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Bengale, 1943 : une famine oubliée
Par Eric Le Lann

Après le Parlement européen, l’Assemblée nationale vient d’adopter une résolution sur la famine en Ukraine dans les années 1932-1933, qu’elle « reconnaît et condamne comme génocide ».

Est-ce bien le cas ? Voyons d’abord ce qu’écrit à propos de cet événement un historien qui n’est pas suspect de la moindre sympathie pour l’Union soviétique ni de la moindre clémence vis-à-vis des crimes de l’époque stalinienne auxquels il a consacré l’essentiel de ses travaux, Nicolas Werh. Dans l’édition la plus récente du livre Histoire de l’Urss (2020), Nicolas Werth aborde la famine en URSS en 1932 (pages 166 et 167). Il considère qu’elle est le résultat de l’augmentation des prélèvements de l’Etat sur la récolte des kolkhozes, dans le contexte d’une récolte médiocre après la collectivisation des terres, dans le but de financer des achats d’équipements industriels par l’exportation. Cette famine, explique Nicolas Werth, toucha des régions diverses de l’Union soviétique, et plus durement la région de la Volga, le Kouban, le Kazakhstan et l’Ukraine. A propos de l’Ukraine il conclut ainsi :« Qualifié de génocide par le Parlement ukrainien en 2006, le Holodomor a été cependant très différent de l’Holocauste. Il n’avait pas pour but l’extermination de la nation ukrainienne dans sa totalité (…) Il fut motivé et élaboré sur la base d’une rationalité politique et non pas sur des fondements ethniques ou raciaux ».

S’agit-il alors d’un génocide au sens du droit international comme le proclame l’Assemblée nationale ? La définition du crime de génocide dans le droit international est la suivante : « l’un quelconque des actes ci-après commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux » (article 2 de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide adoptée par l’assemblée générale des Nations unies le 9 décembre 1948). Selon l’un des historiens qui dénoncent le plus farouchement la responsabilité des autorités soviétiques dans cette famine, elle n’a pas donc pas de « fondements ethniques ou raciaux ». On voit mal alors comment justifier la qualification de génocide, en tout cas tel qu’il est défini dans le droit international. Pourtant, la résolution adoptée le 28 mars 2023 « reconnaît officiellement le caractère génocidaire de la famine forcée et planifiée par les autorités soviétiques à l’encontre de la population ukrainienne en 1932 et 1933 ». A l’évidence, il s’agit là d’une opération de propagande politique qui escamote la réalité historique.

Si l’Assemblée nationale était vraiment animée de la volonté que le souvenir des grandes famines qui marquèrent l’histoire de l’humanité ne se perde pas et que toutes les leçons en soient tirées, elle aurait pu consacrer un peu de son temps à la famine qu’a subi le Bengale en 1943, il y a donc 80 années, famine qui fit 3 à 4 millions de morts [1] et entraina des souffrances tragiques pour des dizaines de millions d’hommes, de femmes, d’enfants, et qui eut lieu sous la responsabilité d’un gouvernement européen, dirigé par le chef d’un parti qui est encore au pouvoir en Grande-Bretagne, le parti conservateur.

Le livre de Madhusree Mukerjee « Le crime du Bengale. La part d’ombre de Winston Churchill » constitue à ma connaissance la seule source fouillée accessible en France sur cet événement tombé dans l’oubli – on verra plus loin pourquoi. Il montre de manière éclatante que cette famine aurait pu être évitée et qu’elle doit tout à des décisions politiques. C’est sur ce livre que s’appuie cet article.

1942 : la politique de la terre brûlée au Bengale

Pour comprendre ce qui se passe au Bengale en 1943, il faut d’abord revenir en 1942. Le Japon occupe la Birmanie, jusque là colonie britannique. Le Bengale frontalier est alors placé sous la menace de l’armée japonaise [2]. « Le gouvernement de l’Inde, écrit Madhusree Mukerjee, avait été pris à l’improviste par l’occupation de l’Asie du Sud-Est par le Japon. Jusque-là, on estimait que les menaces éventuelles viendraient de la Russie [3] (…) Pire les autorités n’avaient pas prévu que les importations de riz seraient interrompues par la conquête japonaise, pas plus qu’une solution de rechange en ce domaine ». De plus, le vice-roi des Indes, Victor Hope marquis de Linlithgow, craint une 5ème colonne au Bengale, en Assam, au Bihar, et en Orissa. Cette crainte est d’autant plus vive que l’Empire britannique a refusé toutes les offres du Congrès national indien, prêt à soutenir les Britanniques dans la guerre dès lors qu’on avancerait dans la voie de la décolonisation à son issue, et qu’il a jeté en prison des dizaines de milliers de ses militants, dont Gandhi [4]. En 1942, face à cette obstination, un des leaders du Congrès national indien, Subhas Chandra Bose, constitue une « armée nationale indienne » avec les soldats indiens prisonniers des Japonais, dans le but de libérer l’Inde de l’occupation britannique.

