La perte du sens commun qui caractérise si parfaitement les castes supérieures occidentales actuelles, improprement appelées élites, qu’elles soient politiques, journalistiques ou économiques, en fait celles qui détiennent et servent à peu près tous les pouvoirs, frôle le pathétique. Qu’il s’agisse de la vie quotidienne des citoyens, de la politique internationale voire de l’économie, bref, ce que le philosophe Dany-Robert Dufour nomme dans Le Délire occidental cette “hyperclasse, autrement dit l’hyperbourgeoisie financière, transfrontière et postmoderne, hédoniste et déculturée, axée sur la prédation rapide et systématique”, et leurs obligés, mettent à côté de la plaque ! Dangereusement à côté de la plaque. Ajoutons à cela que s’agissant du monde censé être celui des idées, l’entre-soi si visible des animateurs appartenant à ce monde clos les fait ressembler, eux et leurs opinions élevées au rang d’idées, à ces familles consanguines et dégénérées et fières de l’être. Il est vrai que les gens de medias plongent davantage chaque jour les populations dans la surprise le scepticisme parfois la colère. Ainsi va l’histoire... Et comme toujours, des femmes, des hommes, militants associatifs, croyants ou non, artistes, intellectuels travaillent tout simplement à comprendre le réel avec le souci du bien commun. Depuis plusieurs ouvrages, le peu médiatique Dany-Robert Dufour n’est pas des moindres. Fort heureusement, il n’est pas seul, citons par exemple les ouvrages de Jean-Claude Michéa ou bien celui tout récent de Jack Dion “Le mépris du peuple, comment l’oligarchie a pris la société en otage” [1] qui, comme le député socialiste Malek Boutih dénonce la mise à l’écart des couches populaires et la situation explosive qui s’ensuit.
Avec Le délire occidental, Dufour va, comme à son habitude, droit au but :
“Quelle catastrophe a bien pu atteindre une civilisation aussi conquérante et sûre d’elle-même que celle de l’Europe pour que l’horizon paraisse soudainement, à la plupart, aussi bouché ?” Et de citer une enquête Ipsos Publicis menée en mars et avril 2013 et parue dans Le Monde du 6 mai 2013 qui stipule que “92 % des Européens en moyenne ont un sentiment négatif sur l’avenir de leur pays ou sur le sort de leurs concitoyens. Ce taux, déjà astronomique, atteint en France 97%”.
Sa réponse tient en une thèse qui associe le philosophe René Descartes et l’écrivain Francis Bacon dans le point de rupture qui a vu, dans la civilisation occidentale, basculer la philosophie d’un mode spéculatif à un mode opératoire.
En effet, ce que Martin Heidegger nomme, dans La question technique (1958), l’arraisonnement du monde, trouve selon Dufour, son origine dans la sixième partie du Discours de la méthode de Descartes :
“Au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent [...], nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature….”
Dufour adjoint à cela la parution simultanée du roman utopiste de Francis Bacon La Nouvelle Atlantide qui, pour aller vite, porte cette idée que l’on pourra “triompher de la nature par l’industrie”.
Evidemment, nous savons aujourd’hui ce que ce triomphe continue à engendrer de destructions et dévastations.
Epouvantable, effrayante, la liste est malheureusement très longue.
“Le Délire occidental” entend nous faire prendre conscience que la toute puissance et l’illimitation des prétentions humaines que contient ce “programme occidental”, étendu depuis quelques siècles au monde entier, constitue ni plus ni moins qu’un délire “débouchant sur une nouvelle cruauté susceptible d’emporter le monde entier.”
La cécité, le cynisme, devant les nombreux signes de dérèglement non seulement géophysiques mais également anthropologiques qu’entraîne “la mise en œuvre” quotidienne de ce délire sont le fait de beaucoup trop de décideurs. Et n’en déplaise à nos gouvernants qui ne prennent plus le temps par exemple de lire, l’intelligence du réel ne peut pas ne pas s’appuyer sur un temps de réflexion, sur une culture cultivée.
