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Art contemporain, le triomphe des cyniques
Par Olivier Jullien

L’arrogance pseudo-provocatrice qui envahit les monuments nationaux est assimilable à une nouvelle esthétique pompière

Jeff Koons trône au château de Versailles et en permanence, à l’entrée de la Fondation Guggenheim de Bilbao comme au Palazzo Grazzi à Venise. Damien Hirst lui tient compagnie dans ce même palais à Venise et partout. Jan Fabre triomphe au Musée du Louvre, éléphant suspendu dans les galeries de Fontainebleau, voiture de course en marbre dans les jardins du même château. La grosse langue autrefois transgressive des Rolling Stones est tracée dans les jardins du château de Chambord...

Les châteaux et les palais seraient-ils pris d’assaut par des oeuvres plébéiennes ? Certains discours voudraient faire croire qu’il s’agirait de cela, de confronter un art vivant à des galeries poussiéreuses et endormies, des institutions conservatrices et des grandeurs passées, que les réactionnaires seraient du côté des outragés, des frileux et grincheux, soucieux de préserver la noblesse de lieux de prestige.

Homard, lapin, en forme de ballons gonflables réalisés en aluminium, toutou gigantesque garni de fleurs, comme un mauvais rond-point de triste carrefour pour Jeff Koons. Crâne gigantesque en seaux à champagne accumulés devant le Palazzo Grazzi, moulage d’un crâne humain incrusté de diamants d’une valeur de 74 millions d’euros, l’oeuvre est la copie en platine d’un crâne du XVIIIe siècle parsemé de 8 601 diamants, dont l’origine a été vérifiée pour s’assurer qu’ils ne proviennent pas d’un marché de contrebande (on a la morale qu’on peut !).

Agneau recouvert d’or, citation pesante des primitifs flamands ; centaines de milliers de scarabées, urines, couteaux et sang pour Fabre le bon à tout ; la provocation rusée garantie et la transgression spectaculaire et outrée comme système, inaugurée par la reine de Belgique ! Si Fabre est ébouriffant et même parfois pertinent et drôle, quel est réellement le propos de l’installer princièrement au Louvre ? Comment penser raisonnablement qu’un artiste soit en mesure de dialoguer avec des siècles d’histoire et de pensée comme de pratiques complexes ?

On voit que même Picasso, de toute sa vie, n’a établi que des liens assez pauvres avec ses maîtres, des couleurs standards de Formica des années 1950 et une approche virtuose et systématique, quoi qu’en disent les médias soumis aux principes des expos spectaculaires. Sa pratique la plus géniale, le cubisme analytique, est absente de ces confrontations au passé, car cela se joue ailleurs et tant mieux.

Hélas !, peu d’articles critiques et peu d’auteurs pour chercher à décoder cette inflation de moyens comme les principes de quantité et du spectaculaire. De même, déplorons la complaisance des « conservateurs » des lieux, qui ouvrent leurs palais à des faiseurs, quand ils ont le soutien des grands argentiers, Pinault par exemple.

Pourtant le message est clair. Quelques représentants omniprésents d’un art dit « contemporain » sont tous, sans exception, les nouveaux artistes pompiers et académiciens bourgeois, la naïveté en moins. De nombreux artistes contemporains vivants et créatifs utilisent aussi l’installation, la monumentalité, et parfois les références au luxe. Il y a des innovateurs dans des domaines variés et des sculpteurs pleins d’intelligence et d’humour. Certains proposent des oeuvres complexes et déroutantes, mais avec un grand humour et des bricolages inventifs.

Quelques-uns encore continuent discrètement à recouvrir des surfaces par des moyens de leurs choix ; si Dubuffet et Reyberolle sont morts dans un silence assourdissant il existe encore des peintres, mais je gage qu’une personne sur mille, y compris dans un milieu éclairé de classe moyenne cultivée, soit capable de nommer trois artistes peintres, contemporains de 40 à 60 ans ! Même Garouste, Blais, Cognée, Favier pour ne citer qu’eux sont inconnus, sans parler de plus âgés, comme Fromanger, Hucleux, Télémaque, Titus-Carmel... et je ne cite ici que ceux résidant en France.
Pendant ce temps, tous les lieux sont envahis et réellement colonisés par des productions spectaculaires, arrogantes, réalisées dans une débauche de moyens, installées dans les boudoirs et les salons, signes non pas d’une vieille aristocratie cultivée, mais de palais dorénavant squattés par les parvenus les plus arrogants, qui par des fortunes et des situations conquises par la fréquentation des milieux du pouvoir s’en arrogent l’usage.
Ces nouveaux maîtres des lieux s’appuient justement sur des productions artistiques absconses pour décourager quiconque de s’identifier et de se les approprier. Le peuple se sent exclu de ces allées de châteaux (est-ce l’objectif ?) qui doivent rester des allées de pouvoir. Paradoxalement on l’y invite par le tapage médiatique, la provocation et le spectaculaire, mais pour l’en exclure quant à la saisie des enjeux.

