Ces thèses résument et prolongent tout à la fois la réflexion contenue dans l’ouvrage Un monde en abîme ? Essai sur la mondialisation capitaliste (Paris, Kimé, 2008). Elles marquent le point d’arrivée actuel d’un parcours commencé en 1984 dans Praxis. Vers une refondation en philosophie marxiste (Paris, Editions Sociales), poursuivi avec L’esprit de scission. Etudes sur Marx, Gramsci et Lukács (Annales Littéraires de l’Université de Besançon, 1991), se reprenant à la fois dans Démocratie et libéralismes (Paris, Kimé, 1995) et Etudes sur Marx (et Engels). Vers un communisme de la finitude (Paris, Kimé, 1996).
Ce parcours se croise avec une réflexion permanente menée sur l’histoire des marxismes, à partir de la contribution à l’Histoire de la philosophie de la bibliothèque de la Pléiade, Le développement du marxisme en Europe occidentale depuis 1917 (Paris, Gallimard, 1974, réédité dans la série Folio, 1999, volume III, 3), jusqu’aux contributions au Dictionnaire Marx contemporain (direction Jacques Bidet et Eustache Kouvelakis, Paris, Presses Universitaires de France, 2001). Cette recherche s’est particulièrement concentrée sur le marxisme en Italie, sur Antonio Labriola, Antonio Gramsci avec Modernité de Gramsci ? (actes du colloque de Besançon, Annales littéraires de l’Université de Besançon, 1992) et Marx en italiques. Aux origines de la philosophie italienne contemporaine (Mauvezin, Trans-Europ-Repress, 1991). Ce parcours croisé a pour étape ultime l’ouvrage à paraître aux Editions Syllepse, Marxismes du XX° siècle (septembre 2009).
Cette recherche a été accompagnée et soutenue par une réflexion sur la philosophie politique moderne et contemporaine avec notamment Kant révolutionnaire. Droit et politique (Paris, Presses Universitaires de France,1988). Une méditation constante de la philosophie de Spinoza a servi de contre-point avec la publication de trois ouvrages : Spinoza ou le crépuscule de la servitude. Essai sur le Traité théologico-politique (Paris, Aubier, 1984), De Spinoza, du matérialisme (Paris, Kimé, 1995) et récemment Spinoza ou l’autre (in)finitude (Paris, L’Harmattan, 2009).
Les thèses entendent servir de points d’appui pour l’élaboration d’une pensée de l’émancipation qui soit à la hauteur des défis imposés par la mondialisation capitaliste parvenue aujourd’hui à un point d’implosion et de saturation sans précédent. Rien ne garantit l’issue heureuse de ce qui est une crise organique du capitalisme mondialisé et barbare. Notre responsabilité est engagée, de toute urgence.
I. Une question d’histoire et un problème de méthode
Thèse 1. Ce que l’on nomme la mondialisation n’est rien d’autre que la forme géo-économico-politico-militaire que prend l’expansion du mode de production capitaliste au globe terrestre qu’il tend à transformer en en faisant son monde propre, résultat de son système d’action historique et de relations sociales transindividuelles.
Thèse 2. La « mondialisation » ne saurait être posée comme un Sujet absolu, une puissance irrésistible de l’Histoire. Elle n’est pas un destin. La considérer comme telle revient à en faire un fétiche automate qui recouvre l’ensemble de choix sociaux, économiques et politiques opérés de manière stratégique par les castes dirigeantes, transnationales et nationales tout à la fois. Se soumettant à l’impératif catégorique d’un système qui est celui de la croissance infinie, de la maximisation des profits, de la recherche de l’intérêt privé et exploitant ce système à leur avantage de plus en plus exclusif, sans retenue ni principe autre, ces castes soumettent des millions d’hommes à la soumission réelle du capital laquelle pénètre toutes les pratiques. La « mondialisation » est une réalité historique qui s’est faite et peut se défaire. Elle est mortelle et meurtrière tout à la fois.
Thèse 3. La « mondialisation » n’est que la phase ou période actuelle du processus de mondialisation inhérent au mode de production capitaliste depuis son apparition à la fin du XV° siècle. Cette apparition est d’abord celle d’un capitalisme commercial et bancaire encore limité en ses propres zones de manifestation par des modes de production non capitalistes. Elle opère un tournant décisif avec la découverte historique du globe terrestre qui devient ainsi acteur historique pour la première fois dans l’histoire du monde humain : grandes expéditions maritimes, compagnies commerciales, émergence des nouveaux mondes en Amérique, en Asie et en Afrique, invention d’un esclavage moderne dans les plantations et les mines, pratiques génocidaires à l’encontre des Indiens américains. Commence une assimilation des hommes à une entreprise de mise en valeur qui est simultanément production de valeur appropriée par la classe bourgeoise, formation, expansion et exploitation de masses grandissantes d’hommes constituant des classes et des masses subalternes d’un type nouveau.
Thèse 4. Cette assimilation se fait d’abord dans le cadre de marchés nationaux contrôlés par des Etats-nations qui sont des formations territoriales nouvelles en leurs structures et leurs modes de légitimation. C’est une égale liberté qui désormais définit le statut des hommes mis au travail « libre » par la force des mécanismes économiques - le travail salarié définissant la nouvelle force de travail - dans les centres capitalistes européens. L’assimilation se veut néanmoins éthique, juridique et politique. Elle tend à inverser la proportion entre contrainte pure et consensus. La philosophie du premier libéralisme élabore ces normes et ces institutions qui se veulent celles de la liberté de chacun et de tous, du moins en principe. Droits de l’homme et du citoyen, institutions de la représentation politique constitutionnelle, contrat social, sphère de la libre opinion publique, fin de la domination des institutions théologico-politiques -comme les églises dogmatiques, l’Etat despotique, les castes sociales dotée de privilèges héréditaires-, élargissement du suffrage, liberté de croyance et de pensée, souci d’une éducation promouvant les capacités individuelles, tels sont les principes et les normes témoignant que la nouvelle classe qui domine la production n’est pas initialement une caste fermée, mais une puissance d’universalisation relative se qualifiant comme classe dirigeante inédite, capable d’une hégémonie consentie par les dominés et les subalternes.
Thèse 5. Cette première phase de la mondialisation est à la fois celle de la constitution des Etats-nations modernes et de l’universalisation des droits de l’homme et du citoyen au cours des grandes révolutions modernes (Pays-Bas en 1585, Angleterre entre 1640 et 1688, Etats-Unis d’Amérique en 1781, France en 1789). Elle est aussi celle de la première industrialisation manufacturière et de la colonisation qui, elle, n’obéit pas aux nouveaux principes philosophiques et se développe comme nouvel esclavage aussi extraordinairement vivace que méconnu et refoulé en Occident. Elle se clôt avec les guerres impériales de la France napoléonienne et le primat dans l’économie-monde de la Grande-Bretagne, le centre du centre.
Thèse 6. La seconde phase de la mondialisation capitaliste s’opère dans la seconde moitié du XIX° siècle avec l’essor foudroyant de la grande industrie et sa technologie sociale : transports (chemin de fer), nouvelles énergies (après le charbon, l’électricité et les débuts du pétrole), communications. Elle a pour support les Etats-nations qui tous développent le nationalisme comme langage culturel, politique et militaire de la guerre économique. L’universalisme de principe soutient les revendications du prolétariat qui s’organise et obtient une reconnaissance et une première série de droits sociaux. Toutefois, ces succès se paient du prix lourd de la nationalisation des masses que l’internationalisme nouveau, celui de la Seconde Internationale, ne peut pas contrôler. Les échanges commerciaux intensifiés, les mouvements immenses de capitaux, la financiarisation accrue du capitalisme industriel, les migrations de la misère d’un continent à l’autre étendent des réseaux mondialisateurs sur le globe ; mais la concurrence économique et géopolitique se traduit en lutte pour une nouvelle expansion coloniale qui oppose les grandes puissances et dévaste les pays colonisés. La seconde phase de la mondialisation de 1870 à 1914 atteint des proportions qui ne seront égalées qu’à la fin des années 1990. Cette assimilation du globe, cette marche forcée à la modernisation capitaliste que l’on absolutise aveuglément en en faisant un Progrès porté par les seules nations chargées d’une mission civilisatrice s’accomplit selon la logique des impérialismes qui sont la nouveauté de la période. Elle a pour terme la Première guerre mondiale qui voit les nations qui se disent civilisées se traiter les unes les autres de la même façon qu’elles traitent les peuples colonisés, en barbares. Si la grande bourgeoisie des débuts s’était révélé, même au sein de ses propres procès d’exclusion, effectivement universalisatrice et révolutionnaire, elle disparaît comme telle en 1914. Elle laisse place à une classe dirigeante effrayée par la levée des oppositions sociales et politiques qu’elle suscite et par la perception de la réalité de sa crise organique. Le centre de l’économie-monde demeure anglo-saxon mais se déplace vers les Etats-Unis après la défaite de l’Allemagne et l’épuisement des vainqueurs.
