"Je pense au présent et au monde dans lequel je suis en train de finir mon existence. Ce n’est pas un monde que j’aime." Claude Lévi-Strauss.
« Claude Lévi-Strauss (1908 - 2009) vient de mourir à cent ans révolus. Cet anthropologue français a produit une œuvre qui fait de lui l’un des principaux penseurs de notre époque. Partant de l’étude des sociétés indiennes d’Amazonie et du continent américain, de leurs structures sociales et de leurs mythologies, il a mis en évidence l’extrême efficacité, l’extrême raffinement et en définitive l’extrême humanité de leur mode de pensée. De même, dans des textes peu conformes à l’air du temps, souligne-t-il la vacuité des discours et des illusions - quand ce n’est leur hypocrisie - sur les bienfaits de l’unification et du métissage des cultures du monde. » Jean Maffioletti.
Claude Lévi-Strauss laisse en effet derrière lui une œuvre considérable, tant sur le plan de l’anthropologie que plus généralement sur celui de la pensée.
On a l’habitude de citer Amadou Hampâté Bâ, qui s’exprimait dans le cadre de la culture orale : « En Afrique, quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle. » (UNESCO, 1960). On peut dire qu’avec Claude Lévi-Strauss, c’est une grande bibliothèque qui vient de disparaître, en même temps que le regard et l’analyse d’un grand penseur, le dernier intellectuel français a avoir eu une réputation et une influence internationale.
Les « intellectuels » médiatisés actuellement en vogue en France ne combleront certes pas le vide que laisse derrière lui Lévi-Strauss. Ni les BHL (qui a lui aussi une réputation internationale, mais c’est parce qu’il fait rire les intellectuels à l’étranger, qui ont sans doute plus d’humour que les Français...), ni les Finkelkraut (qui lui s’est spécialisé dans des discours péremptoires sur des sujets que de toute évidence il méconnaît...), ni les Onfray (certes plus sympathique que les précédents, mais dont les argumentaires philosophiques laissent à désirer, c’est le moins qu’on puisse dire...), etc., ne sauraient rivaliser avec la rigueur de la pensée de Lévi-Strauss, l’acuité de son intelligence ou l’étendue de sa culture.
Parce qu’il était un grand intellectuel, au sens vrai du terme, Lévi-Strauss était aussi un penseur hors normes, ce que les salons ne lui ont pas pardonné. Et l’on peut dire que toute son œuvre fut, au cours de son développement, constamment contestée par les uns ou les autres, de gauche comme de droite.
On se souvient par exemple des attaques dont il fut l’objet de la part de gens se réclamant du marxisme et lui reprochant d’avoir fait, dans son approche structuraliste, abstraction de l’Histoire. Faux procès et critique hors sujet, dont Lévi-Strauss se défendra à plusieurs reprises. Ou bien encore sa prise de position contre le métissage des cultures et la mondialisation, qui conduisent inévitablement à une pensée et une culture uniques, c’est-à-dire à l’assujettissement total de la pensée. Cette fois, ce sont surtout les bobos bon teint qui s’en sont offusqués, ce qui se conçoit de leur part puisqu’ils en sont encore à confondre tolérance et laisser-faire, et qu’ils n’acceptent la diversité culturelle que dans la mesure où ils la dominent...
Pour Lévi-Strauss, l’unité de l’Humanité ne se conçoit qu’avec la multiplicité de ses cultures, condition sine qua non pour que toutes les cultures, et donc la pensée, restent vivantes.
Et c’est à notre sens la base même d’un véritable humanisme : respecter, garder et sauvegarder la diversité des cultures, sans les araser ni les uniformiser dans un vaste mouvement de mondialisation des sociétés.
C’est en tout cas ce que nous défendons à L’Ours Blanc.
Dans Race et Histoire (1952), au sujet de la diversité des cultures, il écrit : « Une première constatation s’impose : la diversité des cultures humaines est, en fait dans le présent, en fait et aussi en droit dans le passé, beaucoup plus grande et plus riche que tout ce que nous sommes destinés à en connaître jamais [...] La notion de la diversité des cultures humaines ne doit pas être conçue d’une manière statique. » [...] « Beaucoup de coutumes sont nées, non de quelque nécessité interne ou accident favorable, mais de la seule volonté de ne pas demeurer en reste par rapport à un groupe voisin qui soumettait à un usage précis un domaine où l’on n’avait pas songé soi-même à édicter des règles. » La pente naturelle d’un individu tend vers l’ethnocentrisme, c’est-à-dire qu’il tend à considérer sa culture comme la Culture. Cela consiste à « répudier purement et simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. » Ou encore : « en refusant l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus sauvages ou barbares de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. »
Si le fameux Tristes tropiques (1955) est sans aucun doute l’ouvrage qui a fait connaître Lévi-Strauss d’un très large public, ce n’est pas cependant un ouvrage majeur au sens proprement anthropologique, bien qu’il mette en avant un autre regard sur les sociétés, une approche différente qui, parce qu’elle sort des sentiers battus, enthousiasme de nombreux intellectuels, de Raymond Aron à Maurice Blanchot, en passant par Georges Bataille et Michel Leiris. Tristes tropiques se situe entre deux ouvrages majeurs du structuralisme, les Structures élémentaires de la parenté (1949) et Anthropologie structurale (1958). Pour tenter de résumer très succinctement ce qu’est le structuralisme, disons d’abord qu’il repose sur la théorie linguistique telle qu’elle fut initiée et établie par Ferdinand de Saussure, puis étayée et développée par d’autres, dont notamment Roman Jakobson, que Lévi-Strauss fréquentera lorsqu’il se réfugiera au Etats-Unis pour fuir les lois raciales de Vichy.
