Par définition, une utopie nous invite à tourner la tête vers un futur riche de promesses. Au contraire, les « retrotopies » auxquelles s’intéresse, dans cet ouvrage posthume, Zygmunt Bauman (1925-2017), nous portent en arrière de différentes façons, plus ou moins subies, plus ou moins subtiles. Face à un présent et un avenir vecteurs d’angoisses, en lien avec l’instabilité immanente à la marchandisation de nos existences, le passé cristallise aisément l’attention d’individus désemparés. Une tendance à la nostalgie dont l’éminent sociologue s’attache à démontrer toute la nocivité. Un tel rapport au passé est en effet souvent vecteur d’exclusion. En lieu et place d’une histoire commune, appréhendée à l’échelle de l’humanité, les « politiques du souvenir », promues par les nationalismes, prolifèrent et ne font, en fait, que reconfigurer le vieux réflexe tribal d’une opposition aussi figée qu’artificielle, entre un « eux » et un « nous ».
Dans le même temps, en réaction à ce « retour aux tribus » qui fragmente nos sociétés, Zygmunt Bauman observe la montée d’un « retour au moi ». Là, il cible notamment le « marché du conseil et de la thérapie », et ses « défis » assignés au Narcisse contemporain : gérer son narcissisme pour qu’il n’aille pas jusqu’à empêcher que se nouent des « relations significatives » avec autrui ; « se prémunir des excès narcissiques d’autrui ». Deux exigences difficilement conciliables, que notre Narcisse, à l’instar d’une Melissa Broder, fantasmera peut-être de dépasser en retournant « à l’utérus », symbole d’un monde débarrassé de toute tension. Les pages que Bauman consacre à cette auteure américaine, dont le best-seller, So Sad Today, est né sur le réseau social Twitter, sont parmi les plus percutantes de l’ouvrage. Derrière ce couple infernal du « retour au moi » et du « retour aux tribus », on voit se dessiner, en creux, une inclination à la « guerre de tous contre tous », celle-là même dont Hobbes, avec son Léviathan, métaphore de l’État moderne, avait théorisé le dépassement. « Dès notre plus tendre enfance, nous sommes préparés et formés – par les forces conjuguées des marchés, de l’éducation nationale, de l’encadrement managérial sur le lieu de travail et des médias – à servir, notre vie durant, comme soldats dans cette guerre », est-il avancé. Une guerre évidemment indissociable d’un « retour aux inégalités » que l’« État-providence » d’après-guerre avait jugulées.
Mais, devant un tel panorama de notre temps, quelles résistances faire grandir ? Invoquer la « providence » là où il n’y avait, en fait, que des conquêtes sociales imposées par le monde du travail, n’est peut-être pas la meilleure base pour cerner ensuite, et dans tous leurs aspects, les rapports de forces d’aujourd’hui. De fait, l’appel, en épilogue, à une « conscience cosmopolitique » est quelque peu abstrait, ce qui n’enlève rien, pour autant, à son bien-fondé, ni à l’acuité du regard porté par Zygmunt Bauman sur certaines des évolutions sociétales contemporaines.
Retrotopia. Zygmunt Bauman Éditions Premier Parallèle, 247 pages, 20 euros