« Communisme et capitalisme avaient en commun une mesure matérielle des progrès des sociétés. Ni l’un ni l’autre ne se référaient à un niveau d’éducation, aux libertés et droits des femmes, etc. ». C’est ce que déclarait le président de l’Institut La Boétie, Jean-Luc Mélenchon, lors d’une conférence organisée par cet institut qui se présente comme l’organisme de formation des militants de France Insoumise [1].
Voyons ce qu’il en est des différents aspects de la thèse exprimée par le président de l’Institut La Boétie : le capitalisme s’intéresse-t-il à la « mesure matérielle des progrès des sociétés » ? Le communisme s’est-il cantonné à la promotion des progrès matériels, se désintéressant du niveau d’éducation et des droits des femmes ? Enfin, posons-nous la question : le progrès « matériel » mesurable de la société s’oppose-t-il aux autres dimensions du progrès ?
Toute l’histoire des sociétés montre que c’est de l’extérieur au fonctionnement capitaliste que sont imposés les progrès sociaux, matériels ou non, ce que Marx formulait ainsi : « Après moi le déluge ! Telle est la devise de tout capitaliste et de toute nation capitaliste. Le capital ne s’inquiète donc point de la santé et de la durée de vie du travailleur, s’il n’y est pas contraint par la société » (Le capital, tome 1). Le philosophe Jacques Bidet l’exprime en ces termes : la logique du capitaliste « n’est pas celle de la reproduction d’une population, mais de son capital propre, à quoi il est contraint par la concurrence […] La reproduction du capital n’est pas une reproduction de la vie », « la fin ultime du capitaliste n’est pas de produire des “valeurs d’usage”, ni même des marchandises. Elle est de faire du profit, d’accumuler de la plus-value, c’est-à-dire du pouvoir économique ». [2].
On cite parfois le « fordisme » comme illustration d’une volonté capitaliste d’augmenter les salaires et donc d’améliorer les conditions de vie, avec à l’appui les « cinq dollars par jour » institués dans l’usine de production des Ford T par Henry Ford. Rappelons ce qu’il en a été réellement : ces « cinq dollars par jour » constituaient le salaire versé dans une usine construite avec une organisation du travail nouvelle (la chaine de production), beaucoup plus productive et comptant beaucoup moins de salariés pour une même production. Ce qui intéressait Ford, c’était évidemment la masse salariale globale, dans le contexte d’une énorme difficulté à trouver des ouvriers acceptant les contraintes de cette nouvelle organisation dans un secteur en plein essor. De plus, pour décrire l’économie capitaliste des Etats-Unis durant cette période, il faudrait prendre en compte l’ensemble des secteurs, y compris la situation misérable des ouvriers agricoles décrite par John Steinbeck dans Les raisins de la colère. Le rythme de progression du salaire moyen aux Etats-Unis durant les années 1920 est de fait très faible. On ne peut donc comprendre le « fordisme » comme une volonté effective d’amélioration générale de la situation ouvrière de la part des capitalistes de l’époque aux Etats-Unis. Quand on prête au système capitaliste la volonté de s’assurer d’un bon niveau général de consommation par l’élévation des salaires, on oublie que ce qui est gagné en profit par la pression sur la masse des salaires permet aussi la consommation d’une classe. Au final, la nature de la consommation dépend des rapports de force entre les classes, et le capital investi dans la production doit évidemment s’adapter au résultat de ces rapports de force.
Ce grief n’a rien de nouveau. Déjà à propos du socialisme, Jaurès évoquait « la conception des sots » qui affectent de n’y voir que des revendications matérielles, alors qu’il constitue « un véritable créateur d’idéal » [3]. En 1938, l’argument est aussi avancé par le pape Pie 11 dans l’encyclique Divini Redemptoris, où le communisme est présenté comme intrinsèquement pervers. Un reproche similaire est repris par Hannah Arendt à l’encontre des forces qui prônent la révolution, accusées de rechercher « l’abondance matérielle » au nom de l’égalité, plutôt que la liberté [4].
Qu’en est-il réellement ? Prenons les deux exemples cités par le président de l’Institut La Boétie, le niveau d’éducation, et les droits des femmes.
