Le Festival de Cannes était particulièrement littéraire cette année avec une profusion d’adaptations d’oeuvres plus ou moins célèbres. Nous ne ferons pas aujourd’hui le procès sur l’infidélité de l’image à l’égard de l’écrit, la polémique serait sans fin. Contentons-nous de constater que littérature et cinéma ont partie liée et que, fidélité ou pas, le cinéma est une véritable industrie de l’adaptation pour produire de la fiction et ce n’est pas parce qu’un film est une adaptation littéraire qu’il serait moins intéressant.
A Cannes, l’adaptation la plus attendue était Sur la route, livre culte de la beat generation. De Godard à Coppola en passant par Gus Van Sant, de nombreux réalisateurs avaient planché sur le roman que Kerouac écrivit d’une traite en 1951 en trois semaines sur un rouleau de papier de 36 mètres. Il aurait souhaité que Marlon Brando s’intéresse à son livre (avec James Dean comme comparse), mais celui-ci jugeait le roman inadaptable : difficile de donner chair à un état d’esprit. Walter Salles a osé avec une reconstitution méticuleuse des faits. Tout y est, mais rien n’y est. Aucun souffle, aucun désir. Rien ne correspondant à l’imaginaire de chacun d’entre nous, l’élan des héros, leur rythme be-bop, leur révolution intérieure, leur liberté, ce goût de vivre, de jouir de l’instant, de pulvériser les interdits, leur ouverture à toutes les différences, moteur de la libéralisation sexuelle à venir. Sur leurs traces, ou plutôt selon leur modèle, des générations de jeunes ont fait le voyage, prenant la route pour Katmandou pour élargir le monde ou traversant en stop les Etats-Unis. Dans le film, on voit un groupe d’anticonformistes à l’énergie sans limites, on croise William Burroughs et Allen Ginsberg, mais rien ne semble authentique – cette authenticité soulignée par la critique lors de la parution du livre -, sauf de magnifiques grands espaces. Pour être sur la route avec Kerouac, il faudra se plonger dans le livre.
Nous remontons en voiture avec Cosmopolis. Des images ne peuvent illustrer des mots, surtout ceux de Don DeLillo qui, quoique réalistes, sont cependant très stylisés. En 2003, il a écrit Cosmopolis, un conte philosophique prémonitoire qui devient réflexion morale dans le film de David Cronenberg, au vu de l’évolution du monde financier. Un puissant golden boy (Robert Pattinson, parfait) décide de traverser New York dans son immense limousine pour aller chez son coiffeur. Homme post-moderne, sexy, complexe, cynique, à la fois vulgaire et sophistiqué, il est dépassé par la réalité et l’accélération du temps. Lieu restreint mais mobile, coupé du monde réel, sa voiture est le prolongement de son être, il ne peut se détacher des écrans dont elle est suréquipée et tout devient proche vu la rapidité de la communication. Dans ce huis clos, les visites se succèdent, concentré du monde actuel : analystes financiers, médecin, « copines » et même sa femme, tous lui parlent du capitalisme. La ville se paralyse de plus en plus entre visite présidentielle et manifestations collectives. Par la fenêtre, il voit la révolte « d’indignés » qui jettent des rats, nouvelle monnaie en cours. Le roman était visionnaire - l’effondrement du marché et le mouvement Occupy Wall Street ont commencé après sa publication - le film, insolent et provocateur, demeure cependant d’actualité. L’audacieuse adaptation reste fidèle au livre dont on retrouve la langue propre.
