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Barbara Kingsolver – Sur les piquets de grève. Les femmes dans la grande grève des mines d’Arizona en 1983
La critique de Michel Hery

En juillet 1983, les négociations pour le renouvellement de l’accord d’entreprise entre le groupe Phelps Dodge et les syndicats de plusieurs de ses sites d’extraction et de traitement du cuivre en Arizona échouent. Les exigences du patronat étaient inacceptables : baisse des salaires (dans une période de forte inflation), diminution des jours de congés et des prestations sociales (maladie et retraite). Les syndicats étaient pourtant arrivés à la table des négociations en acceptant un gel temporaire des salaires. Peu de temps auparavant, Reagan avait licencié l’ensemble des contrôleurs aériens et dissous leur syndicat. Dès le début, l’intransigeance de la direction fait penser aux travailleurs qu’il ne s’agit pas seulement de faire des économies mais que Phelps Dodge a décidé d’en finir une fois pour toutes avec l’implantation d’une organisation syndicale parmi son personnel, afin d’avoir les mains libres dans la liquidation de tous les conquis sociaux (maladie, congés, retraite). Compte tenu des conditions de travail extrêmement pénibles (travail à la chaleur dans une fonderie, exposition à des polluants irritants et/ou cancérogènes comme le dioxide de soufre ou des oxydes d’arsenic), de l’organisation mise en place par la direction pour les non-syndiqués (jusqu’à 28 jours de travail consécutifs sans jours de congés, journées de 12 heures dans des conditions de chaleur extrêmes, etc.), les travailleurs n’ont pas vraiment d’autre choix que de refuser les propositions de la direction. En l’absence d’accord, la grève est donc inévitable.

Barbara Kingsolver, davantage connue pour ses romans, a retracé les 18 mois de cette grève dans Sur les piquets de grève. Les femmes dans la grande grève des mines d’Arizona en 1983. Elle a été un témoin privilégié du conflit qu’elle a accompagné tout au long.

Elle nous fait découvrir le contexte d’une entreprise présentant de nombreux points communs avec les sociétés charbonnières françaises, que ce soit avant ou après leur nationalisation. Cette entreprise organise la vie des travailleurs à travers le logement (la plupart des employés sont locataires de la compagnie), les magasins. Elle gère aussi le système de santé : les consultations en dehors des hôpitaux appartenant à la compagnie ne sont pas remboursées. Les bourgades dans lesquelles les usines sont implantées sont des communautés très isolées dans le désert, à deux heures de route de la ville la plus proche.

Ces communautés sont ethniquement majoritairement d’origine mexicaine, mais les familles sont implantées depuis de nombreuses générations en Arizona, avant que l’Etat ne rejoigne l’Union en 1912. Dans les faits, il existe une ségrégation raciale dans l’habitat (les Hispano-Américains habitent dans le bas de la ville, les Blancs dans le haut) comme dans l’usine : les Hispano-Américains sont cantonnés à des emplois peu qualifiés, mal payés et leur progression professionnelle et salariale est ralentie. Cependant, à force de luttes et de grèves, l’implantation d’un syndicat a permis de remédier en partie à cette discrimination. Ce qui explique le fort attachement des travailleurs à leur organisation syndicale à laquelle ils appartiennent de père en fils, et dans certains cas de père en fille.

En effet, les femmes ont commencé à rejoindre les usines pendant la seconde guerre mondiale, dont elles ont été plus ou moins chassées après la victoire. A l’époque de la grève, malgré les rebuffades de la direction, l’absence de soutien du syndicat, voire l’opposition de leurs maris ou de leurs familles, elles sont à nouveau représentées, mais très minoritairement, dans l’effectif. Les interviews menées par Barbara Kingsolver montrent leur fierté d’avoir su s’imposer dans un monde d’hommes où elles n’étaient pas les bienvenues (par exemple, aucun congé n’était prévu pour la maternité, tout devait être négocié au cas par cas). Ce contexte difficile les a conduites naturellement vers le syndicat, en particulier pour lutter contre le harcèlement sexuel ou les discriminations dont elles étaient victimes en tant que femmes.

