Un mot d’abord sur l’auteur de Les Révolutions russes.
Nicolas Werth est le fils d’Alexandre Werth auteur d’un incontournable et inoubliable témoignage : la Russie en guerre (1941-1945) paru en deux tomes, chez Taillandier dans la collection Texto. Entré au CNRS en 1989, Nicolas Werth, dont le russe est la langue maternelle, s’est consacré à l’histoire soviétique.
Rappelons que sa fiche Wikipedia stipule : « Auteur de la partie du livre noir du commu-nisme (1997) relative à la Russie soviétique et à L’URSS, il s’est publiquement démarqué de l’idée contenue dans la préface de Stéphane Courtois selon laquelle le communisme serait par essence criminogène. Il a également dénoncé, concernant cet ouvrage, des chiffres faux et « une dérive de l’histoire exclusivement policière ».
Sur le sujet, je ne saurais trop recommander la lecture de La fin de l’homme rouge (2013) de Svetlana Aleksievitch qui permet, me semble-t-il, de comprendre en pro-fondeur l’expérience soviétique…
Pour en revenir à l’ouvrage de Werth, Les Révolutions russes, celui-ci couvre les huit mois de l’année 1917 qui vont de l’abdication du tsar à la prise du pouvoir par les bolcheviks le 25 octobre.
Citons d’emblée Pierre Pascal, jeune intellectuel français en mission à Petrograd de 1916 à 1929. Dans Mon journal de Russie (1916-1918) paru en 1975, il écrit sur la Révolution russe qui, tout ce livre le montre, ne relève nullement d’un accident de l’histoire : « Eux, les bolcheviks, sont les théoriciens, mais le peuple russe, qui n’est ni socialiste, ni bolchevik, les suit, parce que lui aussi vit dans l’avenir. Il veut la cessation de l’injustice et du malheur présents sur terre. Maladroitement, tristement, en souffrant, il crée cependant cet avenir. La révolution russe, quelle que soit la réaction qui pourra suivre, aura une aussi énorme répercussion que celle de 1789, et même bien plus grande : ce n’est pas un accident, c’est une époque, et Bossuet commencerait là un chapitre de son Histoire universelle ».
Avec la Révolution russe, il y a toujours des problèmes de dates. Le 8 mars, 23 février dans le calendrier julien de l’Eglise orthodoxe, des milliers d’ouvrières du textile convergent vers le centre de Petrograd (Saint-Pétersbourg) : journée internationale du droit des femmes mais surtout colère contre un pouvoir, le tsar Nicolas II, incapable de mettre fin à la pénurie de pain. Dans un contexte de guerre, la Russie a perdu en 1915 les régions économiquement les plus dynamiques, Pologne et Pays baltes, de crise économique, le fossé ne cesse de se creuser entre le peuple et les élites. Les pertes civiles et militaires s’élèveront à plus de trois millions trois cent mille morts et les blessés seront cinq millions. A noter que Lénine est en exil depuis 10 ans ( il rentrera en Russie le 16 avril) et Staline est déporté en Sibérie ( il rentrera en février). Les Cosaques, chargés du maintien de l’ordre, laissent passer les manifestantes. Le régime est discrédité. Manifestations, grève générale, insurrection : le 3 mars, les Romanov, tsars depuis trois siècles, abdiquent. La soif de démocratie s’exprime au grand jour. Et Nicolas Werth d’expliquer que depuis mars jusqu’au fameux octobre 1917, la situation politique russe se complique à nouveau : « les gouvernements provisoires qui se succèdent ne parviennent pas à mettre en place de nouvelles structures étatiques d’encadrement pour contrer l’action des institutions « alternatives » émanant de la société en révolution soviets, comités de quartier et d’usine, comités de sol-dats, milices ouvrières, syndicatsqui proposent et mettent en oeuvre une approche radica-lement nouvelle, locale et décentralisée, de la politique ».
Par ailleurs, on est frappé non par la ressemblance du contexte qui est radicalement différent, mais par celle de l’imaginaire avec la Révolution française : « La plus grande « fête de la liberté » se déroule, le 23 mars 1917, sur le champ de Mars, à Petrograd, à l’occasion des funérailles solennelles des victimes de la révolution, promues au rang de « héros de la liberté ». Des centaines de milliers de personnes assistent à cette cérémonie grandiose. Ailleurs, les « fêtes de la liberté » sont l’occasion d’enterrer symboliquement l’ancien régime : on défile, drapeaux rouges en tête et aux sons de la Marseillaise sponta-nément adoptée comme le nouvel hymne révolutionnaire russe, portant le cercueil noir de l’autocratie. Pour de nombreux intellectuels et hommes politiques, la révolution est pro-messe de renaissance spirituelle de la Russie. Le grand écrivain symboliste Dimitri Merej-kovski, proche des socialistes-révolutionnaires, affirme qu’elle est « l’acte le plus chrétien de l’histoire du monde depuis les premiers temps des martyrs ». Et l’auteur ajoute : « Cette « renaissance » n’exclut pas pour autant la violence. Les aigles impériaux qui ornaient tous les bâtiments publics, sont systématiquement détruits ; les statues des tsars (à l’exemption notable de celle d’Alexandre II, le « tsar libérateur » qui a aboli le servage en 1861) déboulonnées ; les portraits du tsar et de la famille impériale démonstrativement détruits, y compris dans les garnisons ».