Dans ce contexte, les autorités britanniques décident de ce qui sera la 1ère cause de la famine : une politique de la terre brulée, baptisée « politique du refus », dans les régions menacées. Les stocks ne doivent pas être laissés sur place pour ne pas tomber entre les mains des Japonais en cas d’invasion. Ils sont réquisitionnés, voire jetés à la mer ou dans les cours d’eau. Les moyens de transports du Sud et de l’Est du Bengale, notamment les bateaux, essentiels à l’économie du delta du Gange, et même les bicyclettes, sont également confisqués. Sur les 66500 bateaux enregistrés, les 2/3 furent rendus inutilisables dans les régions cotières du Bengale. Résultat, « la récolte de riz de la fin 1942 ne peut être transportée des régions où il était en surplus vers celles où il manquait qu’au prix de grandes difficultés » . En outre, l’activité de la pêche est gravement touchée par la destruction des bateaux. Sur les stocks préservés de la destruction, on impose au Bengale de poursuivre les exportations.

Le Vice-roi des Indes avertit en 1942 de la détérioration de la situation sanitaire au Bengale, aggravée par un cyclone, et estime qu’il va manquer 2 millions de tonnes de riz. Mais quand les premiers signes de famine apparaissent, les autorités décident que les problèmes alimentaires doivent être gérés au sein de chaque région de l’Inde. C’est pourquoi la bonne récolte dans le Nord-Ouest de l’Inde ne sera d’aucun secours pour le Bengale. Et quand la spéculation s’installe sur cette récolte, les autorités britanniques se refusent à tout politique de réquisition. La raison ? De nombreux fils de cultivateurs du Nord-Ouest servaient dans l’armée britannique et rien ne devait entamer leur moral. Ainsi un rapport des services de renseignement craint « ce que serait la réaction d’un très grand nombre de soldats de cette région qui servent outre-mer, sans distinction de religion ou de communauté, à la réception de lettres les informant que leurs maisons ont été investies et leurs familles insultées sous prétexte de réquisition, et que leurs légitimes profits réalisés sur leurs productions vivrières leur étaient arrachés ».

Malgré la famine, « les exportations de riz et de blé se poursuivirent durant l’année 1943, au moins jusqu’en juillet ». Même les autorités britanniques en Inde en vinrent « à traiter le problème alimentaire au prisme des besoins de la Grande-Bretagne ».

Sur la base de ces seuls faits, la responsabilité des autorités britanniques est déjà lourde, mais elle ne s’arrête pas là : « les Britanniques refuseront non seulement les offres de céréales venus d’adversaires [5], mais même celles de pays amis ». « L’Australie peut fournir tout le blé nécessaire aux indigents en Inde », déclare un ministre australien. Après plusieurs réunions du cabinet de guerre sur le sujet, le secrétaire d’État à l’Inde, Amery n’obtiendra finalement un feu vert que pour l’envoi de 50.000 tonnes de blé dont la destination initiale était Ceylan. Le Canada veut envoyer 100.000 tonnes de blé, mais Churchill s’y oppose car il s’agirait, dit-il d’une « perspective anti-économique » ! Ce n’est que le 16 décembre 1943 qu’il fut décidé, lors d’une réunion du cabinet de guerre tenue en l’absence de Churchill malade, d’autoriser au moins un chargement de blé du Canada. Un responsable britannique écrira qu’il aurait été « extrêmement gênant » de détourner des bateaux vers l’Inde, car « cela aurait confirmé les soupçons des Américains, à savoir que les Britanniques leur avaient soutiré plus de moyens de transports qu’ils n’en avaient réellement besoin ». Madhusree Mukerjee montre que les envois de céréales furent sans cesse retardés, pour n’arriver finalement que dans la dernière partie de l’année 1943, au compte-goutte, bien loin des besoins.

Un traitement différencié au sein de l’Empire britannique

Durant cette période, de toutes les parties de l’Empire britannique et des États-Unis, les vivres affluent et gonflent les stocks de la Grande-Bretagne. Selon les travaux de l’historien Hancock et de l’économiste Gowing, « les niveaux minimums de sécurité alimentaire requis avaient été considérablement et même sauvagement surestimés ». 2 millions de tonnes seront encore expédiés en Grande-Bretagne depuis l’Océan indien durant l’été 1943. « Ces expéditions (vers la Grande-Bretagne) contribuèrent au déclenchement de la famine au Bengale mais eurent pour effet de grossir encore les stocks excédentaires de Grande-Bretagne », écrit amèrement Madhusree Mukerjee.