Thèse 7. Le procès de la mondialisation est interrompu après 1918. Il l’est tout d’abord par le défi inouï que constitue la révolution bolchevique de 1917 conduite par Lénine et Trotzky, par la constitution de l’Union soviétique des Républiques Soviétiques, par un mouvement de propulsion des masses en Europe comme dans les pays colonisés. Paix, égalité et protection sociale, reconnaissance des minorités nationales, devenir actif des masses, éducation populaire et services publics sont à l’ordre du jour pour un moment. Le nouvel Etat, vite encerclé et assiégé par les puissances occidentales qui ne l’accepteront jamais, subit cependant des crises internes et des troubles de direction. Il n’en sort que par la dictature stalinienne dont il ne faut pas oublier les réalisations intérieures et qu’il ne faut se contenter de mettre au ban des nations sous prétexte de totalitarisme. L’URSS ne participe pas ou peu aux mouvements d’un système-monde qui se renationalise. Le système capitaliste réussit à différer quant à lui sa crise organique qui éclate en 1929 sur le terrain économique et qui l’oblige à un repli. Il recourt à des expérimentations politiques et culturelles qui prennent la forme d’hégémonie historique très différenciées, voire opposées.. Ces formes hégémoniques vont du pôle des fascismes où la force pure l’emporte sur le consensus et où la négation de l’universel humain prend des formes de violence inédites –racisme d’Etat, meurtre de masse, interdiction de la pensée libre- jusqu’à celle d’une relance de la démocratie représentative fondée sur une nouvelle intégration des masses (fordisme et promotion de la consommation) qui apparaît avec le New Deal de la période inaugurée par la présidence Roosevelt. Là, le consensus équilibre et excède la force. C’est cette solution qui sera jouée victorieusement contre le communisme qui pourtant après 1945 obtient des succès considérables avec l’émergence et l’indépendance de la Chine populaire de Mao-Tsé-Dong, du Vietnam de Ho Chi Minh et de Cuba de Castro. Le Welfare State, l’Etat (un peu) social de droit devient celui de tous les pays du centre de l’économie-monde capitaliste et il est le cadre de la reconstruction des sociétés après les dégâts énormes de la seconde guerre mondiale.
Thèse 8. La stagnation de l’URSS post-stalinienne incapable de conjuguer une réforme intellectuelle et morale fondée sur la promotion d’une démocratie de base et sur l’invention d’une efficacité économique de type nouveau est le prélude à la troisième période de la mondialisation capitaliste, celle qui commence à la fin des années 1970, après l’épuisement du dernier mouvement social d’envergure, celui des révoltes de 1968. Le Welfare State apparaît comme une forme de compromis devenue trop coûteuse pour satisfaire aux contraintes systémiques d’une accumulation capitaliste régie par la tendance constante à lutter contre la baisse du taux de profit. L’économie capitaliste invoque le libéralisme contre la société ; elle retrouve le chemin des échanges commerciaux massifs, des investissements financiers, de l’invention d’une nouvelle technologie sociale –la communication et l’information- et celui des mouvements migratoires de population. Se consolide la domination des grandes entreprises multi ou transnationales qui entendent revoir à la baisse le coût de la force de travail et des services publics concédés à la pression des masses et à la peur du (pourtant mauvais) communisme. De nouveaux choix stratégiques s’imposent, ceux que le néolibéralisme théorise et prétend justifier comme de nouvelles lois naturelles sacrées, les lois du marché et de la liberté d’initiative entrepreneuriale. C’est à partir d’elles qu’il convient désormais de redéfinir les fonctions de l’Etat-nation en allant dans le sens de leur compatibilité avec les impératifs systémiques d’un capitalisme parti à l’assaut de la planète. Il s’ensuit la liquidation violente des formes et modes de vie qui résistent. Une nouvelle phase de la guerre économique et sociale naît avec le consentement sans combat des gauches pseudo-réformatrices qui se racontent des histoires sur la moralisation et la juridisation du capitalisme et perdent toute autonomie intellectuelle, morale et politique.
Thèse 10. Une théorie de l’histoire fondée sur la problématique du système-monde et de l’économie-monde -avec sa dialectique des centres et des périphéries et des déplacements de centre et de périphéries- a été ainsi capable de nous situer dans le maelström de cette phase ultime de la mondialisation capitaliste. Cette théorie de l’histoire n’est pas une nouvelle philosophie de l’histoire assurée de la garantie de sa fin heureuse incarnée dans une nation élue ou une classe universelle. Elle critique au contraire la philosophie de l’histoire néo-libérale qui sous-tend l’expansion du capitalisme global en voulant nous faire croire qu’elle est celle de la poursuite du mouvement d’assimilation et d’universalisation moderne et qu’elle a pour objectif la réalisation du rêve des Lumières, une cosmopolis, un monde devenu cité de tous où tous et chacun seraient des citoyens. Nous aurons à nous demander si le capitalisme mondialisé et mondialisant est cette cosmopolis qui s’esquisserait dans les appels à la société civile internationale, au droit international et surtout à la « gouvernance » entrepreneuriale dont se délectent les théoriciens et les idéologues de l’économie mondiale.
Thèse 10. Cette théorie de l’histoire est confrontée au problème classique de distinguer ce qui pour chaque période déterminée assure la continuité avec le passé et donc autorise la référence au même processus constituant et ce qui porte la différence propre à chaque période. Qu’est-ce qui maintient une invariance actualisée en des formes néanmoins particulières ? Comment penser ensemble identité et différence ? La théorie des systèmes-monde élaborée par les historiens Fernand Braudel - qui s’est voulu non-marxistee -, Immanuel Wallerstein et Giovanni Arrighi - qui assument la référence à Marx - donne une réponse opératoire. Le processus de constitution du monde moderne ne peut être séparé de celui du mode de production capitaliste et du dynamisme illimité de son impératif systémique. C’est l’accumulation infinie du capital qui est une puissance d’imposer à tout et à tous une soumission réelle ; c’est la lutte permanente contre la baisse des taux de profit lié au maintien et à l’extension de la plus-value relative ; c’est la multiplication de mécanismes financiers colossaux au bénéfice exclusif d’une classe dirigeante qui se transforme en caste fermée, cynique et irresponsable socialement et humainement.
Thèse 11. Cet invariant existe donc ; mais il s’instancie désormais sous des formes transformées qui sont l’objet précis de la recherche. Sont concernés aussi bien le procès de travail et sa technologie sociale nouvelle, les crises de l’accumulation financière mondiale, les déplacements des industries, les transformations des institutions politiques étatiques et transnationales, les nouvelles différenciations sociales compliquant le schéma de l’opposition simple entre deux camps fondamentaux et attestant la réalité de mouvements inédits d’inégalisation sociale et politique, la naissance de formes neuves d’individualité historique inscrites dans la constitution de métropoles urbaines sans précédent, les nouvelles modalités du consensus lié à la généralisation de la consommation et au rôle des médias, les manifestations d’une nouvelle violence civile qui accompagnent la production d’une humanité devenue superflue, la position du problème de la guerre et de la paix en fonction des mutations géo-économico-politiques, le devenir de l’universalisme occidental dans une époque d’émergence et de contamination des cultures en lutte contre toute hégémonie impériale, la radicalisation ontologique de la question écologique impliquée dans la réaction de la planète Terre aux effets induits par les activités humaines propres au capitalisme mondialisé et à sa croissance sans mesure ni limites.
Thèse 12. L’analyse est confrontée en définitive à la question de savoir si ces éléments de nouveauté introduisent ou non une rupture sans précédent dans le procès historique qui obligerait à considérer tout le passé du système-monde comme parvenu à sa fin en raison des menaces de catastrophes que cette nouveauté réalise. Ne sommes-nous pas entrés en une nouvelle période de l’histoire humaine où serait devenue improposable la forme même de la croissance et du développement tels que le capitalisme mondialisé les exacerbe ?