La violence, à commencer par celle inouïe exercée sur les classes d’en bas par les classes d’en haut, leur mépris absolu, celle inhérente à toute guerre qui ne laisse au-cune place à l’espoir, conditionnera durablement l’existence du pays de la révolution socialiste, l’Union soviétique.
Rappelons que devant les dirigeants bolcheviks et une assemblée de différents courants socialistes, Lénine présente les thèses d’avril (rédigées lors de son long voyage en train). Ses propos choquent, y compris au sein du parti bolchevik, lorsqu’il pro-pose de rompre tout soutien au gouvernement provisoire, notamment en refusant tout appui à la politique de guerre. Selon lui, la dualité du pouvoir implique que seuls les soviets, forme émergente d’un nouvel Etat, soient soutenus. Pour Lénine, la révolution, loin d’être terminée, passe de l’étape bourgeoise à celle de la révolution sociale. Rappelons encore une fois que son point de vue et largement minoritaire au sein même du parti bolchevik, dont la plupart des cadres ne veulent pas couper les ponts avec les autres courants socialistes, ni même avec le gouvernement.
Lorsque les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks entrent dans le second gouvernement provisoire en mai, ceux-ci laissent désormais l’initiative de la contestation à la rue et aux bolcheviks qui refusent toute politique de collaboration de classe. Fait majeur, l’inspiration à la paix gagne les combattants, d’autant que l’échec de la dernière offensive russe discrédite davantage le régime, incapable de susciter un sur-saut national et patriotique.
Et puis, fin mai, la conférence des comités d’usine de Petrograd (397 entreprises) vote pour le contrôle ouvrier et non d’Etat sur les entreprises : « Pour la première fois, les bolcheviks obtiennent une majorité dans une assemblée représentative d’une institution créée par la classe populaire elle-même ».
Début juillet, lors d’émeutes, la direction bolchevique « débordée par ses propres partisans » se voit pourchassée, ses journaux interdits. Lénine s’enfuit en Finlande. Chef suprême des forces armées, Kornilov tente un putsch qui avorte. « Sans le putsch de Kornilov, dira plus tard le chef du gouvernement provisoire, Kerenski, il n’y aurait pas eu Lénine ».
Pour Werth, « les deux mois qui séparent l’échec du putsch de Korlinov de la prise du pou-voir par les bolcheviks voient s’accélérer, dans un contexte de crise économique de plus en plus aiguë, la radicalisation des masses populaires, soldats, paysans, ouvriers. Cette radicalisation, qui ne signifie pas nécessairement bolchevisation, gagne la plupart des soviets et des comités populaires apparus au lendemain de la révolution de février, tandis que les institutions traditionnelles de l’Etat- gouvernement, administration, armée- perdent le con-trôle de la situation ».
La décision de prise du pouvoir par les bolcheviks devra tout à la détermination hors-norme, certains disent fanatique d’autres géniale, de Lénine qui finira par imposer ses vues aux dirigeants bolcheviks, à l ‘exception de Zinoviev et Kamenev. Le 25 octobre, la déclaration annonçant la destitution du gouvernement provisoire est rédigée de la main même de Lénine. Le 26, durant la prise du palais d’Hiver se tient le IIe congrès des soviets. Werth écrit : « La stratégie de Lénine se relève juste : mis devant le fait accompli- la prise du pouvoir par une instance qui ne dépend d’aucune manière du Congrès des soviets- les délégués socialistes (SR, mencheviks et la plupart des sans-parti) dénoncent « la conspiration militaire organisée derrière le dos des soviets » et quittent la salle. Leur départ réduit à l’impuissance Martov et ses partisans, qui espéraient un compromis et proposaient la constitution d’un gouvernement d’union regroupant bolcheviks, SR de gauche et mencheviks-internationaliste. Apres le départ de Martov, les bolcheviks font ratifier leur coup de force par le reste du Congrès (outre les bolcheviks, seuls les SR de gauche et quelques sans-parti sont restés) qui vote un texte rédigé par Lénine attribuant « tout le pouvoir aux soviets ». Cette résolution purement formelle permet aux bolcheviks d’accréditer une fiction qui abusera des générations de crédules : ils gouvernent au nom du peuple dans le « pays des soviets ».
Ce que montre Werth dans son ouvrage, un autre historien , Marc Ferro, le résume à sa façon en avançant que : « la Révolution d’Octobre avait pu être à la fois un mouvement de masse et que seul un parti y avait participé ».
Ce qui, somme toute, est le propre de toute révolution connue.
Loin des délires ultra-réactionnaires de nos pseudo-intellectuels pour et par les médias, en rappelant les événements dans leur complexité, en rapportant les éléments essentiels du contexte historique, à savoir le fractionnement des forces et le rôle de l’initiative des milieux populaires, ce petit livre de Nicolas Werth est d’une grande utilité quant à la connaissance de ce qui a fondé la Révolution d’Octobre.
Les Révolution Russes- Nicolas Werth- Que sais-je ? 126 pages. 9€