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Danger nucléaire et danger carbonique
Par Eric Le Lann

En 2008, EDF a prévu de remettre en service 4 centrales au fuel et de construire une turbine fonctionnant au gaz ou au fuel, en plus de ses 23 centrales qui utilisent actuellement les énergies fossiles. Cette décision, qui n’a pu être prise sans l’aval du gouvernement, n’a suscité à ce jour aucune manifestation d’émotion, aucune prise de position hostile d’un parti politique. Pire, justifiée ou non, elle a été absente du débat politique.

Si l’on s’en tient à la vigueur des réactions respectives au projet d’EPR, censé relayer les centrales à démanteler à partir de 2020, et à ces projets carboniques, le danger nucléaire serait donc le danger principal de notre époque.

Est-ce bien le cas ? Répondre à cette question n’est pas facile. Mais cela me semble un préalable à toute prise de position sur les enjeux énergétiques.

L’appréciation du risque inhérent à la production d’électricité par les centrales nucléaires a une double dimension, scientifique et sociale, car la technique n’existe pas en dehors de sa mise en œuvre par des sociétés humaines. Le simple fait qu’un adepte de la scientologie ait été exclu du travail dans une centrale nucléaire en fournit une illustration. Le problème n’est pas seulement « pouvons-nous avoir confiance aujourd’hui dans nos centrales ? », mais « est-ce que nous sommes sûrs d’avoir confiance dans l’organisation sociale qui régit leur fonctionnement, aujourd’hui et demain, en France et partout ailleurs où il y aura des centrales nucléaires ? », ou encore « dans quelle mesure les sociétés humaines actuelles sont-elles à même de faire face aux impératifs propres à cette technique ? ». A coup sûr, la réponse à cette question n’est pas identique avant et après Tchernobyl, et en tout cas elle est plus incertaine. Et, aussi graves que furent les conséquences de Tchernobyl, la plupart de ceux qui se sont penchés sur le déroulement de cet évènement conviennent que l’on a frôlé une catastrophe plus effroyable.

Une fois dit cela, l’EPR est-il plus dangereux que les autres centrales, comme l’estime Green Peace ? Si j’ai compris, cette organisation fonde son analyse sur l’utilisation dans la future centrale d’une variété particulière de combustible nucléaire, le MOX. En clair, s’il est admis qu’un accident avec irradiation non confinée serait moins probable, du fait de la double enceinte prévue pour l’EPR, la nature plus dangereuse du combustible rendrait cet accident plus grave. Cette argumentation oublie que le MOX est déjà utilisé dans d’autres centrales nucléaires.

Quoi qu’il en soit, il convient de distinguer le risque que chacune des centrales nucléaires fait peser sur la vie et sur la santé de centaines de milliers, voire de millions, d’êtres, du risque apocalyptique d’une guerre nucléaire généralisée, risque qui hantait l’humanité durant la guerre froide. Sur ce sujet, je crois que même les opposants aux centrales pourront admettre qu’un pays qui veut se doter de l’arme nucléaire n’a pas besoin du nucléaire civil. Aux Etats-unis, la bombe atomique a précédé de 6 ans la première centrale civile, Israël n’a pas de centrale civile et la Corée du Nord a développé ses armes alors qu’aucune centrale n’était en marche. On peut donc combattre le danger des armes nucléaires sans nécessairement combattre le nucléaire civil. Et l’élimination du nucléaire civil ne garantirait en rien l’élimination du nucléaire militaire.

Pour résumer mon propos : tout être censé frémit à la simple imagination des conséquences du prochain accident sur une centrale nucléaire civile, mais il ne s’y jouera pas l’avenir de l’humanité. Et demain comme aujourd’hui, celle-ci pourra toujours, certes à grand coût, renoncer si elle le désire au nucléaire civil.

Avec le dérèglement climatique, l’enjeu, me semble-t-il, est d’une autre nature. C’est l’avenir de l’humanité qui se joue. Et une modification irréversible des conditions de vie sur la planète n’est pas à exclure.

