Un texte programmatique sort des eaux du ministère de la culture : "La culture pour chacun" [1]. Il y est beaucoup question de stratégie, on nous en promet pour longtemps. Et c’est bien de vision à moyen et long terme que notre ministère a manqué depuis longtemps. Reconnaissons au moins aux auteurs de ce texte le cran d’avoir cherché à regarder plus loin. Mais nous allons voir d’où ils viennent et où ils nous entraînent.
Le mot "culture" est d’un emploi délicat. Sa polysémie finit par le rendre flou. Il se présente ici dans l’acception inaugurée par André Malraux - le texte se réfère à son discours de 1966 pour présenter son budget à l’Assemblée. André Malraux ne pouvait pas nommer son ministère d’Etat "ministère de l’art" (encore moins des "beaux-arts"). Pour le Général, cela n’aurait pas fait sérieux. La claire ambition à l’époque était la diffusion la plus large possible dans le corps social de la création et du patrimoine artistiques. Cette orientation venait en droite ligne du programme du Conseil national de la résistance : plus jamais ça, plus jamais la présence de la bêtise meurtrière au pouvoir, plus jamais le déshonneur culturel.
"Culture" était, pour André Malraux et son entourage, une façon d’entendre la fonction possible de l’art et des artistes dans la société : une ambition "religieuse" (qui relie les humains) autour d’un phénomène solitaire et magique, l’art et son génie. Mais ce glissement entre art et culture a été la source ultérieure de bien des confusions. Dans son discours, André Malraux parlait d’art et de République. On cherche ces mots dans le programme ministériel d’aujourd’hui. "Culture" est devenue bien souvent, à droite comme à gauche, un prétexte pour ne plus parler de l’art et de sa fonction éclairante, libératoire. Le nécessaire et incessant travail de popularisation est devenu ici et là obligation pédagogique. Mais l’art est pédagogique en tant qu’art, et non en tant qu’art pédagogique. En tant qu’art pédagogique, il n’est rien. Et le rien ne peut enseigner.
Entre "tous" et "chacun", à franchement parler, au-delà des finasseries politiques de ces messieurs, qu’est-ce que cela change ? Nous sommes ces deux choses à chaque instant de nos vies ! De la naissance à la mort, un être humain est inexorablement seul et obligatoirement ensemble. Nous n’avons pas le choix, nous naviguons sans répit entre ces deux réalités : silence et solitude d’un côté, compromis et conflits de l’autre, et quel que soit notre niveau de "culture". C’est de cela que parle l’art, à tous et à chacun. C’est ce qu’il révèle et excite et apaise (quand il le peut, s’il le peut).
Mais au fait, qui a parlé de "culture pour tous" ? Des âmes généreuses au sortir du cauchemar de 39-45 ? Avez-vous entendu quelque part, récemment, un tel mot d’ordre ? A supposer qu’une telle idée ait existé, n’était-ce pas naturellement un appel à la culture pour chacun ? A-t-il jamais été question d’enfourner une culture de masse uniformisée dans les têtes des Français ? Nos messieurs feignent d’identifier là un danger collectiviste persistant. Curieux phénomène : les régimes communistes ont certes échoué, mais l’anticommunisme se vend toujours bien...
La "culture pour chacun" est une modulation de la fameuse RGPP, réforme générale des politiques publiques. Il s’agit de "réformer" (rationaliser, réduire les coûts, simplifier la tâche de la caste dirigeante) tout ce qui est ou a été "politique publique" (i.e. ce qui a mené la France à la ruine !). Ici, cela part d’un présupposé : le ministère de la culture a échoué, avec tous ses ministres, même si on feint de féliciter certains d’entre eux pour leurs pauvres efforts. L’essentiel est de rabâcher : "La démocratisation culturelle a échoué.", "La culture est le principal ennemi de la culture.", "L’art a un effet d’intimidation sociale"... Les poubelles de la médiocrité sont ici activement recyclées. La Princesse de Clèves n’a qu’à bien se tenir.
N’en déplaise à ces messieurs, la décentralisation et la démocratisation culturelles et artistiques ont bien eu lieu ! Imaginez un instant la France "culturelle" en 1950 : un théâtre parisien faisant par-ci par-là de bourgeoises tournées pour ses cousins de province, des opéras ensommeillés, des musées poussiéreux, le maintien ronronnant d’une culture/inculture de classe. Et pensez à ce que cet incroyable tissu de théâtres nationaux, centres dramatiques et chorégraphiques, scènes nationales, festivals et compagnies, est devenu. Pensez comment cette politique, originairement d’Etat, souvent retranchée dans les plus grandes villes, a gagné peu à peu les villes moyennes et les campagnes, grâce en particulier aux efforts croissants des villes, des régions et des départements.
