Maintenant que l’affaire Battisti est devenue une affaire internationale qui provoque une crise entre deux pays et bouleverse les règles du droit qui prévalent en Occident, le groupuscule de leaders d’opinion qui a soutenu le terroriste fait la fête. Car c’est de la France que l’embrouille est partie, et les penseurs médiatiques locaux sont fiers du chaos provoqué. Ils sont inspirés par une conception petite-bourgeoise du surhomme, un "nietzschéisme" bas de gamme et mal interprété. Mais leur confusion ne fait qu’alimenter celle qui règne déjà, la crise actuelle de la démocratie, et une situation internationale toujours plus funèbre.
Cesare Battisti, sanctifié par quelques intellectuels français, a été condamné en Italie à la perpétuité pour quatre homicides dont deux qu’il a commis directement en abattant ses victimes d’un coup de revolver dans la nuque. Il a débuté comme criminel de droit commun volant dans les supermarchés pour son bénéfice personnel jusqu’au moment où, en prison, il eut l’idée de mettre son expérience au service d’un groupe terroriste (les PAC, Proletari Armati per il Comunismo). Il s’évada en compagnie du terroriste qui l’avait formé et d’un criminel mafieux dont les deux compères étaient amis. A partir de là, les vols changèrent de "nature" : il ne s’agissait plus d’attaques à main armée, mais de ce qui s’appelait désormais des "expropriations prolétariennes". Et si quelqu’un était tué, tant pis.
M. Battisti s’enfuit clandestinement en France en abusant de la loi dite "doctrine Mitterrand" qui accorde le droit d’asile, à la condition toutefois que l’hôte n’ait pas commis de crimes de sang. M. Battisti aurait donc dû être aussitôt arrêté et restitué à l’Italie, car des crimes de sang, il en avait commis quatre. Au lieu de quoi il fut déclaré "réfugié politique". La question fondamentale est : pourquoi ? Ma réponse coïncide avec celle écrite par Bruno Tinti dans le Fatto Quotidiano du 8 janvier : "On entre dans le terrain des hypothèses, qu’on pourrait définir comme des certitudes hypothétiques, car il n’y a pas d’alternatives : Battisti collabore avec les services secrets français auxquels il vend tout ce qu’il sait sur le terrorisme international. Il l’admettra lui-même en racontant avoir été aidé par les services français dans sa fugue au Brésil."
Les procès par contumace intentés à M. Battisti se sont déroulés avec les meilleures garanties, car l’institution judiciaire italienne, à la différence de la française, prévoit que le fugitif soit de toute façon assisté d’avocats, avantage dont M. Battisti a amplement profité. Je souligne que, dans le cas du terrorisme contre l’Etat, en Italie, l’acte est jugé par un tribunal ordinaire qui rend une sentence avec motivations. En France, au contraire, un cas comme celui-ci relève d’un tribunal spécial, à huis clos, qui rend des sentences sans motivations. C’est une des raisons pour lesquelles la France a plusieurs fois subi des blâmes de la part de la Cour européenne des droits de l’homme.
Mais venons-en aux intellectuels. Bernard- Henri Lévy, qui sur son propre blog a mis l’image de M. Battisti à côté de celle de l’Iranienne condamnée à la lapidation, Sakineh, devrait réfléchir à l’irresponsabilité dont il fait preuve. Quand il se lance dans la défense de M. Battisti, il démarre ainsi : "J’ignore si Battisti a commis ou non les crimes qui lui sont imputés" (Le Point, 19 février 2009).
Il s’agit d’une nouvelle doctrine des temps qui courent : une doctrine qu’ont déjà épousée Silvio Berlusconi en Italie, le ministre Brice Hortefeux en France, et George W. Bush aux Etats-Unis, quand Colin Powell affirma, il y a quelques années, qu’il n’avait absolument rien à faire des preuves concrètes des observateurs de l’ONU sur l’Irak. D’ailleurs, M. Lévy avait déjà exprimé sa vision très curieuse de sa propre histoire et de celle des autres dans son bloc-notes (Le Point, 8 juillet 2004). Il parle des amnisties accordées par le gouvernement français. "C’est ce que nous avons fait, nous, Français, en amnistiant, sous de Gaulle, les amis du FLN. Puis, sous Mitterrand, les crimes de l’OAS. Et tel est le vrai service que nous pouvons, aujourd’hui, rendre à nos amis transalpins : les aider à penser, vouloir, cette amnistie ; les faire bénéficier de notre petite expérience historique en ces matières hautement explosives..." Mais qui correspond à qui ? Les terroristes italiens sont-ils le FLN et la magistrature l’OAS ? Et sur cette amnistie il faudrait un long discours, car on sait bien qu’elle a sauvé surtout l’OAS. Mais aucun intellectuel italien n’a jamais critiqué les choix de la France.