L’Inde contribue pourtant massivement à l’effort de guerre britannique, ce que reconnaît le secrétaire d’État à l’Inde, Amery : « nous retirons de l’Inde beaucoup plus que ce que nous considérions possible », « l’Inde paye beaucoup plus que ce que nous avions envisagé ».

Les travaux de Madhusree Mukerjee sur les archives montrent la responsabilité écrasante de Churchill dans ces décisions, à toutes les étapes. Dès qu’un ministre fait preuve de la moindre compassion, il se déchaine pour éviter tout secours au Bengale.

Nombre de ses déclarations et de ses écrits montrent qu’il est animé par une haine raciste farouche des Indiens. Il proclame ainsi : « je hais les Indiens. C’est un peuple brutal avec une religion bestiale » [6]. Ou encore : c’est « le peuple le plus bestial juste après les Allemands » [7]. Faisant fi de toute réalité, il écrit aussi : « ils doivent apprendre comme nous à ne compter que sur eux-mêmes » [8]. Il dira encore à son secrétaire particulier : « les Indiens sont une race répugnante qui se protège de la ruine qui l’attend par la prolifération ». Il souhaite que le maréchal de l’air Arthur Harris puisse « envoyer quelques-uns de ses appareils surnuméraires pour les détruire » [9]. On ne peut s’empêcher de penser à Charles Trevenyan accueillant au siècle précédent la famine en Irlande comme une bénédiction et s’opposant à ce titre, au sein du gouvernement britannique, à tout envoi d’aide aux Irlandais.

Le secrétaire d’état à l’Inde, Amery, écrit : « Winston a peut-être raison quand il dit que la disette dont souffrent les Bengalais malingres, de toute façon sous-alimentés, est moins grave que celle des vigoureux Grecs, mais il ne tient pas suffisamment compte du problème des responsabilités de l’Empire dans ce pays » [10]. Le 4 août 1944, Amery compare Churchill à Hitler : « j’ai perdu patience et je n’ai pu m’empêcher de lui dire que je ne voyais pas beaucoup de différence entre ses vues et celles d’Hitler, ce qui ne le vexa pas peu. Je ne suis pas du tout sur que sur ce sujet de l’Inde il ait toute sa raison » [11].Les soldats de l’armée britannique présents en Inde semblent avoir fait preuve de davantage de compassion : selon un rapport, « ils nourrissent les mendiants avec leurs rations personnelles, même s’ils savent qu’ils désobéissent aux ordres » [12].

Churchill est épaulé dans son obstination à refuser toute envoi de vivres par Lindeman, devenu Lord Cherwell, d’abord conseiller puis au poste de paymaster general au sein du gouvernement britannique. Les conceptions de Lindeman sont celles des nazis. « Lindeman imaginait que la science pourrait concevoir une race d’être humain qui seraient gratifiés de la mentalité de l’abeille ouvrière. » Le résultat serait une société parfaitement paisible et stable « dirigée par des surhommes et servie par des ilotes ». Pour lui, « l’abdication de l’homme blanc » était « la pire calamité du 20ème siècle » [13].

Sur un autre plan, relevons aussi que les conceptions de Churchill s’inscriront en tout point dans la politique de division entre indous et musulmans pratiquée par la Grande-Bretagne en Inde [14]. Il ne partage pas « le désir d’encourager et de promouvoir l’union des communautés hindoues et musulmanes » car dans ce cas « les communautés s’uniraient pour nous montrer la porte ». Il salue en mars 1940 la demande de la Ligue musulmane d’un Etat séparé.

Après la famine, l’organisation de l’oubli

Une commission d’enquête fut créée en 1944, mais des dossiers disparurent mystérieusement, comme celui sur l’offre de blé du Canada ou la correspondance entre le secrétaire d’État à l’Inde et les autorités britanniques en Inde. Des notes du cabinet de guerre manquent pour les périodes décisives ou sont caviardées.
En 1947, Churchill fit écrire un récit de la 2ème Guerre mondiale par des historiens. La famine du Bengale n’eut droit qu’à « une mention fugitive qui finit dans les appendices. Ce qui peut expliquer pourquoi la famine est presque totalement absente des dizaines de milliers d’ouvrages écrits sur cette guerre ». Aujourd’hui encore, cet événement est quasiment rayé de la mémoire en Occident.