En 1929, année de la grande crise, Freud écrivait :
“L’avenir lointain nous apportera, dans ce domaine de la civilisation [celui de la technique], des progrès nouveaux et considérables, vraisemblablement d’une importance impossible à prévoir ; ils accentueront toujours plus les traits divins de l’homme. Dans l’intérêt de notre étude, nous ne voulons toutefois point oublier que, pour semblable qu’il soit à un dieu, l’homme d’aujourd’hui ne se sent pas heureux.” [2]
Concernant les européens, le désenchantement pour ne pas dire la perte de santé morale et parfois mentale s’expliquent essentiellement pour Dany-Robert Dufour par cette réalité : “Les trois sphères fondamentales que sont le travail, les loisirs et l’amour ont perdu leur significations”, sont devenues dénuées de sens.
Se dégageant d’une philosophie dite première (Nietzsche, Heidegger, Arendt) qui impute la création du monde technique et de la consommation à ceux-là même qui en sont les premières victimes, Dufour rappelle qu’une philosophie seconde s’est employée à réparer les conséquences de cet oubli (de classe), constitutif de la philosophie première, à l’encontre du travail. Présente dès les origines de la pensée grecque, cette seconde philosophie s’est affirmée au 19ème siècle avec Marx mais demeure aujourd’hui minoritaire, du fait même de ceux qui se réclament du marxisme, dans la mesure où ils ne s’en tiennent qu’à l’économie.
Notre auteur note : “le discours, à partir du XVIIème siècle qui, a promu la maîtrise et la possession de la nature, s’est coulé dans la configuration ancienne séparant l’œuvre noble et le travail ignoble, tout en lui ajoutant une dimension : l’exploitation rationnelle de cette chose vile.” Et de constater les effets dévastateurs du travail servile qui atteint “jusqu’à la faculté de penser”. Et d’observer également l’extension du travail aliéné aux cadres et aux intellectuels producteurs de nouvelles formes de cognition, comme aux domaines du savoir et de la culture. L’extorsion de la plus-value se substituant à celle du consentement.
Dans une démocratie largement influencée, dans sa forme actuelle, par le discours du management, le philosophe table, lui, sur une réappropriation du travail désaliéné.
Découvrant les analyses de Günther Anders résumées sous la plume de Dufour, je tombe sur un article du Monde du 14 février 2015 : Fabriquer l’humain de demain.
Mais commençons par Anders, essayiste autrichien mort en 1992 :
“Les analyses de Anders, écrit Dufour, permettent de comprendre le “décalage” actuel : tout le monde œuvre à un système dont personne au juste ne connaît les finalités. De sorte que personne demain ne sera responsable du fait majeur que le système des machines poursuive des buts que nul n’a précisément énoncés, mais qui deviennent de plus en plus clairs. Après l’obsolescence de l’homme mise en place au cours de la seconde révolution industrielle, l’homme qui s’était pris pour la maître du monde devenant une simple pièce du dispositif technique, nous entrons, nous dit Anders, dans une nouvelle ère : celle de la transformation de l’homme selon les normes de la technique – c’est de cette cannibalisation de l’homme par cette même technique que se réjouissent aujourd’hui ceux qu’on appelle les posthumanistes, ces hommes qui chantent de plus en plus ouvertement et de plus en plus fort la mort de l’homme”.
Poursuivons par l’article du Monde cité plus haut qui entend résumer la philosophie transhumaniste, cette fois, et qui ne dit pas, semble-t-il, autre chose : “un jour, l’homme ne sera plus un mammifère. Il se libérera de son corps, ne fera qu’un avec l’ordinateur et, grâce à l’intelligence artificielle, accèdera à l’immortalité”.
S’agissant du loisir, Dufour affirme : “autrefois, seul le travail était aliéné, désormais, le loisir l’est aussi”. Il revient sur la grande crise de 1929 qui a montré la capacité du capitalisme à inventer puis à investir de nouveaux marchés. De là date l’invention par le neveu de Freud du marketing qui n’est ni plus ni moins qu’un ensemble de techniques de manipulation afin de mieux vendre des produits. De là date l’invention de la Pin-up, “personnage culturel chargé d’érotiser tout objet pour le rendre désirable en faisant appel aux pulsions dont on sait qu’elles sont sans limites”. Dès 1929, continue-il, “des Pin-up de chair et de sang furent utilisées pour montrer que les femmes, si elles se mettaient à fumer, pourraient prendre aux hommes leur objet phallique et se libérer ainsi de leur emprise”... Prétendue libération pour réelle addiction.