L’extension quantitative du mode de production capitaliste est une évidence ; elle est d’abord celle des entreprises dirigées par une couche mince d’actionnaires transindividuels, du triomphe de la spéculation financière qui prétend se faire monde ; elle est celle d’un réseau mondial d’informations et de connaissances semblant faire exister un monde un où tout ce qui se passe ici en un lieu concerne par ses effets ce qui se passe là, en autre milieu, un monde d’interdépendances complexes qui défient l’analyse. Toutes les entités territoriales, tous les groupements humains sont bouleversés ; certains sont liquidés, d’autres se forment ; tous sont remis en question dans leur consistance et leurs structures avec une accélération temporelle et selon des rythmes sans équivalent dans le passé. La question est de savoir ce que signifie ce bouleversement sur le plan qualitatif ; cette question a pour seule norme la teneur universelle de ce bouleversement en qualité humaine, en puissance de penser et d’agir disponible pour chacun individuellement et pour tous collectivement. Il s’agit de déterminer si cette extension quantitative est encore ou non une assimilation qualitative des humains à des niveaux certes contradictoires mais relativement plus élevés. Ou si la nouvelle qualité est de sens contraire. Il ne suffit pas de comprendre que le transnational oblige à redéfinir les autres niveaux, de l’international, du national, du régional, de l’urbain et du local. Il ne suffit pas d’affirmer que se constitue « le glocal », le local de dimension globale, le global de pertinence locale. La question est celle de l’évaluation immanente de la mondialisation, son sens et son non-senss, de sa direction en tant que celle-ci est supposée se poursuive à l’infini, livrée à la logique de son seul impératif catégorique « pur ». Ce n’est pas celle de la délivrance de possibles positifs mais celle du risque d’universalisation de catastrophes, de possibles négatifs envoie de réalisation. S’il en est ainsi, ce sont nos modalités de concevoir le changement historique qui sont en cause par–delà la vieille opposition entre réformes et révolution maintenant néanmoins ce fond commun que serait la croissance infinie.
Thèse 13. Il ne suffit pas de recourir à une théorie de l’histoire du système-monde ; il faut encore disposer d’un minimum de théorie de l’agir socio-historique, ne serait-ce que pour une description provisoire et révisable, base de toute tentative d’explication et de compréhension. Nous pouvons, en suivant des indications précieuses d’Antonio Gramsci, un des rares marxistes créateurs du siècle passé, adapter et prolonger sa conception du bloc historique. Nous pouvons penser la forme socio-historique des sociétés de capitalisme mondialisé comme un ensemble de relations d’unité et d’opposition entre quatre moments que l’on peut se représenter comme occupant les quatre coins d’un carré faisant un bloc logico-historique. On aurait ainsi à distinguer
a) un moment de la production impliquant toujours la soumission réelle du travail dans les nouvelles entreprises en proie à la financiarisation ; ce travail est spécifié par les technologies cognitives, exigeant toujours moins de force de travail dans les zones les plus développées, mais contraint à maintenir celle-ci sous dépendance ;
b) un moment de la société caractérisé par une différenciation sociale où les classes antagoniques demeurent, mais surdéterminées, compliquées par l’apparition de couches sociales dont la limite inférieure est constituée par une population superflue incompressible, présente partout ;
c) un moment de la culture linguistiquement constitué par une pluralité de langages où les productions de l’imagination mythico-religieuse, de l’art et de la littérature, où les expressions et les strates du sens commun de la vie quotidienne se combinent avec les productions de l’entendement scientifique et de la raison discursive. Ces langages sont portés et incarnés par des appareils culturels (école et université, médias, associations culturelles) qui contribuent à former les identités à partir de caractères divers historiquement produits (religion, mœurs, traditions, capacités d’acculturation) ;
d) un moment de l’éthicité-politicité où se manifestent les normes supposées régir l’agir de l’Etat et les évolutions du droit. Ces normes structurent les organisations de la société civile (système politique, syndicats) tout comme elles articulent, non sans contradictions, l’individualisme éthique-juridique et l’universalisme politique, tous deux supposés réfléchir adéquatement notre monde moderne. Les transformations de l’Etat sont toujours en corrélation avec la « nécessité » de maintenir l’appareil de production à l’abri de toute remise en cause de la part ders masses subalternes.
Thèse14. Ces moments distincts sont en relation réciproque de conditionnement et de détermination. L’un ne peut pas être posé sans les autres. Tous font bloc, un bloc logico-historique qui succède au bloc proprement moderne du capitalisme classique. Ainsi les transformations économiques qui peuvent mobiliser la techno-science doivent se transformer en prescriptions éthico-politiques, en normes et conduites conformes les légitimant et leur donnant la fonction d’éléments d’un sens commun. De même, les différenciations sociales dépendent du procès de production dont elles matérialisent l’efficace et les limites. Tous ces moments sont en relation tout à la fois organique et contradictoire avec la dimension culturelle qui assure la transformation des identités. La distinction des moments ne peut être concrètement analysée que si sont pris en compte les oppositions internes à chaque moment et les oppositions qui peuvent opposer un moment à un autre. Reste de même à déterminer les devenirs de ces oppositions qui en ont fait des contradictions. Là est la matière et l’enjeu d’une reformulation de la pensée dialectique non téléologique.
Thèse 15. Jusqu’à présent les couches dirigeantes ont réussi à contenir et déplacer la crise organique d’une assimilation menacée de s’interrompre en transformant des crises d’hégémonie en occasions pour un déplacement d’hégémonie compatible avec leur domination de la société. Il en a été ainsi successivement avec les fascismes, le Welfare State et jusqu’à présent avec l’Etat de droit serviteur de la dérégulation, indispensable au fonctionnement du capitalisme mondialisé.
II. Le moment de la production. La nouvelle entreprise, sa technologie sociale et le marché mondial ou de la guerre économique permanente du capitalisme liquide
Thèse 16. La mondialisation et l’hégémonie capitalistes partent de l’entreprise et de ses transformations, c’est-à-dire de la stratégie réfléchie qui se fonde sur la contrainte systémique d’une relance du taux de profit et de l’extension de la production capitaliste, inséparable d’une stimulation démesurée et inégalitaire de la consommation. La distinction entre le bon capitalisme industriel et le mauvais capitalisme financier ne résiste pas à l’analyse tant les grandes entreprises transnationales sont organiquement liées aux entreprises de la finance qui exercent le contrôle des investissements et conduisent une guerre sans merci pour une capitalisation et une financiarisation illimitée et infinie. Les directions stratégiques des entreprises se situent par-delà le bien et le mal.
Thèse 17. Le capitalisme mondialisé repose sur le dynamisme de deux types d’entreprises, les entreprises internationales à base nationale et les entreprises réellement transnationales. Il est vrai que celles-ci représentent un tiers du produit mondial, assurent les deux tiers du commerce mondial, qui est surtout un commerce entre zones développées, et quatre vingt pour cent des investissements. Cependant elles ne peuvent pas se dispenser de faire pression sur les Etats de référence en cas de crise comme le prouve la crise financière de 2009. La nationalisation des banques, honnie par les idéologues et les politiciens libéraux, laisse place à une bancarisation privée de l’Etat chargé d’apurer les dettes et d’assurer une sortie de crise compatible avec la reproduction élargie des impératifs capitalistes. La théorie du marché pur est une fable qui dissimule les modalités d’une concurrence impliquant des accords de monopole. Dans tous les cas, ces entreprises sont, avec les supermarchés, des institutions totales exigeant le sacrifice permanent et infini des travailleurs et des employés, d’un salariat invité à se concevoir et à se vouloir comme un précariat liquidable à merci. Elles sont dirigées par des directions stratégiques imperméables aux directions techniques qui sont invitées de leur côté à se contenter des gains rendus possibles et à abdiquer tout esprit critique, toute prétention gestionnaire. Les salariés sont sans pouvoir de gestion et constituent bien ce que Marx nommait sans métaphore l’esclavage salarié.
Thèse 18. La constitution d’un marché mondial est effective. Les niveaux d’échanges divers atteints à la veille de la Première guerre mondiale dans le cadre du conflit inter-impérialiste ont été dépassés ces dernières années. Ce marché mondial est le théâtre des opérations de la guerre économique qui façonne des espaces inégaux et impose une accélération des rythmes temporels spécifiques. C’est le marché financier qui est supposé produire une intégration du capital liée à une sophistication inédite des produits et des procédés spéculatifs. La crise est structurale et menace de prendre des proportions monstrueuses que nulle régulation ne peut contrôler, sauf à changer radicalement de système de production et de consommation. Le système économique prive de puissance sociale des masses structuralement dépossédées pour donner sans compter à ceux qui ont déjà tout. Ceux-là qui jugent équitable cette logique, déclinent toute responsabilité dans la catastrophe qui vient et refusent tout partage.