Le parallèle entre la mémoire de la famine du Bengale et celle la famine soviétique des années 30 est édifiant. D’un côté Staline et les dirigeants soviétiques de l’époque sont condamnés sans appel, de l’autre la responsabilité de Churchill et des dirigeants britanniques n’est même pas posée, et le premier responsable de la famine est adulé, avec une statue sur une des plus prestigieuses avenues de Paris. Dans les 2 cas, les souffrances endurées par des dizaines de millions d’êtres humains sont atroces. Pour ce qui est de juger rétrospectivement de la responsabilité morale des dirigeants, les choses sont plus complexes. Dans un cas, le blé qui manque à des êtres humains a été réquisitionné pour des achats d’équipements industriels pour un pays miséreux, sorti dévasté de la Première guerre mondiale, de la guerre civile et des interventions étrangères qui suivirent la révolution. Dans l’autre, les céréales qui manquent aux Bengalis ont été détruites dans le cadre d’une politique de la terre brulée, puis celles qui auraient pu les secourir, venant des 4 coins de la planète, sont réservées par les autorités à ce qu’elles considèrent comme la « mère-patrie », la Grande-Bretagne. Quelles sont les décisions les plus révoltantes ? La question est plus complexe à trancher que ne le donnent à penser les résolutions, ou l’absence de résolution dans le cas du Bengale, des parlements européens et français.

Il ne s’agit pas de nier que Churchill a aussi une part de « lumière » à côté de ses « parts d’ombre ». Il s’opposa à la politique d’entente avec Hitler menée par Chamberlain, à la capitulation de Munich puis dirigea ardemment la participation de la Grande-Bretagne à la lutte contre l’Allemagne nazie. Il est donc légitime qu’il ait à ce titre sa statue et une avenue à son nom à Paris. Reste quand même à faire en sorte que les millions de victimes de la famine du Bengale ne soient pas rayées de l’Histoire. C’est pourquoi la question de la reconnaissance de cette famine est posée.

Le crime du Bengale. La part d’ombre de Winston Churchill. Un livre de Madhusree Mukerjee, paru en 2015 aux éditions Les nuits rouges.

Le film "Les Ombres du Bengale" est consacré à cet événement. Voir :
http://www.inalco.fr/actualite/rencontres-inalco-ombres-bengale

Notes :

[1Sur la base des taux de mortalités avant la famine, Madhusree Mukerjee estime qu’on pourrait même évaluer à 5,4 millions le nombre de morts en prenant en compte l’année 1944 et le début de l’année 1945.

[2Relevons que dès l’évacuation de la Birmanie par les Britanniques, il y a un traitement différencié de la population : en 1942 Nehru fit une tournée des camps de transit du Nord-Est de l’Inde destinés aux réfugiés de Birmanie et découvrit que les évacués blancs avaient de la nourriture alors que ceux de couleur n’en avaient pas.

[3C’est-à-dire du côté de l’Asie centrale.

[4Dans son discours du 10 septembre 1942, Churchill justifiera également la répression contre le Conseil national indien par l’aide qu’il aurait reçu selon lui de « la cinquième colonne japonaise, à une échelle très large » (voire page 133).

[5Il s’agit d’une proposition des Japonais d’envoyer du riz de la Birmanie voisine, annoncée par Subhas Chandra Bose.

[6Propos cités page 132, avec comme référence : Mansergh, The transfer of power, vol. III, 3.

[7Propos du 12 novembre 1942, cités page 164, avec comme références : Louis, Imperialism at bay, 200 ; Barnes et Nicholson, Empire at bay, 842.

[8Dans une note du 12 novembre 1942, citée page 161 avec comme référence : CHAR 23/11, W.P. (43) 106, « Demand on Shipping Resulting from Overseas Cereal Requirements ».

[9Propos cités page 336, avec comme référence : Colville, The Fringes of Power, vol. II, 203.

[10Propos cités page 275. Madhusree Mukerjee donne comme référence le Journal d’Amery sans plus de précision. La bibliographie mentionne : Amery papers, Churchill Archive Center College, Cambridge.

[11Page 319-320. Madhusree Mukerjee donne comme référence Journal d’Amery. Dans cette conversation, Churchill préconise pour l’agriculture indienne « une collectivisation à la soviétique ». Peut-être est-ce ce qui fait dire à Amery, fervent conservateur, que Churchill n’a plus toute sa raison s’agissant de l’Inde.

[12Page 272.

[13Page 299, avec comme références : Harrod, The Prof, 78. Cherwell Papers E39/1-13.

[14Dans les années 30, les Britanniques organisent des collèges distincts selon la religion pour les élections en Inde.


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