S’agissant de l’éducation, la remarque est insolite, peut-être Jean-Luc Mélenchon a-t-il été emporté par sa propre logorrhée. Il était jusqu’à présent largement reconnu aux communistes leur part dans la promotion de l’éducation. En France, ils furent les plus ardents défenseurs du Plan Langevin-Wallon à la Libération, dont l’ambition était : « Tous les enfants doivent recevoir une formation de base commune leur offrant un grand choix d’activités très diverses dans lesquelles puissent se manifester leurs goûts et leurs aptitudes. Puis, une organisation souple des options devra permettre, à tout niveau, les changements d’orientation nécessaires, jusqu’au complet développement de la personnalité. » Partout dans le monde, à Cuba, au Vietnam ou en Chine, ils ont eu à leur actif des progrès de l’éducation. En Chine, une fois au pouvoir, ils ont même réformé l’écriture pour généraliser plus aisément sa connaissance dans les années 1950.
Quant aux droits des femmes, c’est le communiste Fernand Grenier, représentant alors le PCF à l’assemblée provisoire d’Alger, qui déposa et défendit avec succès le 24 mars 1944 l’amendement ainsi rédigé : « Les femmes seront électrices et éligibles dans les mêmes conditions que les hommes ». Avec ce qu’affirme Jean-Luc Mélechon on est donc dans le registre de la falsification de l’histoire. Pour ce qui concerne l’apport du communisme du 20ème siècle aux droits des femmes à l’échelle mondiale, je renvoie aux exemples de la Chine et du Kerala donnés dans le livre « Communisme, un chemin pour l’avenir » [5] .
On pourrait prendre de nombreux autres exemples, en particulier le rejet des conceptions racistes, qui montrent que le communisme a été à la source de progrès moraux dans l’histoire humaine. On peut donc reprendre à propos du communisme les mots de Jaures sur « la conception des sots » qui affectent de n’y voir que des revendications matérielles, alors qu’il constitue « un véritable créateur d’idéal ».
Une dimension essentielle du progrès moral est la reconnaissance à part entière de la qualité d’être humain aux membres d’une société, ou de l’humanité en général. Mais sous peine d’être éthérée et cantonnée à des principes abstraits, l’avancée de cette reconnaissance doit aussi se vérifier de manière matérielle et mesurable.
Prenons un exemple concret. Peut-on dire que les droits humains sont pleinement respectés dans un monde où 800 millions d’êtres humains vivent sans électricité, avec toutes les conséquences que cela comporte quant aux conditions de vie et à la santé ? Quant 3 milliards d’êtres humains font cuire les aliments et se chauffent avec des combustibles solides (bois, résidus agricoles, charbons et charbons de bois) dont la combustion émet des particules nocives ? Les « Objectifs de développement durable » adoptés par l’ONU prennent en compte des progrès matériels mesurables pour un « développement humain ». Si l’« Autre monde » dont se réclament les Insoumis fait l’impasse sur ces enjeux, il n’est pas très différent du monde actuel.
[1] La vidéo de cette initiative tenue le 30 janvier 2024 est accessible sur Youtube. Dans ce discours, sur un ton professoral, le président de l’Institut La Boétie multiplie les analyses à l’emporte-pièce, les approximations, les inexactitudes. Il évoque un « Manifeste anticommuniste » qui aurait été écrit par Kennedy mais qui n’a jamais existé (sans doute une confusion avec le souvenir du Manifeste non communiste d’un économiste de l’époque). Il émet l’idée que l’économie des Etats-Unis se résume à la finance, puisque le secteur des services y est prépondérant (la santé, l’éducation ce ne sont pas des services ?), que la Chine est donc la 1ère puissance mondiale ; il invite l’assistance à ne pas rigoler avec le danger d’une possible invasion allemande ; il évoque sa rencontre avec Lula en ridiculisant celui-ci, expliquant que ses conseillers s’inquiétaient dès que Lula ouvrait la bouche, etc… Le plus époustouflant étant sans doute qu’il évoque la 1ère guerre du Golfe en 1991 dans des termes qui font oublier qu’il l’a soutenue par son vote comme parlementaire ! Relevons, par ailleurs, que Jean-Luc Mélenchon renvoie dos à dos les Etats-Unis et les BRICS et se prononce contre un monde multipolaire.
[2] Extraits d’un entretien sur le livre Marx et la loi travail, le corps biopolitique du Capital publié sur La faute à Diderot :
https://lafauteadiderot.net/Le-corps-biopolitique-du-Capital
[3] Voir Jean Jaures, biographie de Jean-Numa Ducange, éditions Perrin.
[4] Essai sur la révolution
[5] Editions Manifeste