C’est la langue d’Anouilh que fait revivre Alain Resnais dans Vous n’avez encore rien vu... Avec ce titre prometteur, le réalisateur propose une étonnante variation sur deux de ses pièces Eurydice (1941) et Cher Antoine ou l’amour raté (1969). Ce choix lui convient bien pour inviter son groupe de comédiens fidèles à un jeu décalé, éloigné d’un réalisme du quotidien. Chacun joue son propre rôle d’acteur ayant interprété Orphée ou Eurydice et chacun invente à nouveau son personnage dans une mise en abyme à répétition. La liberté féconde prise avec les deux pièces compilées est au profit d’une stylisation de tous les instants pour parler d’amour et de mort. « La mort ne fait jamais mal, la mort est douce... Ce qui fait souffrir c’est la vie », est-il dit dans Eurydice. Tous les thèmes chers à Anouilh sont présents : le poids du passé, du destin, la critique de la bourgeoisie, Orphée, artiste maudit qui n’a pas de place dans la société où l’argent est roi, Eurydice, jeune fille pure et révoltée qui cherche à se détacher de son milieu de médiocres et de mesquins ; en cherchant la liberté, elle sème le malheur. Théâtre dans le théâtre, tout est artifice dans ce film crépusculaire d’un réalisateur de 90 ans qui ose de nouvelles expériences périlleuses, mais passionnantes. En entrelaçant les deux pièces d’Anouilh, il s’amuse à jouer avec le temps et le réel, à sublimer « l’éternelle jeunesse » des acteurs qui de génération en génération reprennent les mêmes personnages, l’art et la vie se mêlant inextricablement : c’est le jeu dans le jeu dans le jeu.
Un autre film français en compétition était aussi une adaptation littéraire, De rouille et d’os de Jacques Audiard. Les deux personnages principaux (Marion Cotillard et Matthias Schoenaerts) n’existent pas à proprement parler dans Un goût de rouille et d’os, le recueil de nouvelles d’un jeune auteur canadien, Craig Davidson qui a servi d’origine et de trame au projet. Efficace et tranchante, son écriture montre la volonté de sublimer par le drame des personnages brisés dans un univers de crise. Avec une esthétique tranchée, brutale et contrastée, Audiard a retenu pour le film des détails, des sensations et a repris divers arguments des nouvelles ancrées aux Etats-Unis, déplaçant ses personnages sur la Côte d’Azur où un homme arrive, avec son jeune fils, pour s’installer chez sa soeur. Videur de boîte de nuit, il ajoute à ce boulot des combats de boxe clandestins où il cogne, casse, fracasse. Un soir, il raccompagne une jeune fille de rêve, dompteuse d’orques dans un parc d’attractions. Un accident du travail la rendra dépendante en la jetant en fauteuil roulant. Avec leurs corps devant lutter contre le sort qui leur est réservé, ces corps en lambeaux qu’il faut faire tenir debout, assis, couchés, ces héros de quat’sous vont s’épauler, s’aider, elle l’infirme physique, lui l’infirme des sentiments. Le film souvent grave n’a rien de déprimant malgré un dur contexte social.
Film de clôture du Festival, Thérèse Desqueyroux était donc hors compétition. Claude Miller n’y a pas repris le procédé du retour en arrière, pourtant très apprécié au cinéma. Commencer par le dénouement, c’est cependant ce qu’avait choisi François Mauriac dans son roman (1927) où Thérèse Desqueyroux bénéficiait d’un non-lieu après avoir établi de fausses ordonnances d’arsenic qu’elle faisait boire à son mari. Miller a choisi la chronologie de l’adolescente à la jeune femme (Audrey Tautou) qui prend conscience de la médiocrité de sa vie d’épouse, étouffée par l’ennui et les rituels. Son mari (Gilles Lelouche) est pourtant bonhomme et bienveillant puisqu’il ira jusqu’à la disculper avec un faux témoignage, non par générosité, mais pour sauver les conventions sociales d’une redoutable bourgeoisie. En 1927, le roman de Mauriac avait fait polémique sur l’acquittement de la criminelle, Georges Franju, dans son film tourné en 1962, avait respecté la structure du livre, mais la jeune femme était devenue victime de cette bourgeoisie étriquée. C’est ce qui ressort aussi dans la nouvelle version de Claude Miller, quoique le mari soit moins rustre et égoïste que dans le roman. Tout en étant lisse à souhait, Audrey Tautou exprime l’opacité de ses contradictions. Miller a dit être comme un vampire, un voleur vis-à-vis de l’auteur qu’il adapte, à sa manière. Il s’est approprié le texte pour faire son film.