Certains intellectuels français, en se référant avec arrogance à la justice italienne, ignorent les précieux services que les magistrats ont rendus à la démocratie et à la Constitution italiennes. Ils ne savent pas que les magistrats ont fait arrêter un grand nombre de mafieux, de terroristes et d’hommes politiques corrompus. Et ils ne savent pas que beaucoup de ces magistrats l’ont payé de leur vie. Et, de toute évidence, ils ne savent pas que M. Berlusconi, dès son arrivée au pouvoir, a défini la magistrature comme "un cancer à éliminer". Et, de son point de vue, elle est vraiment un danger, car la magistrature en Italie est indépendante, elle n’obéit pas au garde des sceaux comme c’est le cas en France.
L’auteur de polars Fred Vargas est devenue la philosophe du droit la mieux préparée de France sur le cas Battisti. Le magistrat Armando Spataro, dans Le Monde du 12-13 décembre 2004, avait répliqué comme il se devait à son manque d’information. Pour l’information des lecteurs, Armando Spataro est un magistrat à qui l’on doit des enquêtes judiciaires très délicates et très importantes : Mafia, corruption du personnel politique, services secrets italiens "déviés", opérations illicites de la CIA sur le territoire italien durant la présidence Bush.
Mme Vargas a ses "convictions", et il ne m’appartient pas de la convaincre, elle qui s’est rendue au Brésil pour développer son oeuvre de conviction. En suivant son héros, et en critiquant les lois sur les collaborateurs de justice du système italien, pourquoi a-t-elle cependant oublié la repentie Frédérique Germain, dite Blond-Blond, qui, en 1988, fit condamner les terroristes français d’Action directe et qui n’a jamais purgé sa peine parce qu’elle avait collaboré avec la justice ?
Dans le respect de la loi, ce groupe terroriste fut condamné à perpétuité, et après cela l’Etat français aurait aussi pu montrer son indulgence ; mais Nathalie Ménigon, hémiplégique depuis 1996 à la suite de deux attaques cérébrales, a attendu jusqu’en 2008 dans la prison de Bapaume (Pas-de-Calais) pour obtenir la semi-liberté, tout comme Georges Cipriani, enfermé depuis 2001 à l’hôpital psychiatrique de Sarreguemines (Moselle), et qui n’en est sorti qu’en 2010 pour bénéficier lui aussi de la semi-liberté. La loi Kouchner sur les prisonniers âgés et malades a été appliquée en priorité à l’ex-préfet collaborationniste Maurice Papon qui en a bénéficié.
Un autre intellectuel très désinvolte sur cette affaire se trouve être Philippe Sollers. Voici quelques-unes de ses affirmations dans un entretien donné à un journal italien : "Puisque la France s’est prononcée sur le droit d’asile il ne doit pas y avoir d’extradition, le droit d’asile ne consiste pas à juger sur le fond (...). En Italie, il y a eu aussi un terrorisme d’Etat très important dans ces années-là : il s’est agi d’une vraie guerre civile et sociale."
Et il conclut en s’adressant au journaliste qui l’interroge :"Pour nous c’est seulement une question de droit. Si vous étiez français vous comprendriez facilement" (La Repubblica, 5 mars 2004). Est-il possible que M. Sollers, à qui le droit tient tant à coeur, ne se soit pas encore rendu compte qu’il existe en France une loi archaïque comme la garde à vue (plus de vingt-quatre heures de détention dans des cellules de commissariat sans avoir le droit à un avocat et avec fouille corporelle à la discrétion des policiers), dénoncée cette année encore par la Cour européenne des droits de l’homme ?
Quant à ses autres affirmations, je me dois de les démentir. Il y eut en effet un terrorisme d’Etat, mais il n’y eut aucune guerre civile, et les Brigades rouges, que quelques intellectuels français continuent de voir comme des héros romantiques, étaient des assassins qui tiraient dans le dos des magistrats, des journalistes, des intellectuels et des policiers.
Mais ce qui est le plus offensant, c’est que des gens qui n’ont pas vécu ce qu’ont vécu les Italiens se permettent si superficiellement de demander à l’Italie de mettre un voile sur notre histoire tragique qui n’est pas encore éclaircie. Il pourra y avoir un pardon juridique, mais avant cela la vérité historique doit voir le jour : les citoyens de la Péninsule savent encore trop peu de chose.
J’écris cet article en France, pays que j’aime et où je vis souvent. J’aime la France parce que je connais bien sa langue, sa littérature, son histoire. Mais ces intellectuels connaissent-ils vraiment l’Italie ? Et connaissent-ils l’italien ? Et ce n’est pas une question anecdotique : pour lire les actes des procès d’un tribunal italien, il faut bien connaître la langue italienne.
Traduit de l’italien par Bernard Comment
Antonio Tabucchi est écrivain et essayiste. Il a publié une vingtaine d’ouvrages traduits dans le monde entier, dont "Nocturne Indien" (1984), "Pereira prétend" (2004) et "Le temps vieillit vite" (2009). Ses articles contre l’invasion de l’Irak et le système berlusconien ont été réunis dans "Au pas de l’oie" (2006). Pour son engagement en faveur des droits du peuple rom, il a reçu en Espagne le titre d’Hidalgo des Gitans.
Article paru dans l’édition du Monde du 16 janvier 2011