Le dernier rapport du GIEC (groupe intergouvernemental d’experts sur l’avenir du climat) fait état d’un réchauffement probablement compris entre 2 et 4,5 degrés, selon les modèles, si le taux de dioxyde de carbone double par rapport aux années 90, sans exclure toutefois « des valeurs substantiellement supérieures ». Il faut rappeler que 2 degrés d’augmentation de la température atmosphérique représentent déjà une rupture inouïe en un laps de temps si bref et que ces 2 degrés ne sont qu’une moyenne annuelle planétaire, condensant des variations bien plus importantes, géographiques, saisonnières ou exceptionnelles. Ces modifications induiront un changement profond des conditions écologiques dont dépend l’activité de plusieurs milliards d’êtres humains, en premier lieu les agriculteurs, les éleveurs et les pêcheurs, et seront facteur d’innombrables drames liés non seulement aux évènements exceptionnels, inondations, tornades et sécheresses prolongées, et à l’élévation du niveau de la mer, mais aussi à la désorganisation des activités humaines. Pour peu que l’on puisse se maintenir à un tel palier, ce dont doutent ouvertement les scientifiques du GIEC, l’humanité pourrait cependant probablement y survivre. La grande incertitude est la suivante : au-delà des notions de réchauffement et de changement climatique, sommes-nous devant un processus de modification profonde des équilibres fragiles de la couche superficielle de la Terre, océans, atmosphère et mince pellicule de vie à la surface terrestre ? Cette thèse est, notamment, celle de James Lovelock. Sans pour autant se rallier à son idéologie réactionnaire, proche du courant dit de « l’écologie profonde », aux solutions intégristes qu’il préconise sous le vocable de « repli durable », et à sa vision religieuse de la terre, on peut porter attention à son diagnostic. Le dernier rapport du GIEC, déjà évoqué, mentionnait que « les modèles utilisés n’incluent pas les incertitudes liées aux rétroactions dans le cycle du carbone ». C’est sur ces rétroactions, qui mériteraient d’être exposées de manière détaillée, que se focalise James Lovelock. Dans son dernier ouvrage, La revanche de Gaïa, il considère que « dans une période interglaciaire comme celle que nous connaissons, le système Terre est pris dans un cercle vicieux de rétroactions positives. Toute élévation de température – qu’elle provienne des gaz à effet de serre, de la disparition de la glace arctique et de la modification de la structure des océans, ou de la destruction des forêts tropicales – est amplifiée et ses effets sont exponentiels. Le réchauffement global s’emballe, et le temps manque pour agir ». L’interpellation de James Lovelock n’est pas isolée. Ainsi, Hubert Reeves, qui, lui, défend des valeurs humanistes et qui s’oppose au nucléaire, évoquait dans son livre Mal de Terre les scénarios planétaires baptisés « désert » ou « geyser », qui convergent avec les hypothèses de Lovelock.

Aujourd’hui, malgré ce risque global, les productions de pétrole, de gaz et de charbon augmentent sans cesse…

Il n’y a donc rien de surprenant à ce que des voix prônent un recours accru au nucléaire. Il est à mes yeux superficiel de présenter ces centrales comme LA REPONSE au problème posé par le réchauffement climatique. Ne serait-ce que parce qu’il n’y a pas beaucoup plus de quelques dizaines d’années de réserves d’uranium 235 si la consommation d ‘électricité continue à augmenter, si le niveau qu’elle a atteint dans les pays les plus riches devait se généraliser à l’échelle de l’humanité et des 8 à 9 milliards d’êtres humains qui peupleront bientôt la Terre. Même si la construction des surgénérateurs, qui recourent à l’uranium 238, plus abondant, était possible, elle n’interviendrait au plus tôt à grande échelle qu’à échéance de 15 ou 20 ans. En outre, une substitution rapide et massive de l’électricité nucléaire à tous les usages du pétrole n’est pas assurée. On constate d’ailleurs que la plupart des Etats qui recourent de manière accrue au nucléaire voient leur consommation de combustibles fossiles augmenter. Tout cela est vrai. Le nucléaire civil, pas plus que toute autre technologie tant qu’elle reste à l’état de projet, telle la séquestration du CO² ou le projet ITER, ne peut donc servir de prétexte à retarder les efforts immédiats qu’exige la réponse au dérèglement climatique.

Il reste que la tâche impérative de parvenir à un recul brutal de la combustion des combustibles fossiles est la tâche la plus compliquée qui puisse se poser à une humanité encore morcelée, et donc virtuelle. Je ne vois pas comment on pourrait la mener à bien tout en s’acharnant à obtenir l’arrêt mondial du nucléaire. Cela ne veut pas dire qu’il faille renoncer à toute réflexion sur l’amélioration des technologies nucléaires, de leur sécurité, sur l’évaluation réelle du coût de l’électricité nucléaire, en prenant en compte à leur juste niveau les risques et les coûts de démantèlement, ou encore sur une répartition nouvelle de la consommation de cette électricité. Au contraire. Mais, encore une fois, ayons à l’esprit que les productions de pétrole, de gaz et de charbon ne cessent de croître. Et que chaque jour nous faisons ainsi un pas vers l’abyme.

Hans Jonas invitait à « penser à neuf l’idée de la responsabilité et de son extension jusqu’alors impensée au comportement de l’espèce vis-à-vis de la nature tout entière ». Cette responsabilité, qui finit par se fondre avec la responsabilité à l’égard de l’humanité tout entière, et non plus à l’égard d’une de ses parties, petite ou grande, impose une réaction pathétique aux dangers du dérèglement climatique. Ce dérèglement est en effet potentiellement porteur de changements irréversibles qui mettent en cause la liberté d’action de la génération qui grandit, l’avenir de l’humanité, voire sa survie, qu’elle soit physique ou morale ! C’est pourquoi j’ai fait écho dans un article paru dans L’Humanité du 13 novembre dernier à l’idée folle d’un référendum mondial, lancée par Jean-Marc Jancovici. Je dis bien référendum mondial, proposition qui se distingue de la proposition de référendum national sur les questions énergétiques en ce qu’elle prend en compte la dimension mondiale des enjeux énergétiques et le caractère de biens communs à l’échelle de l’humanité qui doit être conféré aux combustibles fossiles. Rappelons d’ailleurs que le traité de Rio engage d’ores et déjà tous ses signataires, dont la France, à limiter les émissions de gaz carbonique à un niveau qui ne perturbe pas le climat...

Alors en 2007, en 2008, et les années suivantes s’il est encore temps, je serai de toutes les initiatives, de tous les appels, de toutes les rencontres sur le danger carbonique. Et j’espère qu’il y en aura chaque jour.

Texte écrit en 2007 à propos de la manifestation contre la construction de l’EPR


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