C’est encore une femme victime du milieu qui l’entoure - ici le fanatisme religieux - dont il est question dans Au-delà des collines. Pour le film, Cristian Mungiu s’est inspiré de deux romans « non fictionnels », est-il précisé au générique, de Tatiana Niculescu Bran, une journaliste de la BBC qui a enquêté sur les événements survenus dans un couvent roumain. Seul film parmi les adaptations littéraires à être présent au palmarès avec le double prix d’interprétation féminine pour Cosmina Stratan et Cristina Flutur et prix du scénario, ce qui semble saugrenu vu qu’il relate un fait-divers qui défraya la chronique roumaine et même, dans une moindre mesure, la presse internationale. Les ouvrages de Tatiana Niculescu Bran retracent ce qui est arrivé dans un couvent en 2005 et le procès du prêtre défroqué qui a suivi. Mungiu a jugé les faits trop extrêmes, aussi, tout en respectant l’esprit des livres sans jugement de valeur, s’est-il écarté de l’histoire initiale et son film est-il devenu totalement fictionnel. Amies d’enfance dans un orphelinat, deux jeunes filles se retrouvent, après une longue séparation, dans un couvent d’un coin perdu de Roumanie. L’une devenue nonne essaie de réfréner les sentiments excessifs que l’autre éprouve à son égard. Pour le Pope et la mère supérieure, son refus de se confesser vaut résistance à la culpabilité et pacte avec le diable. Après la torture morale et les tourments physiques au nom du bien, les fièvres mystiques et l’hystérie générale conduisent à un exorcisme. Avec une mise en scène d’une constante rigueur, le film reste sans cesse sous tension, sans charger le clergé ce qui rend d’autant plus forte la dénonciation de l’archaïsme de toute religion. Chaque détail compte pour comprendre ce monde de croyances profondes. Le film présente une logique de roman plutôt que de cinéma d’où sa durée.
Adapter un roman, c’est forcément de la trahison, mais il y a de plus ou moins bons traîtres. Deux grands classiques de la littérature étaient sélectionnés dans la section Un Certain Regard, Confessions d’un enfant du siècle d’après Musset et Crime et Châtiment d’après Dostoïevski. Dans Confessions d’un enfant du siècle, Musset parle au nom d’une génération romantique. Octave passe sa vie à se conduire comme un enfant, ne concevant la vie digne d’être vécue qu’en y ajoutant un léger délire. La fameuse confession sentimentale, que Musset adresse à George Sand, mêle l’histoire de son siècle à ses peines de coeur. Donnant sa propre vision du roman qui peut ne pas correspondre à notre imaginaire, Sylvie Verheyde a choisi la dégaine de poète de Peter Doherty pour être, face à Charlotte Gainsbourg, cet amant dupé qui se détruit, entre espoir révolutionnaire et perte d’illusions sentimentales. Musset disait être atteint d’une « maladie morale » abominable. Sous un vernis sophistiqué, cette attitude romantique pourrait-elle entrer en résonance avec le désenchantement envers la société et la politique d’aujourd’hui ? Autre chef d’oeuvre de la littérature Crime et châtiment de Dostoïevski, publié en 1866, pour lequel Darezhan Omirbayev déjoue les pièges de l’adaptation en situant l’action de L’Etudiant dans le dépaysant Kazakhstan d’aujourd’hui. Un jeune philosophe, solitaire et fauché, s’interroge sur sa capacité à commettre un crime. Déchiré de contradictions où les pulsions s’affrontent à la raison, on retrouve les grands thèmes et l’éthique du génial auteur russe : le crime, le remords, la culpabilité, la rédemption,... Son influence a toujours imprégné le cinéma de cet étonnant réalisateur kazakh, ici il lui rend directement hommage, avec un zeste d’absurdité. Dans un style qui évoque Bresson, Omirbayev pratique l’art de la lenteur, de l’ellipse. Depuis Kairat, La Route et Cardiogramme, il montre l’état de son pays coincé entre traditions ancestrales et férocité de l’économie libérale actuelle et il appelle avec délicatesse à un monde meilleur.