Thèse 19. Ces entreprises forment des réseaux inégalement puissants. Le déclin est le destin réservé aux industries saturées comme l’automobile (General Motors ne vaut même pas en Bourse le quart de ce qu’elle valait voici dix ans). Inversement ce sont les industries reposant sur la nouvelle technologie sociale (communication, information) qui sont les plus productives de valeur ajoutée. Le capitalisme cognitif est bien une réalité nouvelle. C’est lui qui supporte une nouvelle vision du monde promouvant la catégorie de réseau et qui peut offrir à chacun des occasions d’appropriation des connaissances et de valorisation de ce savoir (chacun peut se brancher et communiquer avec chacun et devenir entrepreneur ou faire de la politique). Il serait toutefois imprudent d’en conclure que ce capitalisme contient en lui la possibilité d’un renversement communiste. Les entreprises de la communication mondiale ne cessent pas pour autant de fonctionner en reproduisant la soumission réelle de leurs employés et de leurs utilisateurs. Ce que l’on peut dire est qu’elles sont l’enjeu de nouvelles luttes de classes. Le monde n’est pas un Net World, encore moins un brave Net New World, le meilleur des mondes, un monde-communication.
Thèse 20. Plus généralement les transformations du procès de travail marquées par le passage du fordisme au toyotisme ont signifié sous couvert d’enrichir le travail et de responsabiliser les équipes (production à flux tendu, contrôle collectif de qualité, réduction de la taille des équipes) une première étape dans la destruction des collectifs de travail organisés qui avaient imposé des compromis sociaux. S’est imposée la contrainte d’une nouvelle productivité qui s’est révélée en toute son ampleur avec la pratique de délocalisations justifiée par l’exigence de taux de profit énormes. La conséquence a été la production d’un chômage structural incompressible. Le capitalisme mondial est bien producteur d’une société liquide qui fait fluer tout ce qui lui résiste, qui a liquidé tout obstacle, notamment le mouvement ouvrier de la grande industrie avec ses institutions de protection et de solidarité et avec ses institutions politiques, partis socialistes et communistes, réformistes supposés et experts révolutionnaires.
Thèse 21. Le dynamisme de cette société liquide repose sur la projection croissante de la production sur la consommation, sur la multiplication et la marchandisation de besoins nouveaux et des moyens de les satisfaire. Le désir humain se marchandise comme désir de consommer, le désir de consommer en une sorte de réflexivité perverse autoréférentielle. Se produit et reproduit ainsi une jouissance d’avoir et de consumer qui se substitue tendanciellement au désir d’exister comme création de soi dans des œuvres et des actions. Cette jouissance produit une frustration et une envie incessantes mais elle exerce un pouvoir de subjectivation colossal. Le capitalisme mondial mondialise sa séduction qui est celle des marchandises. Le devenir consommation de la production rend le capitalisme désirable par tous les individus, y compris par tous ceux dont il stimule les besoins tout en les brimant si ces derniers sont insolvables. Le capitalisme n’authentifie et ne satisfait que les besoins solvables. La financiarisation spéculative a permis une expansion inédite qui est une pseudo-assimilation positive des individus à des niveaux supérieurs de puissance sociale d’agir et de penser. Elle consiste à lier désir du désir et jouissance illimitée en transformant le plus grand nombre possible d’individus insolvables en individus indéfiniment solvables, en les endettant à vie. Le capitalisme de la consommation auto-dirigée a élargi son marché au monde de millions d’épargnants, en les endettant sans recours. Une proportion en expansion de la population qui possède une épargne minimale virtuelle se voit ouvrir la perspective alléchante de prêts à la consommation nouveaux, notamment en matière de logement. Si l’entreprise et le supermarché sont des institutions totales, la carte de crédit est la véritable carte d’identité mondiale qui ouvre le paradis des jouissances immédiates sous la clause de l’endettement universel et permanent. C’est cette situation qui rend supportable par tous la coexistence de la misère et de la production de l’humanité superflue, en entretenant le rêve réalisable d’accéder par la dette présente au paradis de la dette heureuse qui est celui de la jouissance infiniment insolvable. Chacun est ce qu’il peut devenir, sujet-objet de crédit. Chacun peut désormais vivre à crédit, emprunter sans cesse pour rembourser les emprunts et insolder la dette insoldable. Désir de consommer, de se surendetter jusqu’à la catastrophe spéculative, production et exploitation par les banques de l’humain à crédit, de l’insolvable surendetté structurellement, tissent un lien social inédit, instable et voué à la dissolution violente comme à la reproduction catastrophique indéfinie. Le renflouement des banques par l’Etat dans la crise actuelle est le seul moyen de sortir de la crise et donc de la reproduire. Consumérisme et endettement sont le ciment économique et psycho-social d’un capitalisme qui rend encore tolérable sa logique à ses nouvelles victimes consentantes et fait accepter sa propre horreur. Il a produit de nouveaux sujets historiques, les sujets devenus les « insujets », les sujets sans subjectivité éthico-politique de la dette. Les insujets se sont ainsi auto-enchaînés à ce système contradictoire et incohérent et subissent sa transcendance objective et irresponsable.
III. Le moment de la formation sociale. L’apartheid mondial et la désappartenance au monde. Le non-monde de l’humain superflu.
Thèse 22. La mondialisation capitaliste unifie le monde en le fragmentant et l’inégalisant. Les inégalités entre les couches dirigeantes et les autres classes prennent des formes vertigineuses. La différenciation structurale se fait hiérarchie. Il devient un privilège de disposer d’un emploi stable et de subir l’exploitation salariale. Le salariat se fait précariat avec la multiplication des emplois provisoires et intermittents. Dans nos pays riches du Nord, le Sud est présent sous la forme de populations immigrées, avec ou sans papiers, avec ou sans travail. La délinquance sociale et la répression augmentent du même pas que ce symbole négatif qu’est en France la scandaleuse création proto-fasciste d’un Ministère de l’immigration et de l’identité. Une plèbe inutilisée et socialement inutilisable dans les conditions actuelles est constituée en déchet social, objet d’une gestion tout à la fois humanitaire et sécuritaire qui lui donne le choix entre soumission à une assistance sans avenir et la transgression dans des actes de violence ouvrant la voie d’une prison à vie. Celle-ci est dépourvue de toute fonction rééducative. Aux côtés de l’entreprise totale qui exige des travailleurs et des employés sans cesse des sacrifices inutiles et aux côtés du supermarché global qui identifie la production à une consommation -qui ne peut être satisfaite que si elle est solvable-, grandit la fonction d’une autre institution totale, la prison, ce double spéculaire de l’asile. Dans les pays jadis périphériques colonisés et devenus apparemment indépendants -dont les castes dirigeantes singent leurs modèles « occidentaux »-, la situation est encore pire. Les populations poubelles se multiplient et sont inassimilables à terme par les économies des grands pays qui entrées dans les flux mondialisants se portent candidats à une fonction hégémonique continentale, Chine, Inde, voire Brésil.
Thèse 23. Il est légitime d’évoquer un apartheid mondial et de reprendre à Hannah Arendt le concept de Human Superfluity. La philosophe réservait ce concept pour définir le totalitarisme du siècle passé. De ce point de vue il existe bien aujourd’hui un néo-totalitarisme, un capitalisme totalitaire, un libéral-totalitarisme qui déploie les conséquences de l’impératif systémique capitaliste. Il est en contradiction violente avec les prétentions à l’assimilation de tous les individus à la condition d’homme libre et de citoyen actif. Là se manifeste la crise organique du monde moderne capitaliste. Ce monde est tout autant une mégamachine à assimiler qu’à désassimiler et la part des désassimilations grandit jusqu’à la catastrophe. Des millions d’homme souffrant de la misère et du manque de biens élémentaires sont privés de la condition existentielle d’être au monde, d’appartenir un monde commun produit de nos activités et milieu de toute culture des capacités. Un immense mouvement de désémancipation qui est production d’un non-monde pour les masses subalternes montre la fragilité réelle et la barbarie de la mondialisation capitaliste qui transforme toutes les victimes du précariat en « autres » incomposables, despécifiés, expulsés de ce qui en fait nos semblables. Superfluité humaine et privation de monde - acosmisme humain - se conjuguent en un cercle infernal.
