La récente reconnaissance, par la Russie, de l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud était attendue depuis longtemps, en particulier par les populations de ces deux républiques, victimes, depuis l’éclatement de l’URSS en 1991, de multiples attaques militaires lancées par les nationalistes géorgiens au pouvoir à Tbilissi. Les bombardements-surprise dans la nuit du 7 au 8 août dernier, ordonnés par le président géorgien Saakachvili à l’encontre de l’Ossétie du sud, de sa capitale, Tskhinval et plusieurs villages, se sont révélés particulièrement meurtriers pour la population civile. L’opération était officiellement baptisée « terre propre ».
Deux causes importantes sont à l’origine de cette série d’agressions. La première sont les efforts faits par les Etats-Unis pour accroître leur expansion militaire à l’Est de l’Europe, au-delà de leurs satellites polonais et tchèque, et de s’implanter durablement, avec l’OTAN, aux frontières même de la Russie : en Ukraine, en Géorgie et en Asie centrale [1]. Pour ce faire, ils utilisent des politiques locaux tels Iouchenko (Ukraine) ou Saakachvili dont ils ont financé, par le biais de la NED et d’autres fondations émargeant au budget fédéral, l’accession au pouvoir. Outre la présence de près de 200 instructeurs militaires, la Géorgie a reçue des Etats-Unis, pour la période 2006-2008, un crédit de 30,6 millions de dollars au titre de l’aide militaire ainsi que 10 millions de dollars pour la préparation à l’entrée dans l’OTAN. A l’occasion d’un récent déplacement à Tbilissi après l’opération « terre propre », Condoleeza Rice a promis de demander au Congrès une rallonge de 25 millions pour « rééquiper » l’armée géorgienne. Celle-ci, affaiblie par la riposte russe contre ses bases militaires responsables des bombardements du 7 août, se voit de la sorte encouragée à reprendre les hostilités. Elle a, dans ce but, rapatrié une partie de ses soldats envoyés en Irak à la demande de Bush.
La seconde cause, complémentaire à la première, est la montée en Géorgie, dès la fin des années 80, d’une idéologie nationaliste à tendance xénophobe. Cette idéologie s’est renforcée sous les présidences de Zviad Gamsakhourdia (1991-1992) et de Mikhail Saakachvili (au pouvoir depuis 2004) [2]. Largement véhiculée dans les médias locaux, elle présente les Ossètes, non comme des citoyens géorgiens à part entière, mais comme des « invités » sans nom venus d’ailleurs du Caucase et occupant une terre géorgienne. Dans les discours ou les commentaires médiatiques, l’appellation « Ossétie du sud » est remplacée par « Samatchablo » ou « région de Tskhinval ». La présidence de M. Gamsakhourdia, particulièrement riche en slogans tels que « La Géorgie aux Géorgiens » et « la Géorgie par-dessus tout », a vu la suppression du statut d’autonomie de l’Ossétie du sud et la mise en place de mesures destinées à réduire l’influence des cultures non géorgiennes de souche, en particulier dans l’enseignement : suppression de disciplines enseignées en langue ossète ou abkhaze, fermeture d’écoles, d’universités, fermeture de médias.
Les mesures discriminatoires ont plus largement visé l’ensemble des minorités présentes en Géorgie : Abkhazes et Ossètes mais également Arméniens, Azéris, Grecques, Kurdes, Ukraniens…et Russes. Un exode progressif hors du pays s’est instauré. Selon les chiffres du Centre d’information et de documentation sur les droits de l’homme O. Nanouachvili, la population arménienne en Géorgie est passée de 437 000 à 249 000 entre 1989 et 2005. Dans la même période, les Azéris sont passés de 308 000 à 284 000, les Grecques de 100 000 à 15 000, les Ukrainiens de 52 000 à 7 000 et les Russes de 341 000 à 68 000. Ces données indiquent d’ailleurs que les discriminations envers les minorités nationales n’ont pas cessé depuis la fin de présidence de Gamsakhourdia en 1992 ni depuis la signature des accords de paix de 1992 (avec l’Ossétie) et de 1994 (avec l’Abkhazie).
Dans ce contexte, la reconnaissance, par la Russie, de l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud offre clairement un cadre de sécurité et de stabilité aux populations concernées en raison de son potentiel dissuasif face à la menace de nouvelles attaques géorgiennes. Dans le cadre d’un resserrement des liens avec la Russie, des accords garantissant la défense et la reconstruction économique des deux républiques sinistrées, pourraient suivre. S’agissant de leur reconstruction, on peut penser que l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, sinistrées par des années de guerre, veuillent profiter de la croissance économique russe et en particulier d’un effet d’aubaine créé par les Jeux Olympiques qui seront organisées en 2014 dans la toute proche ville russe de Sotchi (1km de la frontière abkhaze).
Une paix durable à l’échelle de la région du Caucase requiert un changement complet d’orientation à Tbilissi, en particulier l’abandon des politiques militariste et d’exclusion à l’égard des minorités nationales. Nombreux sont les Géorgiens qui ne partagent pas (ou plus) l’idéologie nationaliste radicale en place et qui sont avant tout préoccupés par leur niveau de vie en dégradation. La croissance économique instable de ces dernières années n’a pas, en effet, bénéficié au plus grand nombre et les perspectives ne sont pas bonnes. Le pays, pauvre, continue d’afficher une volonté d’adhésion illusoire à l’Union européenne, un marché sur lequel il s’imagine pouvoir écouler ses tomates et son vin. Dans le même temps, la Géorgie se coupe de son grand marché naturel de proximité qu’est la Russie actuellement en plein boom économique. En prenant appui sur les atouts de sa nature (mer et montagne) et ses liens historiques et culturels avec son grand voisin, le pays gagnerait, par exemple, à capter le marché saisonnier des centaines de milliers de touristes russes qui lui préfèrent pour l’instant la Bulgarie et la Turquie voisine.
La logique du réalisme économique voudrait que la Géorgie se tourne à nouveau vers la Russie, pour des rapports étroits et mutuellement avantageux, plus que vers une Europe occidentale ou des Etats-Unis lointains. Cela servirait les intérêts de sa population, en déclin constant depuis l’« indépendance », et renforcerait les chances d’une paix durable au Caucase, au risque de déplaire à l’« Oncle Sam ».