Bref, cette réflexion à méditer aujourd’hui : “la réforme du capitalisme, engagée après l’immense crise de 1929 qui aurait dû l’emporter, s’est précisément faite sur cette question du loisir”. Réforme entièrement lisible dans ce propos d’Henri Ford : “Un ouvrier bien payé est un excellent client”. Ce à quoi on aurait pu adjoindre cet autre propos de l’industriel américain : “notre métier consiste d’abord à organiser l’insatisfaction”, puisque l’état d’insatisfaction permanent permet de maintenir le système consumériste.
Pour notre auteur, la réinvention “du loisir actif qui, seul, peut laisser les individus prendre possession d’eux-mêmes” dépend d’une “détermination politique impliquant une complète refonte de l’école et une contrôle effectif des industries qui s’affichent comme mieux disantes culturelles”.
A ce sujet, rappelons, par exemple, que l’éclosion extraordinaire des groupes de musique dans la seconde moitié du 20ème siècle en Grande-Bretagne, dont sont issues par exemple les Beatles, n’est pas tombée du ciel. Elle est la résultante d’une décision politique (Act) du parti travailliste au sortir de la guerre, consistant à enseigner la musique dans toutes les écoles du royaume.
Dernier thème examiné par Le Délire occidental, “last but not least”, le dernier mais pas le moindre, l’amour.
Si “sortir du patriarcat est légitime, se libérer de toute référence à notre condition biologique” à savoir le partage mâle/femelle amène à fonder un système symbolique qui nie et dénie cette dimension du réel. Or, Dufour fait un constat : l’attente ou la recherche de pulsions comblées est un leurre qui débouche fatalement sur une plus grande solitude et le renoncement à l’amour partagé.
Et il n’hésite pas à avancer :
“Nous vivons dans un monde où l’ultime recours contre toutes les adversités, l’amour, est en grand danger. D’une part, parce que l’érotisme, au cœur des deux amours, hétéro- et homosexuel, tend, à l’heure du capitalisme libidinal, à se transformer en pornographie. D’autre part, parce que les phantasmes, nécessairement en jeu dans l’amour, doivent désormais trouver à se réaliser. Il ne suffit plus que cela soit rêvé, il faut que cela advienne, comme si l’on devait devenir aussi maître de la nature humaine. C’est généralement là que le rêve vire au cauchemar.”
Au total, concomitamment à l’amplification de la solitude, on constate la baisse des rapports sexuels. Le dernier volet d’une enquête, parue dans le Guardian le 26 novembre 2013, faisait apparaître un désintérêt croissant de la population pour les rapports sexuels : 14,9 % des hommes et 34,2 % des femmes déclaraient avoir “un manque d’intérêt pour les relations sexuelles”...
Même Ievgueni Ziamatine, Aldous Huxley et Georges Orwell n’avaient pas prévu cela !
In fine, pour l’auteur du Délire occidental, l’alternative qui donne à choisir aujourd’hui entre progressistes déclarés et réactionnaires revient à s’engager dans une impasse. La seule voie possible et retenue par le philosophe est celle qui mène à un progrès renonçant au phantasme de possession de la nature, à la folie productiviste et donc à l’accroissement du travail aliéné ! Pour Dany-Robert Dufour, le progrès se définit dans une visée où les individus puissent reprendre possession d’eux-mêmes.
Le Délire occidental ne se résume pas à un diagnostic de l’état de notre monde mais se veut bel et bien un outil pour que continue l’aventure humaine. Son auteur n’indique-t-il pas : “il faut surtout ne pas prendre ce système comme allant de soi, comme le destin nécessaire du monde, il faut donc oser le penser, il faut oser résister à la bêtise qu’il impose et il faut expérimenter, partout où c’est possible, des solutions inédites.”
Parfait résumé de cet ouvrage de Dany-Robert Dufour qui offre de nouveaux degrés de compréhension et donc de connaissance du monde réel contemporain.
Le Délire occidental – Dany-Robert Dufour – Éditions les liens qui libèrent – 313p – 22 €