Dans un livre roboratif, L’Histoire continue, Georges Duby, le grand historien français du Moyen âge, revenait sur son parcours et son métier, à travers un tableau vivant de l’école historique française, et de la fameuse Ecole des Annales, fondée par Lucien Febvre et Marc Bloch, qui a révolutionné l’enseignement de l’histoire. Un clin d’œil aussi, alors que certains vaticinaient « la fin de l’histoire » sur les thèses de Francis Fukuyama.
Au chapitre VIII il rend hommage à « l’influence de la pensée marxiste sur [sa] façon de réfléchir sur le passé… N’ayant jamais été stalinien je n’éprouve pas le besoin de me racheter en vitupérant les communistes… Pour ma part, je n’allais pas jusqu’à prendre le marxisme pour une science, comme beaucoup de mes amis, comme Althusser… Mais Althusser me passionnait lorsqu’il désignait l’idéologie comme une illusion inéluctable au sein de toute formation sociale… L’architecture de « Guerriers et paysans » repose presque entièrement sur les concepts de classe et de rapport de production. J’y use d’un modèle, celui de la lutte des classes, que Marx a forgé en observant la société de son temps. Sautant par-dessus les siècles, j’osai le projeter sur un système social tout à fait différent de celui du XIXème siècle. Et cette projection arbitraire se révéla très efficace, mais justement, parce que ce transfert révélait des discordances et l’inadéquation du modèle, il me fit percevoir plus clairement les caractères originaux et les mécanismes de la seigneurie. Ma dette envers le marxisme est immense. Je me plais à en faire état. Par loyauté… Je peux alors répéter très haut combien me fut salutaire, entre 1955 et 1965, usant du prodigieux instrument d’analyse qu’est le marxisme, d’examiner de plus près comment les richesses sont produites et distribuées au sein d’une formation sociale et tout ce qui enracine celle-ci dans la matière. »
La « somme » laissée par cet historien a profondément changé notre connaissance du Moyen âge. A partir des rares documents (l’écriture disparaît en Occident aux 7e et 8è siècles) et des vestiges archéologiques, il nous livre une analyse fine des structures et des techniques agricoles (cf. L’Economie rurale et la vie des campagne dans l’Occident médiéval ou Guerriers et paysans), de l’organisation des pouvoirs après la disparition de l’Etat et sa lente reconstitution, Les trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme ou Le chevalier, la femme et le prêtre ), de la poussée démographique liée aux progrès techniques qui ont permis d’améliorer l’outillage et l’alimentation, de défricher de nouvelles terres, enfin de la renaissance progressive des villes et du commerce, les libertés conquises de haute lutte.
Autre œuvre marquante, celle d’Eric Hobsbawm, récemment disparu. Il est l’auteur d’une « synthèse inégalée » sur le long XIXème siècle (1789-1914), scandée en trois « étapes », L’ère des révolutions (1789-1848), L’ère du capital (1848-1875), L’ère des empires (1875-1914). Son intérêt pour les « obscurs et sans grade » l’amène à écrire sur Les bandits, dont il analyse le phénomène à travers l’histoire sociale… Et à examiner les concepts de Nation et nationalisme.
Avec Aux armes, historiens !, paru en 1990, mais édité en France en… 2007, il revient sur « deux siècles d’histoire de la Révolution française » pour croiser la plume avec François Furet sur son approche révisionniste de la Révolution, et démontrer combien l’événement continue de susciter l’intérêt et la recherche historique dans le monde !
« Les historiens qui veulent répondre à des questions portant sur le passé ne peuvent se dispenser d’une interprétation historique enracinée dans le contexte contemporain, tant intellectuel que sociopolitique, tant existentiel qu’analytique. Cette exigence vaut peut-être aussi pour les interrogations sur le présent. La question n’est pas de démontrer à partir d’archives et de calcul que rien n’a vraiment changé entre les années 1780 et les années 1830. Tant que l’on n’aura pas intégré le fait que les peuples eurent alors, ou ont encore, le sentiment de vivre une ère de révolution – un processus qui a bouleversé le continent et va continuer à le transformer -, on ne comprendra rien à l’histoire du monde depuis 1789. »
Eric Hobsbawm va être victime en France d’une censure qui en dit long sur les connivences entre les milieux de la recherche, de l’édition et des médias, et leurs a priori idéologiques. Son livre L’Age des extrêmes : Le Court Vingtième Siècle 1914-1991 fut frappé d’interdit parce qu’il restait fidèle à l’analyse marxiste et était membre du Parti Communiste anglais (jusqu’en 1991). On ne s’étonnera pas de trouver dans cette « coterie » des historiens (Pierre Nora), éditeurs et journalistes de marché, qui ont relayé les thèses de Furet (cf. la revue Le Débat). Traduit dans toutes les langues, ce livre fut mis à la disposition des lecteurs français grâce à l’intervention du Monde diplomatique et d’un éditeur belge, Complexes.
Cet ouvrage a fait date par son éclairage du siècle écoulé, depuis les horreurs et les conséquences du 1er grand conflit mondial (qui voit naître le siècle) et du second, l’espoir levé à l’Est avec la révolution d’Octobre, ses vicissitudes et les avancées qu’elle a rendues possibles tant pour les peuples du tiers monde que des pays capitalistes, jusqu’aux grandes conquêtes liées aux progrès techniques, scientifiques et culturels, et aux luttes sociales : espérance de vie, qualité et niveau de vie, progrès démocratiques et sociaux. « L’implosion » de l’Union soviétique marque la fin du siècle et ouvre un cycle d’incertitudes dont nous ne sommes pas sortis.
« Ce qui est en crise, ce sont les croyances et les principes sur lesquels se fondait la société moderne depuis que les Modernes avaient gagné leur fameuse bataille contre les Anciens à l’aube du XVIIIème siècle : ces postulats rationalistes et humanistes, communs au capitalisme libéral et au communisme, qui ont rendu possible leur brève, mais décisive alliance contre le fascisme, qui les rejetait.[…] A la fin de ce siècle, il est devenu possible pour la première fois de voir à quoi peut ressembler un monde dans lequel le passé, y compris « le passé dans le présent », a perdu son rôle, où les cartes et les repères de jadis qui guidaient les êtres humains, seuls ou collectivement, tout au long de leur vie, ne présentent plus le paysage dans lequel nous évoluons, ni les mers sur lesquelles nous faisons voile : nous ne savons pas où notre voyage nous conduit ni même où il devrait nous conduire. »
« Je crois que l’une des rares choses qui nous séparent d’une descente accélérée vers les ténèbres est l’ensemble des valeurs héritées su siècle des Lumières » écrit-il dans « Barbarie, mode d’emploi » in « Marx et l’Histoire. »
A travers ses écrits, Hobsbawm estimait avoir « fourni une réponse au cri de l’homme pauvre. »
Article paru dans le Patriote-Côte d’Azur. Novembre 2012
Llire également sur le site : entretien avec Eric Hobsbawm