Dans la peau d’un Noir [1] est un récit autobiographique écrit entre le 28 octobre 1959 et le 17 août 1960 par John Howard Griffin, écrivain et journaliste américain, et publié en 1961. La publication française suivra de peu, l’année suivante (1962). Ce livre est une expérience de six semaines pour Griffin, blanc de Mansfeld au Texas, grimé en afro-américain, avec pour objectif de connaître la réalité de l’existence d’un Noir dans le sud des États-Unis. Pour des raisons historiques liées à la traite des noirs et à la persistance des États du Sud à maintenir l’esclavage, le sort des Afro-Américains y était plus précaire qu’ailleurs aux États-Unis et en particulier dans le Sud
C’est à la lecture d’un rapport sur le taux de suicide des afro-américains dans le Sud, plus élevé qu’ailleurs, et au constat selon lequel « ils avaient atteint le stade où peu leur importait de vivre ou de mourir » que Griffin mûrit l’idée de se déguiser en Noir. D’autant qu’il en est convaincu, la barrière qui sépare les deux communautés a achevé de couper le dialogue entre elles. Pour le rétablir, il doit devenir Noir, être l’un d’eux. Ce sera chose faite.
Clémentine Célarié découvre ce texte à l’adolescence, elle nous en a offert un spectacle fort, mais où elle évite le pathos avec un sujet pareil. Elle parie sur l’intelligence du spectateur. Rencontre avec une comédienne dont l’engagement est l’humain.
Clémentine Célarié. Quand ma mère m’a donné ce texte à lire, nous venions de rentrer d’Afrique. Nous y avions vécu 13 ans, mon père était journaliste, mes parents m’ont toujours élevés avec ce respect, cet amour de l’autre en général et de l’Afrique en particulier. Elle m’a fait lire ce livre, j’étais en Bretagne. Ca m’a marqué parce que je me suis toujours posé la question – et je me la pose encore- si une personne noire voit, au premier contact avec quelqu’un, comment elle est perçue, si il y a dans le fond de l’œil une marque de mépris. J’ai toujours cette question, la même que Griffin en me disant mais on ne peut pas savoir, sauf si on est noir. Je me suis complètement identifié et je me demande si ce n’est pas un truc que j’aurais fait si j’étais journaliste. C’est passionnant. C’est une étude sur la nature humaine. C’est pas pour dire : « oui ! les blancs sont des sales cons ! » Les gens sont comme ils sont. C’est pour ça que j’ai fait cette adaptation : c’est plein d’amour et d’espoir, c’est un message de partage… Quand il dit « nous faisons partie intégrante de la nature » la nature, c’est nous aussi ! On est des êtres humains, on n’est pas des machine à sous, à pouvoir, à guerre ! Cela m’a marqué et ne m’a jamais quitté. Pourquoi l’ai je fait maintenant ? Parce qu’il y arrive un moment où l’on se permet des choses, l’âge étant une valeur géniale et non pas un destin fracassant. Je me suis dit que maintenant je pouvais le faire : ma voix est plus grave. Faire un homme : allez ! pourquoi pas ! J’avais la trouille. Et grâce à Avignon, qui nous a donné en 2012 le passeport de ce spectacle [2], cela a été en quelque sorte accrédité
Vers la fin du spectacle, le personnage est « redevenu » blanc [3] mais est tellement marqué par son immersion « dans la peau d’un noir » qu’il est stupéfait de pouvoir entrer dans un restaurant, de pouvoir aller aux toilettes…
Je suis convaincue que les êtres sont très marqués par leur éducation, l’endroit où ils sont élevés. J’ai participé à un documentaire sur des femmes amoureuses où épouses de condamnés mort. Il y en a une dont le mari avait été exécuté, elle m’a montré une cassette de lui derrière la vitre. Et c’est « La Ligne verte » [4] vous voyez ? On est exactement dans La ligne verte, dans le spectacle ! Le mec est condamné principalement parce qu’il est noir ! Et donc quand on me dit aujourd’hui : « C’est plus le cas » ce n’est pas vrai. Il y a encore aujourd’hui des délits de faciès.
Quel était pour vous le plus gros pari, être un homme ou être un noir ?