Thèse 24. Il serait intéressant d’analyser les formes de l’individualité historique qui sont ainsi mises au « monde ». D’un côté, trône la figure mythique du gagnant, du vainqueur, de l’individu que n’a pour règle que l’affirmation de sa libre individualité au-delà de toute contrainte et qui se persuade que sa réussite est due à son seul mérite. Cet individu est la réalisation de l’homme véritable, l’homme vraiment humain, de l’entrepreneur capitaliste qui a le droit naturel d’ignorer les autres et de revendiquer le droit à l’irresponsabilité sociale comme prix de sa valeur et de sa liberté toute puissante. Cet individu vit dans un délire tranquille de toute-puissance ; il s’imagine être un maître du monde et un maître des autres auxquels sont concédés des droits jugés sans importance dans la seule mesure où ils ne se formulent pas comme le droit d’avoir des droits, droit de cité partout dans le monde, droit à l’insurrection. D’un autre côté, à l’autre pôle, se masse l’individu sans ceci et sans cela, désapproprié du monde, devenu acosmique, menacé d’être liquidé comme déchet, d’être de fait criminalisé s’il ne consent pas à son destin et ne juge pas légitime une exclusion qui ne peut être qu’une auto-exclusion due au manque d’initiative, au défaut d’esprit d’entreprise. Victime, non de la condition que lui fait le monde qui pour lui est un non-monde, victime de lui-même, la révolte lui est interdite ou concédée dans les formes légales et rituelles prévues à cet effet pour sanctionner son impuissance. Cet individu est désorienté, prêt à s’unir en toute communauté qui lui laisse une place. Il est tenté de céder aux séductions d’une haine communautaire qui risque d’être impolitique. Il lui reste à réinventer une politique de la reconnaissance des autres qui soit aussi une politique de la vie. Entre les deux pôles se déploient toutes les variations humaines qui vont du maximum de puissance sociale à son minimum. Il faudrait analyser ici les formes d’individualité résistantes : ouvriers et employés, immigrés demandant le droit de cité, intellectuels, femmes et minorités sexuelles, colonisés et post-colonisés. Le capitalisme mondialisé unifie cependant ces populations hétérogènes que sa logique produit en les transformant en sujets d’une consommation infinie et d’un endettement perpétuel jusqu’à la mort tout en leur refusant souvent la satisfaction de besoins élémentaires (faim, logement, occupation, formation).
Thèse 25. Cette violence globale et locale livrée à sa force d’inertie ne peut que croître et se faire cruauté inédite. Ces exclus de l’intérieur sont eux-mêmes en effet définis par des traits culturels issus de leur histoire - origine ethnique, langue, mœurs, religion - qui deviennent des stigmates, objets de fantasmes de racisation et d’ethnicisation. Ces groupes abandonnés sans solidarité à leur misère et leur désespoir se forment des identités imaginaires pour se protéger de « nous » qui sommes pour eux des autres. La partition entre « eux »et »nous » se fait peur réciproque, source de haine empêchant de penser. Le circuit de la reconnaissance intersubjective est brisé par des contraintes trans-subjectives. La formation de communautés pouvant se faire ghettos menace la coexistence et se constitue en enjeu de manœuvres de division au profit des castes dirigeantes. Celles-ci jouent le chantage à la sécurité en criminalisant ces vaincus de la vie supposés concurrencer et menacer la vie des autres. Est donc posée la question tout à la fois ontologique et démographique, biopolitique comme le dit Foucault : qui laissera-t-on vivre ? Qui abandonnera-t-on à la mort sociale et physique ? La guerre économique globale porte en elle les germes d’une guerre sociale civile entre communautés intérieures aux unités territoriales, à commencer par ce théâtre d’opérations crucial qu’est devenu la ville, la mégapole, ou qui est devenu une communauté politique hétérogène. Les castes dirigeantes doivent contrôler cette menace, soit en la contenant et manipulant comme facteur de division d’un peuple qui ne dit « nous » que par rapport à « eux », soit en la dérivant et la déplaçant comme guerre extérieure si des solutions ne peuvent être trouvées sur le terrain local de l’emploi et de la vie quotidienne. Le procès de despéciation humaine a de l’avenir. Tout « autre » humain peut être, en effet, constitué en sous-homme qu’il s’agit dominer et de contraindre ou à la limite identifié comme un non humain à éliminer ou laisser s’éliminer de soi, à traiter de barbare alors que se manifeste ainsi surtout la force de la barbarisation systémique du capitalisme mondialisé.
IV. Le moment éthico-politique. Auto-liquidation de la démocratie régime et avènement de la guerre globale. Etats et impérialisme.
Thèse 26. La fonction de l’Etat dans les trente années 1945-1975 a été de produire les conditions d’une vie décente pour les populations qu’il contrôlait, avec un droit social étendu, des services publics supposés réaliser des éléments de bien commun, des entreprises nationalisées L’idéologie néo-libérale a accrédité l’idée de l’Etat comme obstacle à la liberté d’entreprendre. Elle a même eu le cynisme crapuleux d’identifier le Welfare State comme frère cadet de l’Etat totalitaire pour mieux justifier l’offensive menée contre cette institution, fruit d’un compromis de classes aujourd’hui en cours de liquidation. L’Etat n’a pas cependant disparu ; il ne s’est pas dissous dans la société civile mondiale. Ses frontières sont devenues plus poreuses aux flux de capitaux et de technologies, voire au transit des hommes lorsqu’il s’agissait d’un Etat supposé riche, attirant en tout cas les réfugiés de la misère, les exilés des politiques d’oppression.
Thèse 27. L’Etat demeure nécessaire comme fonction de l’accumulation capitaliste. Si celle-ci déstabilise aujourd’hui nombre d’Etats et oblige soit à des regroupements (confédération européenne par exemple) soit à des pertes de souveraineté, cette transformation est incompréhensible si on la sépare du procès de constitution du système de l’économie-monde. L’Etat, là où il se maintient, a pour tâche de revoir à la baisse ses interventions sociales et son soutien au bien public pour libérer les capitaux nécessaires aux entreprises et à la conduite de la guerre économique. La crise financière de l’Etat a été manœuvrée pour détruire les acquis des années antérieures, pour permettre la restructuration des entreprises de taille inter ou transnationales. Naît dans l’interdépendance globale un nouvel Etat de droit privé chargé de payer la crise financière et de renforcer la caste dirigeante et ses privilèges exorbitants. Il réduit ainsi au maximum le niveau des salaires, celui des emplois ; il redéfinit selon les règles du marché tous les services publics désormais marchandisés (transports, enseignement, santé, retraites, culture). Cet Etat conserve et renforce la fonction de gestion d’une force de travail devenue internationale. C’est lui qui produit les statuts classant la population en l’enfermant dans des frontières devenant étanches : citoyens nationaux de plein droit, travailleurs ou chômeurs, intermittents ou réduits à l’état de déchet social, travailleurs non nationaux immigrés d’hier et d’aujourd’hui, du sud ou de l’est, avec ou sans travail, avec ou sans papiers, avec ou sans logement. Il n’est pas inutile d’ajouter que ce classement est déclassement et que partout les femmes sont les victimes les plus stigmatisées et les plus nombreuses dans cette échelle descendante de l’enfer social qui redouble le patriarcalisme initial. Cette fragmentation a une portée dissuasive ; elle interdit toute convergence immédiate des luttes ; elle divise à titre préventif en autorisant ainsi rancœurs et ressentiments, développant un communautarisme qui contrevient à l’universalisme constitutionnel libéral-démocratique. Il est donc normal qu’à ces deux fonctions de l’Etat s’ajoute une troisième fonction, une fonction de répression à l’encontre des « délinquants » de la mauvaise vie, mais en fait destinée à prévenir tout mouvement de protestation un peu vigoureux. Ce triomphe de l’Etat pénal achève de qualifier l’Etat démocratico-représentatif, fier des droits de l’homme et du citoyen, comme Etat d’un bonapartisme soft qui pourra devenir hard en cas de crise ouverte d’hégémonie. Sarkozy et Berlusconi sont prêt à chausser les bottes du policier global que Bush vient d’abandonner pour cause de retraite. On verra ce qu’il en est pour les autres...