Les crânes de Hirst, les voitures de sport en marbre, les gigantesques babioles de Koons ont un sens clair et précis, celui de l’arrogance de classe. Perversité : ce sont des messages de même nature que ceux du président, au Fouquet’s, sur son yacht ou dans les piscines que lui prêtent ses commanditaires, où la vulgarité se drape dans le luxe pour amadouer ce qu’ils pensent être le peuple, lui intimant par là de se taire, de fuir ces lieux la tête basse, puisque leurs nouveaux maîtres possèdent et dominent leurs références. L’idée est la même, quand Nicolas Sarkozy entraîne Bigard et Johnny, comme Clavier pour s’approprier ce qu’il croit être la « culture populaire » ; de même, crânes, bagnoles, petits chiens, jouets, vulgarité, sont sans doute les stéréotypes, les clichés que se font des classes populaires les faiseurs contemporains.

Ce kitsch se réfère donc pour parfaire son arrogance provocatrice à certains codes habituels des quelques signifiants des classes populaires, les « nains de jardin » et les « toutous », les objets en ballons gonflables, les méchants canevas de mercerie, les crânes, des tatouages de bidasse, la bagnole de sport, le porno (Koons et la Cicciolina), la culture pop bon marché (la langue des Rolling Stones - rachetée récemment comme logo...).

Manière de se gausser du mauvais goût des classes dominées, manière de s’approprier leurs icônes pour les abrutir encore plus et se les soumettre en les passant à la moulinette de la monumentalité et du luxe, ce que « eux » ne pourront jamais se payer, même pour valoriser leurs propres signes. Il s’agit d’établir la frontière, le mur, entre des mondes, destinés à ne plus se rencontrer. L’esprit, la connaissance, le goût, la sensibilité, la culture et les références n’ont plus cours dans ces oeuvres de pouvoir. Le signe de reconnaissance est le postmodernisme luxueux. Il faudrait maintenant, en manière d’art, prendre son parti que, là aussi, il n’y a plus de sens à chercher, plus d’évolution, ni d’esprit de sérieux ou d’enthousiasme, ni de quête, ni d’idéal, ni bien sûr d’émotion au pays du cynisme roi.

Art de gamins blasés et de bébés rassasiés, d’enfances gâtées. Surcharges pondérales du goût. Insulte délibérée de classe, ces artistes sont complices. La complicité va encore plus loin, quand l’architecture et les institutions s’en mêlent, faisant fleurir des fondations et des musées luxueux, audacieux et architecturalement bavards, comme le Musée d’Orsay en avait montré le chemin, aux missions obscures.

Même à Beaubourg, architecture cohérente, démocratique et lisible, qui à l’origine, en tant que musée, devait abriter, sélectionner et proposer à l’esprit des collections permanentes, permettant de réfléchir, comparer, prendre du recul, évaluer et enfin penser notre époque, c’est le tourbillon spectaculaire des collections et des oeuvres, comme au Palais de Tokyo et dans tous les musées contemporains. Même au Havre, où il est dorénavant impossible de voir des Dubuffet, constamment remplacés par des gloires éphémères.

Ne parlons pas des machines à monumentalité et à spectacle des grandes fondations et des musées récents dont personne n’est en mesure de dire ce qu’elles abritent, le Musée Guggenheim de Bilbao en étant le plus flagrant modèle. Le bilan est celui d’une époque qui ne se donne plus les moyens de réfléchir, de penser, de comparer, de prendre du recul, de voir, revoir et assimiler, mort des musées.

Je ne dis pas ici que les grands bourgeois aient forcément mauvais goût, les fondations, Gulbenkian de Lisbonne et Thyssen de Madrid, Saatchi à Londres, entre autres, le montrent, à l’évidence, mais de même qu’un capitalisme financier repose de plus en plus sur des bulles spéculatives et des valeurs virtuelles, une esthétique, un art de la spéculation, de l’artifice et de l’excès voient le jour.

Je dirai deux mots de ce qui me motive : enseignant et conférencier en arts plastiques et culture artistique, artiste modeste et sincère, connaissant des dizaines de compagnons et compagnes d’anonymat, comme des centaines de jeunes créateurs, destinés à former les futurs acteurs de l’art contemporain, je suis scandalisé par l’arrogance de certaines postures et de la place significative qui leur est accordée, je suis atterré par l’absence totale de réactions des sociologues, des penseurs, des critiques, des journalistes, et certainement frustré, comme des milliers d’artistes de tous horizons des inégalités de traitement médiatique et marchand.

Olivier Jullien est agrégé, plasticien, et conférencier en histoire de l’art (Ecole Normale Supérieure)

Article paru dans Le Monde du 27 novembre 2008


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