Emmanuel Faye invite à revisiter l’œuvre de la philosophe au regard de sa proximité avec la pensée de celui dont elle fut l’élève, la maîtresse et l’apologiste après guerre.
Hannah Arendt et Heidegger… Ce pourrait être un beau roman, une belle histoire, comme dit la chanson. Film et roman d’ailleurs il y a eu. La jeune étudiante juive, maîtresse de son si brillant professeur, devenue elle-même une intellectuelle prestigieuse teintée de marxisme, renouant après guerre et après la Shoah avec son ancien amour. Au grand dam d’ailleurs de Mme Heidegger légitime, présentée par contraste comme une potiche en oubliant qu’elle fut une nazie de la première heure. Hors même cette vision pour presse du cœur, ces retrouvailles n’ont eu de cesse d’interroger ceux qui avaient de Heidegger une vision nettement plus noire que celle du « plus grand philosophe du XXe siècle » en tant que penseur de « l’être ». Comment Hannah Arendt avait-elle pu l’exonérer de son adhésion au nazisme et surtout de son silence de plomb (à deux exceptions près, mais d’une terrible ambiguïté et le mot est faible) sur l’extermination systématique de six millions d’êtres humains au seul motif qu’ils étaient juifs comme elle-même, cela jusqu’à en faire jusque dans les années 1960 « un roi secret de la pensée ».
En 2005, en publiant Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, Emmanuel Faye secouait rudement la planète heidegerienne. Avec la publication en cette rentrée d’Arendt et Heidegger, un travail de plus de 500 pages appuyé sur les textes mêmes de l’un et de l’autre, comme sur de multiples archives, c’est en termes de proximité dans la pensée qu’il répond aux questions posées par cette relation, quand bien même il n’attribue pas à Hannah Arendt l’antisémitisme viscéral et le nazisme avéré de Heidegger. C’est aussi l’occasion pour lui de revenir sur la pensée de ce dernier, depuis Être et Temps, en 1927, comme aussi sur les conditions de sa réception après 1945 en France et dans le monde. Il n’est pas possible ici de donner ne serait-ce qu’un résumé de l’argumentation serrée qu’il avance. On se contentera donc d’en signaler trois points. En premier, la tendance, lourde, chez elle, non pas à renvoyer dos à dos bourreaux et victimes de l’extermination, mais à en faire, les uns comme les autres, les rouages presque interchangeables d’une machine de mort qui les dépassait, ce qui recoupe au fond ce que Heidegger dira dans les conférences de Brême de la « fabrication de cadavres » mise au compte de la technique comme « l’agriculture mécanisée ». En second lieu, ce qui en découle, la sous-estimation de la responsabilité des dirigeants nazis avec par exemple le concept de « banalité du mal » appliqué à Eichmann, et la disculpation quasi totale de celle des intellectuels qui soutinrent le régime. Enfin, et ce n’est pas le moindre des arguments, une conception du « vivre ensemble » se recoupant étroitement avec celle du « Dasein » heideggérien, soit l’aventure partagée de la communauté, du peuple, comme il est dit dans Être et Temps, et qui serait au fond « la grandeur interne » du nazisme que Heidegger ne cessera de revendiquer. Si Arendt ne va pas jusque-là, elle n’en partage pas moins avec lui une vision antidémocratique et élitaire, à l’opposé du marxisme qu’on lui attribue parfois.
« Nous sommes confrontés à une conception hautement aristocratique et sélective du politique, écrit Emmanuel Faye, où ce qui seul importe, c’est de savoir “choisir ses compagnons”. (…) Pour s’être résolument et sciemment mise dans les traces de Heidegger, elle en est venue à faire sienne sa vision dévastatrice de la modernité et sa déshumanisation de “l’animal laborieux”. »
Texte paru dans l’Humanité du 25 octobre 2016
Arendt et Heidegger. Extermination nazie et destruction de la pensée, d’Emmanuel Faye. Éditions Albin Michel, 560 pages, 29 euros.