Thèse 28. La démocratie régime tombe le masque et se révèle pour ce qu’elle est, la forme mondialisée de l’auto-liquidation de la démocratie comme démocratie processus. Celle-ci exige le contraire de ce qu’impose celle-là : la participation directe aux affaires communes du plus grand nombre possible, l’invention de formes inédites de démocratie directe dans les lieux de vie, dans les milieux de travail et dans les institutions proprement politiques, l’appropriation collective des moyens de production politiques aussi bien qu’économiques et intellectuels. Le système politique - partis, parlement, groupes de pression - et ses relais dans la société civile contribuent à vider de toute substance la démocratie en se constituant en système autoréférentiel destiné à se reproduire et à fournir à ses acteurs des carrières et des prébendes. La politique comme métier produit de la désappropriation et vide la citoyenneté de toute efficace ; elle la ritualise faisant de l’élection le mécanisme essentiel d’un principat démocratique dépourvu de toute responsabilité effective. Le système de ce principat a décapité les masses subalternes en intégrant les partis dits de gauche qui avaient eu hier le mérite de mettre au centre du débat public des alternatives fondées sur des argumentations. Les partis socio-démocrates dans leur totalité et les partis communistes en leur majorité ont capitulé dans la lutte et acceptent, résignés ou non, le tourniquet d’alternances qui laissent la majorité du peuple des exclus sans représentation politique. Le principat démocratique repose sur une représentation non-représentante. Il s’auto-immunise de toute pénétration de la part des subalternes en s’exemptant de toute prise en compte des revendications de base tout comme il immunise l’appareil productif entrepreneurial de toute responsabilité devant les conséquences de sa politique. L’espace politique est donc drastiquement limité alors que la dimension politique de tous les problèmes s’universalise pour autant que ceux-ci concernent le bien commun, la possibilité de l’être en commun, le sens commun de l’humain.
Thèse 29. La spécificité historique de la mondialisation capitaliste est de transformer les questions de politique intérieure en problèmes de politique extérieure, de généraliser ce que l’on peut nommer la dimension du « trans », au sens de trans-national, trans-étatique, trans-culturel, de trans-frontière. La résolution du défi que représente l’altérité de la superfluité humaine exigerait des réorientations globales de la production et de la consommation, une élimination radicale des inégalités sociales, des interdictions des accumulations scandaleuses et injustifiées réalisées par des castes dirigeantes aussi prédatrices que structuralement irresponsables. Chaque lutte locale est indispensable et ne peut être différée, mais il ne saurait y avoir de solution locale à des problèmes globaux. Or, la globalisation en cours est celle de la structure d’exploitation et de domination. Les difficultés rencontrées dans les crises imposent au système de se référer à sa logique initiale d’universalisation qui se disait dans le langage de l’assimilation d’individus libérés et qui avait obtenu un large consentement ; mais le système obéit à un impératif qui transforme l’universel actif - qui est avant tout critique de toute exclusion historiquement donnée - en stratégie d’un universalisme impérial. L’appel à la gouvernance mondiale qui émane des milieux financiers, entrepreneuriaux, comme des milieux politiques est l’hommage que rend le vice du présent à la vertu d’un futur absent.
Thèse 30. Il y a pire. Le capitalisme mondial ne butte pas seulement sur l’altérité interne qu’il ne cesse de produire en alourdissant le poids de populations superflues à éliminer, laissées pour compte de la guerre économique. Sa puissance d’assimilation quantitative se grippe simultanément en ce qu’il produit une autre altérité interne, celle de la guerre militaire tout court. L’hégémonie politique, disait Gramsci, ne peut se parachever que comme hégémonie dans les rapports de forces proprement militaires. Le capitalisme mondialisé n’existe historiquement qu’instantié dans des réalités territoriales en mouvement. Il a une configuration géographico-politique et géostratégique. Seuls aujourd’hui sont des Etats-nations au sens propre, la minorité de puissances politique capables de disposer du droit de guerre pour défendre les entreprises en lesquelles elles se projettent et qui leur demandent intervention pour contrôler les voies d’accès aux ressources énergétiques et pour contenir, refouler ou démembrer les puissances rivales. De nombreux Etats ne sont que des protectorats et beaucoup ne jouissent que d’une souveraineté limitée ou contrôlée. Le droit international n’a d’autre effectivité que celle d’une diction des problèmes, et les organisations internationales n’ont aucun moyen pour s’opposer aux choix stratégiques des plus puissants. Si le monde n’est pas un Empire, il contient des puissances impériales en concurrence avec à leur tête les Etats-Unis et en contrepoint la Chine, l’Inde, le Brésil et la Russie, l’Europe ne jouant que le rôle de supplétif des Etats-Unis.
Thèse 31. La guerre n’a jamais disparu durant et après la guerre froide. Les guerres nationalitaires et ethniques font rage aujourd’hui, attestant ainsi combien la colonisation a exacerbé des oppositions, ravivées quant à elles par le procès de la recolonisation économique. Celle-ci a neutralisé et inversé le mouvement de libération nationale et anticoloniale du XX° siècle. C’est surtout la puissance globalement dominante du capitalisme mondial qui a lancé le type nouveau d’une guerre globale indiscriminée contre tous ceux qui sont supposés menacer son hégémonie qu’il s’agisse de l’Irak et de l’Iran - jadis ennemis et concurrents pour occuper la direction d’un sous-empire, mais détenteurs de gisements pétroliers considérables -, ou du terrorisme propre à l’intégrisme islamiste (à distinguer de ce qui est islamique) qui a fait son entrée sur la scène mondiale le 11 septembre 2001. Certes, la nouvelle présidence Obama témoigne que la caste dirigeante états-unienne est désormais consciente du discrédit dans lequel est tombée une politique inspirée par la théologie politique intégriste qui fait des Etats-Unis la nation choisie par Dieu pour exporter la civilisation identifiée à la seule civilisation occidentale, orgueilleuse de sa manifest destiny. Il serait imprudent cependant de croire que l’horizon de la guerre globale, si besoin nucléaire, soit derrière nous. C’est un possible stratégique ouvert. De toute manière l’impérialisme demeure et empêche des millions d’hommes de sortir de la misère, de développer leurs capacités autrement que sur le mode imposé par le capitalisme et ses guerres. La prétention d’exporter la démocratie –laquelle ?- et les droits de l’homme –de quel homme ? –n’est qu’une légitimation idéologique sans fondement ni vérité.
Thèse 32. Le recours au thème du choc des civilisations et l’urgence d’une confrontation avec la civilisation islamique ont été développés par le théoricien américain Samuel Huntington, représentant de milieux politiques influents. Il est particulièrement inquiétant. Il doit être compris comme une préparation à une nouvelle croisade de l’impérialisme. La mondialisation, c’est aussi le risque d’une guerre se justifiant comme guerre de l’Occident menacé par les barbares terroristes. Or, cette thèse est insoutenable. Tout d’abord, le concept de civilisation est mal défini puisqu’on ne prend en compte que la religion comme caractère suffisant de distinction. Tout se passe comme si le christianisme suffisait à définir l’Occident alors que le christianisme a commencé par renier la Grèce et même Rome, ces cultures païennes qui sont considérés désormais comme des éléments intégrés. On fait comme si le christianisme n’avait pas connu de divisons internes et n’avait pas été le prétexte à de sanglantes guerres de religion. On veut ignorer que si la Réforme a accepté le monde moderne et le rationalisme des Lumières, le catholicisme a commencé par combattre l’un et l’autre comme impies. Les apologètes de l’Occident admettent à juste titre le judaïsme dans notre civilisation mais les églises chrétiennes ont souvent dénoncé l’altérité d’Israël et le racisme développé en Occident durant le XIX° et le XX° siècles l’a carrément assimilé à l’Orient décadent. qu’il fallait exterminer. Qu’est-ce qu’alors que l’Occident sinon souvent la seule volonté d’imposer un primat exclusif qui est celui d’une démocratie identifiée à la démocratie des Peuples des Seigneurs ? On pourrait de même critiquer la manière dont est définie la notion de civilisation islamique : on constitue en une unité de fiction une entité réunissant des populations hétérogènes ; on oublie les schismes qui continuent de diviser la religion musulmane ; on ne tient pas compte d’un passé d’humiliation et de colonisation ; on refoule la gravité du problème palestinien. En faisant de l’islamophobie le ciment d’une unité de combat au risque de produire ce que l’on dit combattre et de réaliser la prophétie de guerre globale en laissant de côté les réalités contraires de possibilités de collaboration, d’hybridation, de traduction. On étouffe davantage le sens commun de l’humain qui existe encore.