Autre écrivain russe très célèbre aussi surtout dans son pays, quoique traduit dans la plupart des langues, Vassil Bykaü (1924-2003), qui fut artilleur dès 17 ans dans l’Armée Rouge durant la Seconde guerre mondiale. Dans la brume s’inspire d’un de ses plus grands récits (Dans le brouillard, 1989). Le réalisateur ukrainien, Sergei Loznitsa en signe l’adaptation qui se déroule en Biélorussie en 1942, dans d’immenses forêts de bouleaux où marchent vers la mort deux résistants et un homme à abattre, accusé à tort de collaboration. Malgré les circonstances, la symbiose de ces hommes avec la nature qui les entoure dégage une impression de sérénité. D’un classicisme beau et intelligent, ce splendide anti-film de guerre, sans spectacle de boucherie, est d’un humanisme vibrant, interrogeant sur la difficulté de faire un choix moral quand la morale n’existe plus. Dans la brume a obtenu le prix très mérité de la FIPRESCI (la presse internationale).
Il est aussi question de la morale sur les terres de Floride, de Louisiane ou de Virginie, avec deux thrillers et un genre de western. Avec Cogan – La Mort en douce, Andrew Dominik signe l’adaptation de l’amusant polar L’Art et la manière (1974), chef d’oeuvre de George V.Higgins, procureur et écrivain surnommé « le Balzac des bas-fonds de Boston ». Dominik transpose l’action du roman à la Nouvelle-Orléans, durant la campagne électorale de 2008 où Obama et Bush s’affrontent dans des débats télévisuels. L’histoire nous conduit dans les arcanes de l’enfer d’une pègre où certains piétinent les codes d’honneur. L’Amérique est alors en crise, de même que le microcosme des gangsters suite à un braquage par des petits malfrats d’une partie de poker illégale. L’argent est au coeur de toutes les négociations (même un pourboire est discuté), métaphore de la crise économique et sociale. Tueur à gages, Brad Pitt retrouve colt et flegme pour débusquer les braqueurs et tuer avec élégance.
Polar sudiste à la psychologie complexe, Paperboy de Pete Dexter (1995) a failli être adapté au cinéma par Pedro Almadovar. Finalement Lee Daniels a repris le projet, mais sans davantage de subtilité que dans Precious présenté à Cannes il y a deux ans. A la fin des années 60, dans la Floride vénéneuse - ses effrayants marécages, ses bayous, ses alligators, sa chaleur moite, sa sexualité torride - on s’embourbe dans les marais à la suite d’un reporter qui enquête sur un crime. S’ajoutent quelques comparses dont Nicole Kidman en poupée Barbie amoureuse par correspondance de criminels condamnés à mort. Aucune nuance, aucune ambiguïté qu’il s’agisse de meurtres, d’étreintes, de baston ou de confrontation raciale. On pense à ce qu’aurait pu en faire Almodovar ! Des faits réels sur ses ancêtres pendant la prohibition ont inspiré le roman de Matt Bondurant Pour quelques gouttes d’alcool. Les souvenirs vagues et déformés et les rumeurs surévaluées circulent dans toutes les histoires de famille, mais ici reste le mythe de l’indestructibilité de trois frères très soudés : c’est ce qui a retenu l’attention de John Hillcoat pour Des hommes sans loi, et celle de son copain Nick Cave pour le scénario. Dans cette reconstitution impeccable des années 30, rien ne manque à l’appel des motifs attendus : le parcours chaotique des trois trafiquants d’alcool en Virginie, des frères différents et rivaux mais solidaires, de jolies présences féminines, d’abondants alambics, des gangs de bootleggers, et le méchant représentant de la loi, sadique et corrompu (Guy Pearce).
Rien que dans la compétition, la moitié des films sélectionnés étaient donc des adaptations littéraires. Faut-il comparer livre et film ? Leur lien est ambigu. Sans supposer un vol ou un détournement, on ne peut attendre d’un film qu’il soit fidèle à la lettre à l’oeuvre choisie. Si le cinéaste est talentueux et habile, il est fatalement infidèle, en trouvant des procédés propres à toute visualisation pour produire en images une oeuvre nouvelle – tout changer pour ne rien changer -. Le spectateur pourra alors se laisser glisser dans le film sans crainte d’être floué en tant que lecteur. Il risque cependant d’avoir l’impression que se ferme une porte de son imaginaire.