C’est l’histoire tragique de deux vies qui se mêlent sans arriver à se rejoindre sauf, peut-être, par ce livre.
Muriel Ferrari s’adresse à cette grand-mère, sa grand-mère, qui aurait pu, aurait dû, être à ses côtés dans les moments les plus sombres de sa vie, car elle seule était à même de la comprendre et de la soutenir.
Charlotte Abonenn, méprisée par le père de Muriel quand elle évoquait quelques souvenirs terribles de sa déportation pendant la deuxième guerre mondiale, fut bien une héroïne comme le précise dans sa préface Antoine Grande, chef du département de la mémoire et des hauts lieux de la mémoire nationale à l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre. C’est grâce à lui, et quelques autres, réellement à l’écoute, que Muriel Ferrari reconstitua, pour une part, la vie refoulée de Charlotte.
« Charlotte, écrit-il, a assurément été une héroïne, extraordinairement courageuse et ayant survécu à l’enfer, durablement marquée par la torture et le camp, et Muriel est une petite fille marquée, blessée, par l’absence de celle qui aurait pu être son horizon d’évasion sociale et familiale. »
Pour cette part, cette part seulement, elles sont le reflet l’une de l’autre, tant par la souffrance, l’incompréhension dont elles furent victimes que par les lieux partagés et hantés à quelques décennies de différences, deux prisons, Montluc et Fresnes. Si proches, si différentes.
Muriel organise en un récit à trous ses souvenirs. Elle essaie de comprendre et de se comprendre. Elle imagine l’inimaginable, croise les témoignages pour permettre à Charlotte de dire, à travers elle, ce qu’elle a tu :
« On ne saura jamais comment tu as vécu, souffert à Ravensbrück. Avais-tu des nouvelles de tes filles ? De mauvaises chaussures, les pieds gelés dans le froid de l’hiver, avec des plaies que tu garderas toute ta vie. Condamnée au silence à ton retour, parce qu’il n’y avait personne pour t’écouter, pour te croire. Tu n’étais pas la seule. Après la libération des camps, on voulait oublier. On renonçait à décrire l’inimaginable... »
Dans beaucoup de parcours chaotiques, nous rencontrons des traumatismes emboîtés. Au trauma initial, succède celui du déni de l’entourage, de l’absence de prise en compte institutionnelle, d’un entendement impossible. Comment s’étonner alors que la résilience soit impossible et que la réplication s’impose. Les victimes deviennent les coupables afin de masquer des réalités insoutenables, les voiles successifs d’incompréhensions se transforment en mur.
Muriel reproche à Charlotte de ne pas avoir donné signe de vie quand elle était enfermée à la prison de Fresnes, une prison que Charlotte avait bien connue. Elle ne comprend pas et elle comprend. Elle soupçonne les mille raisons qui pourraient expliquer ce qu’elle vit comme un abandon de plus.
Mais, en reconstituant l’histoire de sa grand-mère, Muriel met au jour bien des mécanismes qui dictent nos comportements pendant ou après des situations extrêmes :
« Pendant ces mois où j’ai tenté de te retrouver, de réparer, j’ai hésité entre les reproches à la grand-mère défaillante et mon admiration pour la résistante déportée que tu as été. J’ai essayé, à mon niveau, d’approcher cet enfer où tu as vu passer quatre saisons, suivant sans le savoir les consignes d’un auteur populaire : « essayer de trouver dans ce monstrueux chaos quelques simples fils directeurs, témoignages, confessions qui permettent une approche le plus près possible de la réalité. Chaque camp a sa légende, on ne raconte pas et pourtant... ». »
Peut-on parler de quête du sens ? Ne s’agit-il pas juste d’y voir un peu plus clair dans l’une et l’autre vie ?
Une petite délinquante qui s’est retrouvée en prison, par jeu puis par accident, trouve dans les contradictions de la vie héroïque de sa grand-mère une matière à se penser.
Muriel Ferrari évite les pièges de ce genre de récit, pas de pathétique mais des faits, pour construire un hommage de réparation à sa grand-mère, à toutes les victimes de l’horreur mais aussi à tous les combattants anonymes de la liberté. L’émotion est bien sûr présente dans ces pages, ni préfabriquée, ni attendue, ni orientée, juste brute, sans fards.
A découvrir.
Ces silences qui ont plombé nos vies de Muriel Ferrari. Editions La Passe du Vent, à l’Espace Pandora, 8, place de la Paix, 69200 Vénissieux.
https://lapasseduvent.com