Thèse 33. La mondialisation capitaliste apparaît alors comme un processus réunissant des termes extrêmes incompatibles. Elle se présente d’une part comme universalisation de pratiques économiques, sociales et politiques supposées représenter le nec plus ultra de l’histoire (démocratie régime, entreprise, supermarché mondial, net, prison). D’autre part, elle est une mégamachine à fragmenter, hiérarchiser, éliminer aussi tout ce qui est son « autre » sur lequel elle butte. La mondialisation se veut signe et anticipation d’une cosmopolis pacifiée régie par le droit international et fondée sur une gouvernance globale ; mais elle est la radicalisation de conflits anciens et nouveaux et d’exclusions inédites puisqu’elle s’est faite production de l’humain « de trop » et de la guerre globale. Elle est une catastrophe en marche qui demande le sacrifice des humains à la croissance et au profit, telle une divinité barbare.
V. Le moment de la culture. La culture mondiale entre universalisme impérial et particularismes incomposables.
Thèse 34. La culture est un moment nécessaire de toute hégémonie historique. Elle renvoie toujours à une classe dirigeante tendant à proposer et imposer sa conception du monde à des masses subalternes dont la soumission n’est jamais acquise et qui sont toujours capables de résistances culturelles. La culture est elle-même un ensemble extraordinairement différencié de représentations et de conduites conformes, de valeurs et de normes juridiques, politiques et éthiques contradictoires. Elle s’étend de la haute culture aujourd’hui largement pénétrée par les sciences exactes et expérimentales, sans oublier les sciences humaines et la philosophie, des formes esthétiques et littéraires, des élaborations religieuses jusqu’aux formes du sens commun qui informe la vie quotidienne des masses subalternes du monde avec ce qui reste de leurs traditions et ce qui témoigne d’une appropriation créatrice. Cette culture est toujours médiatisée par le langage et ses concrétions dans la diversité des langues effectivement parlées. Il s’agit donc d’un ensemble hétérogène en mouvement, orienté sur la distinction entre haute culture des groupes dirigeants et basse culture des groupes dominés. Il ne peut y avoir de domination politique et d’exploitation économique sans capacité de direction culturelle reconnue ou acceptée passivement comme légitime.
Thèse 35. Le noyau philosophique de cette culture vient des Lumières. Il conjugue un individualisme à la fois économique, juridique et moral et un universalisme économique et politique dont la limite supérieure serait le cosmopolitisme. La liberté est à la fois la liberté de l’homme privé capable de produire les conditions de sa vie et de développer ses capacités d’agir et de penser et liberté de participer à la chose publique, à la constitution et à la gestion de la communauté qui se révèle d’abord avoir pour base des réalités historiques territorialement spécifiées (c’est la configuration de l’Etat-Nation avec ses problèmes d’homogénéité humaine). La mondialisation laissée à ses esprits animaux a signifié le primat de la liberté privée de l’homme propriétaire et désormais consommateur (in)solvable sur la liberté publique. Le respect des libertés fondamentales que l’on peut considérer comme un acquis historique –liberté de penser et de croire, liberté de se déplacer, liberté de participer à la discussion publique et de faire acte politique, liberté de la propriété personnelle- est aujourd’hui surdéterminé par la liberté devenue privilège exclusif de quelques-uns de posséder les moyens de la production et de la richesse. Elle est devenue la liberté de s’approprier les biens produits en maintenant dans l’illiberté effective une écrasante majorité d’hommes réduits à la propriété nue de biens de consommation souvent insuffisants, mais enchaînés au cycle infernal de l’endettement à vie.
Thèse 36. La marchandisation universelle affecte tous les appareils d’hégémonie culturelle – école, hôpital, sécurité sociale, médias. L’individualisme devient privatif et exclusif car ne sont vraiment homme et individus que ceux qui peuvent entreprendre, acquérir, posséder, consommer sans limites et sans dettes. Cet individualisme entre en contradiction avec l’individualisme éthique. De son côté, l’universalisme est approprié par les puissances capitalistes dominantes de l’Occident et il se fait impérial. Il se donne comme horizon la croisade, une mission civilisatrice qui ne prend pas en compte la diversité des cultures « autres ». Les médias modernes jouent un rôle sans précédent pour diffuser cette version marchandisée de la culture bourgeoise désormais développée alors qu’a disparu la grande bourgeoisie qui pouvait aussi être tourmentée par la conscience malheureuse des limites, des apories et de l’inhumanité de sa domination.
Thèse 37. Se pose la question de la mondialité effective de la culture marchande qui envahit le globe via Internet et via les échanges commerciaux. L’american way of life est bien devenu le modèle avec ses labels planétaires (Coca-Cola, Mac-Do, jeans, automobile, téléphone portable, ordinateur, prothèses diverses, véhicules). Mais cette culture dite de masse est plutôt une pellicule, un fin réseau qui recouvre toutes les activités. Si des biens, des techniques et des connaissances jusqu’ici inaccessibles sont rendus disponibles, leur émergence coïncide avec la perte simultanée de techniques et de connaissances qui ont permis une vie durable, notamment des agricultures vivrières et des espèces vivantes dont la disparition signifie dépendances alimentaires. La mondialisation a épuisé les réserves symboliques et langagières qui ont longtemps enrichi la diversité culturelle et dont la liquidation importe un conformisme passif et pauvre.
Thèse 38. La domination des technologies de l’information portée par ce que l’on nomme le capitalisme cognitif libère des possibilités d’intervention de la part des usagers mais les réseaux sont inscrits dans le processus de financiarisation spéculative dont ils sont à la fois le support, l’agent et un moment constitutif en tant qu’industries particulièrement lucratives. La désappropriation des moyens de production économiques et politiques caractérise le capitalisme cognitif. Il serait utopique d’espérer le renversement immédiat de ce capitalisme en communisme ; ce serait là reprendre à son compte la thèse économiciste de la socialisation des forces productives. Ceci dit, la lutte pour un autre usage radicalement démocratique des technologies de la communication est bien à l’ordre du jour.
Thèse 39. La culture globale demeure une possibilité ambiguë et contradictoire. Tout d’abord il est vrai qu’il existe une croissance de masse des compétences linguistiques, informationnelles, scientifiques ; mais cette croissance est limitée par la refonte des systèmes éducatifs selon les critères du profit et de la rentabilité et tous sont dominés par un utilitarisme sans perspectives formatives. D’autre part, existent bien les conditions d’une interaction et d’une hybridation fécondes, d’une traduction entre les diverses cultures, d’une intégration de valeurs éthiques et politiques. Mais cette création possible qui serait aussi une créolisation est entravée par la destruction de richesses culturelles locales comme en témoigne la disparition accélérée de nombre de langues minoritaires. Enfin le general intellect, l’intelligence générale historiquement disponible demeure pour l’instant en très grande part appropriée comme capital constant matérialisé dans la technologie sociale incorporée dans les moyens de production et de conception, toujours soumis à la logique de la valorisation capitaliste..
Thèse 40. La culture globale est actuellement un artefact, une construction qui tout en augmentant d’un côté le patrimoine de connaissances et de techniques consacre de l’autre l’inégalité des peuples et des couches sociales, des masses subalternes et nie la pluralité humaine. Les processus de désymbolisation qui se justifient au nom d’un imaginaire social de l’autonomie humaine individuelle privée montrent l’urgence de l’instauration d’une dimension symbolique fondée sur les notions de biens communs, d’espace public, de sens commun de l’humain, de l’attention à la planète Terre. La culture globale a pour référent l’Entreprise, l’Etat de droit privé et pénal et produit un sujet insubjectif obsédé par le consumérisme, réduit à s’acheter une vie à crédit. Le processus de subjectivation se détourne de la voie d’une subjectivation émancipatrice. Il risque de s’abîmer dans l’insubjectivité et dans une compensation par recours à la formation d’identités imaginaires, confondant ainsi le bien commun et le communautarisme.
Thèse 41. La créolisation et la création plurielle d’une culture partagée par chacune de ses composantes appelées à se modifier dans ce partage sont recouvertes par une culture générique qui adopte des modèles importés sans distance critique. La coexistence ouverte des cultures existe sous la forme du manque dont témoigne le recours à un idéal cosmopolitique abstrait et impuissant. Comme l’universel le cosmopolitisme n’a d’avenir que critique et autocritique
Thèse 42. La résistance à la domination de la culture capitaliste occidentale n’est pas irrationalité. Si elle peut prendre des formes d’un intégrisme théologico-politique pratiquement improductif et dangereux, elle a un noyau de protestation légitime de la part de peuples parias. Le faux universalisme de la marchandisation et de la valeur comprise comme recherche du désir de consommer le désir de consommer fait cause commune avec l’universalisme impérial belliciste. La lutte effective contre la démocratie régime des peuples des seigneurs se fait en profondeur au nom d‘un universel critique et négatif. L’islamophobie est une idéologie de croisade qui recouvre une fureur théologico-politique occidentale à usage populiste en couvrant les pratiques désémancipatrices en cours.
