On ne pourra pas reprocher cette année au jury du Goncourt d’avoir privilégié un certain académisme dans l’attribution du prix à Pierre Lemaitre. Celui-ci, auteur de romans policiers reste attaché à cette forme et la trame de son livre Au revoir là-haut reste celle d’un polar. Pas d’un thriller, non d’un polar. Le style est enlevé, la phrase façonnée, l’histoire alerte et le thème bien dans l’air du temps : les célébrations du centenaire de la Grande guerre.
Le roman est construit sur un double meurtre, sur une tentative d’assassinat, et sur une double escroquerie. Le héros de cette aventure, un certain Albert Maillard, pleutre, craintif dans ses rapports aux autres mais pas au front, affublé d’une timidité maladive, meurt et ressuscite par le concours inopiné d’un soldat, Édouard Péricourt. Au même moment, dans la bataille de la côte 113, celui-ci perd, du fait d’un éclat d’obus, sa mâchoire inférieure. Ces deux faits vont sceller la destinée des deux hommes dans une amitié fusionnelle dont on se dit qu’elle ne peut être que celle de frères d’armes. Les deux hommes sont dissemblables au possible, l’un vague comptable miteux, l’autre artiste un brin érotomane, rejeton d’une famille bourgeoise à la fortune colossale. Entre eux, la lutte des classes ne sera pas, mais elle infuse, instillée par leurs rapports complexes servis par une écriture en demi-teinte. Entre eux se dressera un lieutenant, Henri d’Aulnay-Pradelle, au nom particulé, sans le sou, d’une ambition féroce et aveugle, arriviste patenté qui veut faire son entrée dans le monde, dans le grand monde, et du même coup, celui des affaires.
Les uns vont monter une escroquerie au monument funéraire, l’autre, aux cercueils et aux honneurs que la Patrie, sur la voie de la reconnaissance, se décide d’accorder parcimonieusement aux héros disparus. Les affaires se déploient, virevoltent sous la plume de Lemaitre, une plume qui prend alors des allures balzaciennes.
L’auteur n’hésite pas à prendre à partie le lecteur dans le début du roman, histoire de l’attraper et de ne plus le lâcher. La moralité n’est l’apanage de personne dans ce récit que l’on lit avec plaisir et passion. Les descriptions du champ de bataille prennent à la gorge tant dès la fin octobre 1918, tout le monde sait que la partie est ficelée mais que pour des considérations de prestige et de promotion, il faut encore livrer du sang à une terre qui n’en peut plus. Au fil des pages, des personnages inouïs surgissent, comme extirpés d’une bande dessinée de Tardi, tels Antonapoulos ou un certain Merlin à la truculence Cripurienne, chère à Louis Guilloux, sculptés avec finesse dans la veine de ces romans qui lient le lecteur à la prose.
C’est une bonne nouvelle que le jury du Goncourt, parfois décrié, ait choisi cette œuvre que l’on peut qualifier de populaire. Alors qu’il n’y a rien d’inventif dans l’écriture, qu’elle ne marquera pas la littérature dans son cheminement historique, il est bien de souligner les qualités de construction et d’architecture de ce roman. Celui-ci a des moments de folie, des moments de délires jubilatoires. Ainsi, pour cacher son infirmité de gueule vraiment cassée, Édouard avec une petite fille, se façonne des masques, un par jour, toujours plus surprenants les uns que les autres. Il poussera sa folie, toujours masquée, jusqu’à s’habiller en plein Paris d’un costume colonial avec des ailes vertes dans le dos, les résidus d’un plumeau décati. Voilà, il y a de la folie, de l’humour (parlant d’une femme, Lemaitre écrit qu’elle n’est pas mal de face mais encore mieux de dot !), de l’analyse sociologique dans cette œuvre. Elle s’aborde avec plaisir et ouvre en grand les portes de la réflexion historique nécessaire pour le centenaire de la boucherie.
Au revoir là-haut de Pierre Lemaitre. Albin Michel. 22,5 euros.