Dès le début de la grève, les travailleurs font face à la brutalité de l’entreprise, mais aussi des corps constitués : les travailleurs sont licenciés sous des prétextes fallacieux, l’entreprise embauche des jaunes (à un tarif bien inférieur à celui qu’elle payait à ses salariés), le gouverneur (démocrate) de l’Etat envoie la garde nationale pour réprimer les grévistes, les jaunes obtiennent le droit de porter des armes pour se « protéger », ce qui est refusé aux travailleurs, les piquets de grève sont limités en nombre de personnes et tout est fait pour leur compliquer la tâche y compris par des agressions, etc. Des menaces sont proférées quant aux logements (dont beaucoup appartiennent à l’usine). A plusieurs reprises des travailleurs ou des conjoints de travailleurs sont emprisonnés pour des délits imaginaires (avec des peines potentielles de plusieurs années de prison) et libérés après versement de cautions très élevées, en l’attente de jugement. En parallèle, les médias se déchaînent contre ce qu’ils désignent sous le nom de « nantis de la mine », fauteurs de troubles pour ne pas vouloir accepter la loi du marché.

Barbara Kingsolver s’attache plus particulièrement à décrire la lutte spécifique des femmes, employées à l’usine elles-mêmes ou conjointes de travailleurs. Elle décrit leur participation croissante à la lutte. Imposée d’une part parce que les hommes licenciés doivent souvent partir chercher du travail ailleurs, mais surtout parce que, notamment à travers la création d’un Corps des auxiliaires féminines, les femmes veulent s’impliquer davantage dans la lutte. Ce Corps en viendra à la fin du conflit à prendre une très forte autonomie vis-à-vis du syndicat, auquel il s’opposera quand ce dernier en viendra à rechercher (en vain) un dernier compromis avec l’entreprise. Les femmes auront d’abord un rôle primordial dans la tenue quotidienne des piquets de grève sur lesquels elles seront confrontées à une très forte agressivité des jaunes, de l’entreprise et de la garde nationale. Elles joueront aussi un rôle déterminant dans l’organisation de la solidarité pour la vie quotidienne : ravitaillement, collecte de fonds, lutte contre les expulsions. Mais elles iront bien au-delà : elles seront les éléments les plus actifs dans la recherche de soutiens nationaux et internationaux, auprès des organisations syndicales (souvent réticentes, surtout vis-à-vis d’initiatives portées par des femmes) mais aussi en direction d’un public plus large.

Les femmes hispano-américaines, très majoritaires, vont progresser rapidement sur la voie de l’émancipation. Dans un contexte jusqu’alors très ségrégationniste (très peu de mariages inter communautés), elles vont sortir du cadre domestique, construire des solidarités fortes. Même pour celles qui avaient déjà un emploi à l’extérieur, usine ou ailleurs, cette mobilisation féminine marque un tournant : elle va les amener à revoir leur conception du couple, du partage des tâches ménagères, de l’éducation des enfants. Beaucoup d’entre elles en sortiront transformées. Elles découvrent en particulier que leur habitude de gérer toutes les difficultés de la vie courante les a rendues beaucoup adaptables que leurs époux aux multiples situations extraordinaires qu’elles vont vivre au cours du conflit.

Au bilan, aucun accord ne sera jamais signé entre Phelps Dodge et le syndicat. L’entreprise, confrontée à de nombreux dysfonctionnements liés à la grève et à la formation insuffisante des jaunes (peu motivés par ailleurs par des salaires de misère et des conditions de travail très difficiles) finira par fermer une part significative de ses installations. Au niveau judiciaire, l’Etat d’Arizona ne poursuivra pratiquement aucun des prévenus, montrant qu’il s’agissait juste d’intimidations arbitraires n’ayant aucune chance de se traduire par une condamnation en cas de passage devant un jury. La plupart des prévenus obtiendront des dommages et intérêts significatifs quand ils attaqueront l’Etat pour détention abusive.
Mais pour les femmes, la vie a changé : elles ont découvert un autre horizon.

Barbara Kingsolver – Sur les piquets de grève. Les femmes dans la grande grève des mines d’Arizona en 1983 (Les bons caractères, 2022).


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