Thèse 43. L’élaboration de la différence entre universalisme et universel est nécessaire, car c’est en ces notions que la mondialisation capitaliste se réfléchit alors qu’elle devrait s’autocritiquer. Les universels empiriques de l’entreprise, de l’Etat, de la consommation et de la dette ne sont pas l’universel en tant que celui-ci existe vraiment en tant que recherche et réalisation d’un sens commun de l’humain, critique de l’inhumain historiquement injustifiable. L’universel critique ne contredit pas le souci de l’autre ; il se définit par lui. Il est normal qu’une pluralité d’ « autres » s’identifient comme des communautés en lutte pour la reconnaissance si ces « nous » n’excluent pas à leur tour de nouveaux « autres » et s’ils s’ouvrent à la traduction des uns dans et par les autres. C’est la traduction qui est l’opérateur de l’universel, pas seulement en tant qu’opération linguistique.
Thèse 44. Cet universel critique est confronté à la tâche philosophique de se réfléchir comme le droit d’avoir des droits impliquant ce qu’il faut encore nommer la raison pratique. C’est celle du Tiers rationnel que l’on convoque pour juger des universalismes impériaux et des ordres symboliques liés à toute théologie politique laquelle instaure un Autre absolu qu’il faut obéir et qui se choisit ses serviteurs élus –Dieu, une Nation, une Race, l’Etat, le Marché, etc...
VI. Et la terre ? « L’Autre » inassimilable et la limite du parasitisme du capitalisme mondial. Ou de la philosophie et du communisme
Thèse 45. La mondialisation capitaliste ne peut que déplacer la crise organique qui la caractérise parce que devient énorme la masse quantitative et qualitative qu’elle ne peut assimiler et qu’elle désassimile. Deux types d’altérité sont présentes et indiquent que nous sommes parvenus à des seuils d’irréversibilité ouvrant sur d’une barbarie inédite : il s’agit tout d’abord, on ‘a vu, des humains superflus devenus acosmiques, privés de monde commun, condamnés au « non monde » de la misère et de la relégation des cultures ; il s’agit ensuite des peuples et des groupes menacés d’extermination par une guerre globale. Cette dernière, on y pense trop peu, est susceptible de recourir à l’arme nucléaire que seuls les Etats-Unis ont osé utiliser contre le Japon en 1945 en rasant Hiroshima et Nagasaki pour signifier aux Soviétiques qu’ils avaient la maîtrise de l’arme absolue. A été donnée ainsi la preuve que l’autodestruction des humains était une possibilité limite réelle. Si cette possibilité est demeurée encore virtuelle, rien ne garantit qu’il en soit ainsi à l’avenir. La condition de vie sur terre s’est révélée à elle-même sa fragilité en découvrant les moyens de l’autodestruction et en utilisant la force aveugle d’énergies démesurées.
Thèse 46. C’est la même découverte que nous faisons en commençant à payer le prix des conséquences de nos activités pour avoir déchaîné une croissance fin en soi - pour cause de profit infini de quelques-uns. Nous rencontrons une troisième et terrible altérité, celle d’une planète Terre qui nous répond sans intention particulière en nous signifiant que nos activités peuvent avoir des effets destructeurs pour leurs agents.La mondialisation capitaliste ne peut plus assimiler les hommes, les peuples et surtout désormais la Terre. Le (non) monde ne coïncide pas avec la Terre qu’il ne peut transformer indéfiniment en matériau d’exploitation, en objet de manipulation. Nous ne sommes pas les Seigneurs de la planète ni du cosmos, pas plus que la démocratie n’est celle des peuples et des castes de seigneurs et maîtres. La Terre est cet Autre qu’il ne s’agit ni de diviniser ni de diaboliser. Elle n’est pas cet Autre que le rationalisme idéaliste progressiste voulait se soumettre comme autre de l’Esprit. La question ontologique est plus qu’une question ; elle est le rappel ontologique d’une condition irréductible. La transcendance aveugle d’un capitalisme mondial irresponsable se heurte désormais à l’altérité d’une Terre qui nous a laissé être mais qui nous ne veut pas, qui demeure indifférente à notre destin et qui peut répondre à notre démesure productive et consumériste par sa propre démesure qui est simplement une autre mesure, celle de l’autre inassimilable de notre propre démesure.
Thèse 47. C’est vers ce point de vie de la Terre qu’il faut nous déplacer pour mesurer la limite de cet humanisme anthropocentrique qui est la justification absolue ultime du capitalisme, celle d’une production de soi par soi, causa sui, que Spinoza avait l’intelligence et la sagesse de réserver à la nature naturante dont les humains ne sont que des modes finis en interrelations indéfinies, régis par la causalité par les autres et dans l’autre. La Terre est un ensemble de processus définis par leur logique propre et mouvante qui se trouvent avoir conditionné et toléré jusqu’ici notre vie et notre survie. La modification de ces conditions peut entraîner soit notre disparition soit des modifications catastrophiques que seuls les puissants et les riches pourront aménager en aggravant tous les processus d’inégalisations et en exterminant les faibles et les pauvres concurrents dans une lutte à mort pour une survie barbare.
Thèse 48. L’intervention, l’intrusion de cette altérité qui résiste à la transcendance irresponsable de la mégamachine capitaliste redouble la puissance décivilisatrice de la double altérité que représentent la superfluité humaine et la guerre globale. La catastrophe est bien là et elle nous impose de trouver ici et maintenant les moyens de la conjurer en exerçant une responsabilité qui a pour horizon la réorientation de la production et la consommation, la reformulation du droit et de la politique, la réforme des médias et la réappropriation non marchande de la culture scientifique comme de la vie quotidienne. Le premier pas à faire en cette voie de la responsabilité est de cesser de nous considérer comme impuissants et de nous démoraliser en développant uniquement le savoir par ailleurs nécessaire de cette impuissance. Il importe de développer un savoir des résistances capables d’imaginer et d’inventer ici et maintenant.
Thèse 49. Les résistances existent et sont multiples, qu’elles émanent du précariat, des mouvements mobilisés pour une cause - femmes, immigrés et réfugiés -, des luttes pour la dignité nationale et le respect des cultures. Elles sont confrontées à l’urgence d’une action immédiate pour endiguer la barbarie déjà là et cette action ne peut avoir pour horizon qu’un monde délivré de l’obsession fétichiste d’une croissance vouée au néant, que la production et l’action d’un monde commun, que l’appartenance intelligente et responsable à une Terre sourde à nos appels, que l’universalisation d’un sens de l’humain qui tempère l’infinité inscrite dans tout effort, tout désir pour accroître sa puissance de penser et d’agir, en faisant intervenir la mesure imposée à la démesure de la barbarie.
Thèse 50. L’action exigée implique une intervention politique qui prend deux voies complémentaires à parcourir, la voie de l’invention et d’expérimentations de nouvelles formes de vie dans la lutte contre la mégamachine et la voie du réinvestissement du champ géopolitique étatique. Cette dernière voie est actuellement interdite par ce que sont devenus le système politique et les partis dits de gauche. L’initiative ne peut venir pour l’instant que des mouvements de masse et de base expérimentaux qui s’interdisent de se mettre à la place des responsables économiques, politiques et culturels de la catastrophe. Les victimes et les subalternes n’ont pas à se mettre à la place de responsables structurellement irresponsables, mais ils ont la tâche d’occuper toute leur place, en luttant et en imaginant les possibles qui interrompront la croissance de la barbarie capitaliste. Il est devenu impossible, en effet, de formuler l’idée d’une révolution résolutoire à venir après le capitalisme. La convergence de la triple altérité signifiant le caractère irréversible de la crise organique du capitalisme signifie le retour de la barbarie, ou plutôt un cours inédit. Il n’y a plus d’après. C’est maintenant qu’il faut répondre à l’irresponsabilité systémique et reformuler l’idée d’émancipation dans la finitude, ce qui est peut-être l’idée communiste elle-même.
Avril 2009