Croyez-vous que tous ceux-là, artistes et animateurs, restent les deux pieds dans le même sabot ? Qu’ils n’ont pas souci des "quartiers", de l’espace public, des prisons et des hôpitaux ? Et pensez à tout ce qui, en soixante ans, aurait pu être un frein mortel à ce développement : après le règne du cinéma, l’explosion de la télévision, des télévisions, puis d’Internet sous toutes ses versions, des voyages, de la photographie, etc. Sans compter le sabotage de l’enseignement général par la hiérarchie et ses erratiques réformes de l’éducation nationale, et l’abandon en cette matière des chômeurs chroniques, des immigrés et de leurs gosses, dans leurs communautés qui fatalement se referment.
Pensez par contre à l’affluence avérée dans les théâtres, le spectacle vivant, les concerts et les musées anciens ou nouveaux, à ce public qui grossit encore ces dernières années et qui se diversifie ; à tous les efforts faits pour briser les murs culturels que par ailleurs vous construisez. Sortez donc de Paris, et vous verrez.
Pour qu’une politique culturelle (politique artistique au sens large) pénètre tous les milieux, encore faut-il qu’il y ait un art/une culture, des gens qui inventent et réinventent, que cet art ait les moyens d’avancer, de briller, d’imaginer des visions nouvelles. Pour lui refuser ces moyens, vous proclamez - bons soixante-huitards de droite - la mort de l’excellence, de ses méfaits intimidants, et vous brandissez les bienfaits de la "culture par chacun", là-bas dans les quartiers qui vous obsèdent.
Nous savons tous que l’on pourrait faire mieux et plus en matière artistique et culturelle. On s’en soucie tous les jours, avec des moyens toujours précarisés, sous l’intérêt distrait ou la méfiance affichée des autorités. Fantasme d’exploitant : il faut faire plus avec moins. En ce domaine, nous ne sommes certes pas les seuls. Pour réaliser cette chimérique et douteuse "culture pour chacun", à supposer qu’elle fût possible, il faudrait 10 % du budget de l’Etat et non 0,80 % comme actuellement. Car ne pensez pas que la culture ou l’art puissent surgir spontanément, et en plus "créer du lien social" dans tous les lieux délaissés du pays.
L’effet réel de ce micmac pour chacun serait de créer une culture à deux vitesses : que les riches retrouvent leurs aises à l’Opéra et dans les lieux privilégiés, et qu’on organise partout des stages et des festivals de hip-hop et de slam et des défilés de géants. Les artistes eux, créateurs ou interprètes, et leurs amis animateurs, techniciens, sont bons pour la poubelle de l’Histoire, avec André Malraux par-dessus, malgré l’hommage hypocrite à lui rendu. C’est plus facile au supermarché, d’autant qu’on peut le valoriser comme hyperdémocratique ! La "culture pour chacun" doit être le "ferment" du "lien social", c’est-à-dire un élément qui doit réunir tout le monde, un élément de la paix sociale, du maintien de l’ordre. Avec évidemment pour correctif que tous les pauvres ont le droit de pratiquer librement leur culture.
Liberté chérie ! Chers esclaves de la globalisation, nous vous l’apportons enfin ! La culture pour chacun sera obligatoire pour tous ! Et pour pas cher ! Parlons donc réformes. Car beaucoup est à réformer dans nos arts et nos métiers, à dynamiter peut-être, mais avec une passion de l’avenir, une confiance dans l’intelligence, un désir que cette "politique culturelle que le monde entier nous envie" conserve ou retrouve son niveau le plus haut, qu’elle continue à diversifier sans cesse ses moyens de diffusion et ses moyens d’écoute et de partage. Le poète Francis Ponge écrivait que "la science, l’éducation, la culture créent beaucoup de besoins, et davantage sans doute qu’elles n’en peuvent, à leur niveau même, assouvir. Les intérêts mercantiles s’insèrent ici. Tout, bientôt, n’est plus qu’un bazar".
Après les sirènes de l’Audimat et du quantitatif dans la lettre de cadrage du président de la République à Christine Albanel en 2007, après les diversions somptuaires et vaines du Conseil pour la création artistique de Marin Karmitz, nous refusons de laisser se dissoudre la réalité de tout ce qui se passe aujourd’hui dans nos institutions culturelles dans cette bouillasse pseudo-libératoire qui n’apportera rien à personne.
Ancien directeur du Théâtre national de Strasbourg, de la Comédie-Française, du Théâtre des Amandiers à Nanterre, Jean-Pierre Vincent travaille désormais dans sa compagnie, Studio libre.
Cette tribune a été écrite pour le Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles (Syndeac).
[1] Ce slogan émane directement du ministre : "Cette action, le numérique est l’un de ses outils, et je lui ai donné un nom, qui est comme ma devise, mon viatique et presque mon slogan : la culture pour chacun" déclarait Frédéric Miterrand lors de la présentation des voeux 2010". Note de La Faute à Diderot.