continue : « aux vers de La Nuit de Moscou répondent ces versets du Hammâm : " Est-ce mon châtiment pour le crime d’avoir rêvé plus loin que mon sépulcre / Pour le crime d’avoir toute la vie en moi porté la secrète chimère ? " ». Wasselin insiste : « Aragon ne se pardonnera d’avoir à l’époque ignoré " les douleurs et malheurs d’un grand peuple " ». Et s’il y a non point vérité historique mais lucidité sur le devenir humain qui permette une ouverture, Wasselin la décrit comme suit : « l’histoire donne donc à l’auteur les moyens de comprendre le passé et l’avenir immédiat. Mais cette vision de l’avenir se fait au prix d’un dépassement, d’un bond qualitatif pourrait-on dire, de la philosophie à laquelle adhère Aragon. Ce dépassement réside dans la place et le rôle qu’il accorde à l’amour et au couple. La réalisation du couple n’est plus la conséquence de l’avènement d’une société sans classes mais sa condition ». Le substrat chrétien n’est, semble-t-il, pas très loin. S’agissant de la deuxième partie de l’ouvrage, il est passionnant de suivre Aragon, poète en action, se « coltant » à l’histoire. Selon Wasselin, se dessine une dominante : « Aragon est toujours sensible à la musique du vers, de la rime, du mètre ». On apprend en passant que, celui qui touchera le grand public grâce à la mise en chanson de ses poèmes donnera naissance à La Nouvelle ronde, sa première chanson mise en musique par Robert Caby… Si jusqu’en 1935, notre auteur s’intéresse aux grands poètes révolutionnaires comme Brecht et Maïakovski, « à partir de 1936, sous les contraintes de l’Histoire et face au péril fasciste, il découvre le chant profond et réinscrit la poésie dans l’histoire d’un peuple et d’une langue ». Dans cette « réconciliation avec la culture nationale » (Barbarant), le lyrisme d’Aragon prendra alors la forme du chant. Et si la période 1941 – 1954 fait apparaître une grande diversité des formes et des mètres, c’est que le poète cherche à poursuivre l’histoire du vers en innovant. Point de posture inquisitoriale chez lui, est-il rappelé. Ainsi dans Arma Virumque Cano écrit en pleine guerre : « ces considérations […] ont pour but de mettre sur le chemin des problèmes qui pour moi s’y posèrent, et que j’ai résolu à ma façon, qui ne prétend pas être la seule, ni valoir pour autrui ». Il le dira encore dans Préface aux Trente et un sonnets de Guillevic en 1953 : « désireux ici de ne rien imposer et de maintenir à la poésie le grand clavier des possibilités… ». Cependant, le poète affirme et assure sa démarche. Ainsi de cette conférence à la Mutualité le 23 avril 1959 : « Une œuvre valable a un contexte national. Je veux dire qu’une œuvre ne se produit pas comme le fruit isolé d’un homme de génie sans lien avec ses contemporains. Une œuvre a un contexte, qui est en particulier l’ensemble de la littérature de son temps, et l’héritage littéraire de sa nation… ma liberté réside précisément en ce que je ne sois pas plus asservi aux vers d’un type qu’aux vers de l’autre. Je ne me laisse pas cantonner à une forme, puisque en aucun cas, je ne considère la forme comme une fin, mais comme un moyen… ». Par la suite, Wasselin fait judicieusement remarquer que les livres ultérieurs seront de longs « poèmes » comme Les Poètes (1960), Le Fou d’Elsa (1963), L’Élégie à Pablo Neruda (1966), Les Chambres (1969). Seuls Le Voyage de Hollande (1964) et Les Adieux (1981) seront des recueils alors que Il ne m’est Paris que d’Elsa (1964) est une anthologie. A l’exception de Cantate à André Masson, Les Adieux paru en novembre 1981, soit treize mois avant la disparition du poète, ne regroupe que des poèmes écrits entre 1958 (pour Les Échardes, si l’on en croit la date de parution) et 1973 (si l’on se réfère aux dates de prépublication). Retrouver, dans le travail poétique de la forme, la cohérence et la logique d’une œuvre, voilà le but fixé par Lucien Wasselin dans cet essai. C’est réussi, car en convoquant les études existantes (Barbarant, Marie-Thérèse Eychart) pour développer sa propre approche, il offre une vision claire en rendant accessible l’ensemble du parcours poétique d’Aragon. Un peu à l’image de cette phrase : « Face aux échecs de sa vie, Aragon met donc en œuvre tout son métier, ce métier qui lui a servi depuis Dada jusqu’à ses poèmes les plus récents ».
Aragon, la fin et la forme de Lucien Wasselin Recours au poème éditeurs, format numérique, www.recoursaupoemesediteurs.com