L’un des concepts clés de la linguistique est celui de la structure de la langue. Cela signifie, toujours de façon très résumée, qu’un élément donné n’a de valeur (de sens) que par rapport à l’ensemble des autres éléments. Un élément isolé ne signifie rien si on ne le rapporte pas à sa classe complémentaire. Pour reprendre l’exemple de Saussure, disons que le mot « arbre » n’a de sens que parce qu’il se rapporte non seulement à l’ensemble des autres arbres, mais aussi à tout ce qui n’est pas « arbre ». En soi, que l’on désigne un arbre par « arbre », « baum » ou « tree », ou encore par « table » ou « chaise » n’a que peu d’importance. Ce qui compte, c’est que ce qui désigne l’arbre ne prend son sens que par rapport à la structure où il occupe sa place de signifiant, où il peut renvoyer au(x) signifié(s). C’est ce qu’après Saussure, notamment chez Lacan, on appellera « l’arbitraire du signifiant ».
En appliquant cette approche structurale de la linguistique à l’anthropologie, Lévi-Strauss dégage dans les Structures élémentaires de la parenté le concept de structure élémentaire de parenté, en « mathématisant » son modèle théorique avec l’aide du mathématicien André Weil. Il renverse ainsi le point de vue traditionnel de l’anthropologie en mettant en premier les membres secondaires de la famille et en centrant son analyse sur les relations entre les unités plutôt que sur les unités elles-mêmes. Il mettra par exemple en évidence que la relation entre un oncle et son neveu (A) est à la relation entre un frère et sa sœur (B) ce que la relation entre un père et son fils (C) est à celle qui relie un mari à sa femme (D) : A est à B ce que C est à D.
Partant, si l’on connaît trois des éléments on peut donc en induire le quatrième.
Cette approche structurale permettra à Lévi-Strauss puis à d’autres d’extraire de masses de données empiriques des relations générales entre des unités, ce qui permet d’isoler des lois générales à valeur prédictive, ce qui est l’objectif de toute étude à proprement parler anthropologique.
Les applications du structuralisme seront nombreuses, et pas seulement en anthropologie. Lévi-Strauss influencera notamment des chercheurs et des intellectuels comme Althusser, Baudrillard, Bourdieu, Clastres, Deleuze, Derrida, Foucault, Godelier, Lacan, Piaget, Sperber, Terray... etc.
En anthropologie, il mettra en évidence l’universalité de la structure oedipienne, en balayant par exemple les conclusions contraires de Margaret Mead ou Bronislaw Malinowski. Simplement, ces derniers ont confondu « les termes et la relation entre les termes ».
Un autre versant majeur de Lévi-Strauss est son travail sur les mythes. Il considère avant tout le mythe comme un acte de parole, donc porteur d’un langage. S’appuyant toujours sur la méthode structurale de la linguistique, il va rechercher les unités fondamentales du mythe et, à l’instar des phonèmes en linguistique, va définir les mythèmes. Pour lui, il n’y a pas de « version authentique » d’un mythe, mais toutes les versions sont l’expression d’un même langage, et chaque version traduit la relation entre une fonction et un sujet. Les relations similaires de différentes versions peuvent alors être regroupées en une relation unique, le mythème.
Résumer l’œuvre de Claude Lévi-Strauss en quelques lignes est une gageure quasi impossible. Chacun de ses ouvrages pourrait faire l’objet d’une thèse. Il s’agissait avant tout ici de donner un aperçu de l’apport et de l’influence considérables de ce penseur hors normes dans tous les domaines des sciences humaines. Il disparaît aujourd’hui dans une quasi-indifférence, au regard de son envergure réelle. Mais il est certain qu’il restera dans l’histoire comme l’un des artisans majeurs de la pensée. Nous ne pouvions que lui rendre hommage.
Article publié dans la revue de L’Ours Blanc, Chemins de Traverse n°35, décembre 2009.Publié le 9 décembre 2009 sur le site E-Torpedo
Bibliographie sommaire :
· Gracchus Babeuf et le communisme, maison d’édition du Parti ouvrier belge L’églantine en 1926
· La Vie familiale et sociale des Indiens Nambikwara, Paris, Société des américanistes, 1948
· Les Structures élémentaires de la parenté, PUF, Paris, 1949
· « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », dans Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950
· Race et Histoire, Paris, UNESCO, 1952
· Tristes Tropiques, Plon, Paris, 1955
· Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958
· Le Totémisme aujourd’hui, Paris, PUF, 1962
· La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962
· Mythologiques, t. I : Le Cru et le Cuit, Paris, Plon, 1964
· Mythologiques, t. II : Du miel aux cendres, Paris, Plon, 1967
· Mythologiques, t. III : L’Origine des manières de table, Paris, Plon, 1968
· Mythologiques, t. IV : L’Homme nu, Paris, Plon,
1971
· Anthropologie structurale deux, Paris, Plon, 1973
· La Voie des masques, 2 vol., Genève, Skira, 1975
· Myth and Meaning, Londres, Routledge & Kegan Paul,
1978
· Le Regard éloigné, Paris, Plon, 1983
· Paroles données, Paris, Plon, 1984
· Histoire de Lynx, Paris, Pocket, 1991
· Regarder écouter lire, Paris, Plon, 1993
· Saudades do Brasil, Paris, Plon, 1994
· Le Père Noël supplicié, Pin-Balma, Sables, 1994