J’adore être un homme noir. Pourquoi, Peut-être parce que je suis née en Afrique. Je me sens africaine. Je pense que l’Afrique me protège souvent, que les racines que je sens avoir là-bas, dues à mes parents, qui ne sont pas noirs, ni l’un ni l’autre, me protègent. Il y a une énergie… des choses que l’on m’a transmises, par des personnes qui se sont occupés de moi quand j’étais petite. Je suis un peu déracinée, en France ! Mais je m’adapte ! Pour une actrice, c’est génial de jouer un homme, c’est l’extrême composition. C’est tellement différent de moi qui suis toujours agitée, c’est un journaliste, quelqu’un qui réfléchit. Parfois j’ai trop d’affects qui remontent de moi : à certain moments je ne peux m’empêcher d’avoir des larmes. Lui, il en a, il le dit dans son livre quand il est dans cette chambre lépreuse, minable. Je pense qu’il y a du avoir des moments de désespoir immense, des moments de joie immense, de perdition. Je me sens moi, profondément, et en même temps dans une autre vie : et c’est vrai que cette joie, il faut qu’elle soit tout le temps là. Or il m’arrive de l’enlever, dans mon interprétation parce que je suis trop… alors que là, ça va mieux , il y a des moments cocasses… mais il faut bien poser les choses, jamais être dans le larmoyant. J’ai tendance à caricaturer certaines situations, parce que ça fait rire les gens, mais il ne faut pas !
Il y a un travail de création lumières fabuleux, avec utilisations de contre-jours, ombres portées… A un moment, le personnage est dans une chambre d’hôtel, l’espace est désigné par un carré de lumière blanche, le reste de la scène étant plongé dans le noir. Et soudain on a le sentiment que ce n’est plus une chambre mais une cellule de prison.
CC Ca c’est le travail d’ Abraham Diallo, mon metteur en scène. Les ombres portées, c’est obligé. Comme cet homme se dédouble, et qu’il n’es jamais seul – il y a 30 rencontres- il est toujours avec quelqu’un qui va le suivre, sur qui il va tomber, dans un endroit où il ne va pas pouvoir entrer. En Avignon, au Théâtre du Chien qui fume, il y a prés de la scène un escalier dont nous nous servons, c’est important d’avoir des espaces comme ici [5]. Et la lumière fait que nous sommes à la Nouvelle Orléans, sur la route, dans un hôtel…
Votre spectacle nous offre du courage à nous, spectateurs et nous donne à penser que l’on peut avoir autre chose que du « gai et du divertissant ».
C’est notre travail d’acteur, d’artiste, de proposer des choses comme ça. Après on dit « c’est la crise, les gens ont besoin de choses légères… » Hé bien on va voir. Je pense qu’ils ont besoin de voir des vrais travaux de comédiens, des vraies transmissions de paroles, comme là John Howard Griffin. « Le père » que j’ai vu cet hiver avec Robert Hirsch n’est pas du tout drôle : c’est sur Alzheimer mais c’est exceptionnel, c’est fort, c’est puissant. Je ne dis pas que ce que je fais est puissant, mais le texte de Griffin est puissant. Moi je ne fait que transmettre ce qu’il a fait, et pour moi c’est un devoir de citoyen et un devoir d’artiste de défendre des causes comme ça. Ayons confiance dans notre ouverture, notre parité, dans notre mélange… Pour moi c’est tellement évident. C’est tellement génial quand on est beaucoup et de couleurs différentes. J’ai toujours prôné le métissage comme une richesse. Ce n’est pas l’absence est l’abandon de l’identité, c’est les identités revécues et repartagées et additionnées.
En relisant cette interview je pensais aux paroles de la chanson de France Gall :
Ella elle l’a
C’est comme toute l’histoire
Du peuple noir
Qui se balance
Entre l’amour et l’désespoir
Quelque chose qui danse en toi
Propos recueillis par Jacques Barbarin
[1] Titre original Black Like Me, « Noir comme moi »
[2] Théâtre du Chien qui fume, 75 rue des Teinturiers Avignon. 04 90 85 27 87 reprise en 2013, à 19h du 8 au 31 juillet
[3] Griffin a appel à plusieurs médecins dans sa transformation. Ensuite, il va subir des séances de rayons afin de compléter l’effet du traitement. Enfin, il va faire usage d’un colorant à appliquer directement sur la peau. Pour faire plus vrai, il va se raser le crâne.
[4] Référence au film de Frank Darabont, 1999
[5] L’entretien a été réalisé après les représentations au Théâtre de la Cité (Nice), mi-avril 2013