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Démocratie ou « Demon crazy » ?
Remi Boyer commente : Printemps de Tunis, la métamorphose de l’histoire par Abdelwahab Meddeb La démocratie : notes de campagne par Arundhati Roy

Il convient toujours d’interroger la démocratie, de se souvenir que la démocratie reste une utopie, soit un idéal toujours à construire, un combat de chaque instant, un combat incessant.

Voici deux livres pour questionner nos expériences démocratiques aujourd’hui et la démocratie comme ensemble conceptuel et comme accomplissement. Le premier est écrit pour une terre qui aspire à la réalisation de la démocratie, la Tunisie, le second dans l’une des plus vieilles et puissantes démocraties du monde, l’Inde. Deux expériences, deux aspirations, deux déceptions, deux regards différents qui, croisés, sont riches d’enseignement sur la nécessaire vigilance des peuples face aux détournements et aux glissements de sens qui tendent à faire de la démocratie une demon crazy, pour reprendre le slogan d’un manifestant indien, qui a frappé Arundhana Roy.

Printemps de Tunis, la métamorphose de l’histoire par Abdelwahab Meddeb, Editions Albin Michel.

Sommes-nous à l’aube d’un monde nouveau ? interroge Abdelwahab Meddeb à propos du printemps des peuples arabes.

Son témoignage, au cœur de la première révolution arabe, veut nous faire vivre à la fois le quotidien de la chute d’une dictature qui semblait inamovible, et l’espoir meurtri et mesuré des acteurs d’un mouvement exceptionnel.

« C’est arrivé par surprise, commence-t-il. Personne ne s’y attendait. Pourquoi d’un coup un peuple décide-t-il d’en finir avec l’oppression ? Et avec la peur ? Il est facile de trouver a posteriori les raisons qui ont conduit à la fin d’un régime et d’une manière d’être. Et ces raisons, nous aurons à les exposer. Elles sont patentes. Mais l’énigme demeure : pourquoi la fin est-elle arrivée à ce moment ? Sans prévenir, la révolution tunisienne s’est concrétisée le vendredi 14 janvier 2011, jour où les événements se sont précipités. Lorsque le temps s’emballe, il se condense et crée une rupture qui réoriente l’histoire. »

Abdelwahab Meddeb enseigne la littérature comparée à l’université de ParisX-Nanterre. Il travaille aussi à France Culture et est producteur de l’émission « Cultures d’islam ». Il voit, il veut voir, acte de foi, dans cet événement majeur, un acte fondateur. Comme être de culture, il sait l’importance de transformer l’événement en un mythe créateur, une expérience de référence suffisamment irrésistible pour s’opposer au moins partiellement aux multiples récupérations et détournements dont les révolutions sont l’objet.

Il pose les jalons de ce processus à travers plusieurs points puissants : la ruine bienvenue des théories de la fin de l’histoire ; le réveil imprévisible, même tardif, des peuples qui dépassent leurs peurs, peurs légitimes face à la dictature ; l’aspiration irréductible à la liberté, avertissement qui vaut pour tous les régimes de la planète ; l’appui des intellectuels aux plus démunis, impensable en France aujourd’hui ; la parole et la présence déterminantes des femmes ; le rôle d’internet ; une révolution sans leader mais avec son symbole, l’immolé de trop ; l’islamisme, menace ou force parmi d’autres dans un processus démocratique ; une transition qui doit être pensée ; etc.

Après l’euphorie, vient l’inquiétude. Abdelwahab Meddeb sait comment les révolutions avortent dans le pragmatisme cynique de la diplomatie feutrée. Il espère que les dialectiques nouvelles, ou renouvelées, mises en œuvre par la révolution ne soient pas étouffées dans une autre pensée unique. Il écrit aussi pour cela, pour prendre date, pour rappeler que l’humanisme n’a pas su empêcher l’horreur et parfois même l’a cautionné. Il rend hommage à « la génération digitale », qui fait peu de cas des lettres mais a su conduire cette révolution. Il laisse au peuple sa victoire là où d’autres se l’approprie opportunément par l’aisance orale ou la plume facile.

Et il conclut par une prière qui vaut aussi avertissement : « J’ai peur que s’ouvre sous nos pieds le gouffre de l’aventure. Je voudrais que chacun réinvente sa prière pour lui donner l’intensité qu’exige le péril à conjurer. Que cette révolution demeure fidèle à l’esprit qui a éclairé son commencement. Qu’elle s’assigne la modeste mais ô combien glorieuse tâche d’apporter la liberté à un peuple qui n’en a jamais humé la fragrance. Et qu’elle lui épargne la promesse des lendemains qui chantent. L’histoire nous montre que telle promesse ouvre les trappes de l’enfer. »

Abdelwahab Meddeb après avoir joui de l’ivresse de cette révolution semble en craindre des conséquences bouleversantes. Il préférerait un processus contôlable. Mais la révolution gagne-t-elle à être mesurée ? Arundhati Roy lui ferait sans doute remarqué qu’il faut s’alerter quand les puissances de ce monde, qui ne perdent jamais de vie leurs intérêts mercantiles particuliers, se réjouissent d’une révolution, comme c’est le cas avec les révolutions des peuples arabes.

La démocratie : notes de campagne par Arundhati Roy, Essais Gallimard.

Nous connaissons tous son roman Le Dieu des Petits Riens, prix Booker Price, nous ignorons beaucoup des combats d’Arundhati Roy, notamment contre le nucléaire, la politique désastreuse des grands barrages ou la privatisation de l’eau et de l’électricité.

Dans cet essai, Arundhati Roy nous pose cette question :« Alors que nous débattons toujours pour savoir s’il y a une vie après la mort, pouvons-nous ajouter une autre question au panier ? Existe-t-il une vie après la démocratie ? De quoi sera-t-elle faite ? Par « démocratie », j’entends non pas un idéal ni une aspiration mais bien le modèle actuellement en place : la démocratie libérale des pays occidentaux, et ses variantes, telles que nous les connaissons.
Je repose donc ma question : existe-t-il une vie après la démocratie ? »

Arundhati Roy écarte d’emblée les critiques de ceux qui comparent nos démocraties, ou prétendues telles aux nombreuses dictatures lourdes qui perdurent. Bien évidemment, les peuples soumis doivent aspirer à la démocratie comme utopie. Elle pose cette question à ceux qui vivent, ou pensent vivre, dans une démocratie. Cette question « veut simplement dire que le système de démocratie représentative –trop de représentation, et trop peu de démocratie – a besoin de réaménagements structurels. »

Arundhati Roy développe sa question en une série d’interrogations redoutables, pour les décideurs, certes, mais également pour chaque citoyen : « Qu’avons-nous fait de la démocratie ? En quoi l’avons-nous transformée ? Que se passe-t-il quand le système est usé ? Evidé et privé de toute signification ? Que se passe-t-il quand chacune de ses institutions a dangereusement métastasé ? Que se passe-t-il maintenant que démocratie et économie de marché se sont liguées pour former un seul organisme prédateur doué d’une imagination pauvre et frileuse qui tourne presque entièrement autour de l’idée de profit maximal ? Est-il encore possible d’inverser le processus ? Un corps qui a muté peut-il revenir à un état antérieur ? »

Elle déplore, la pauvreté intellectuelle et, finalement, philosophique, des milieux politiques, financiers et économiques, leur absence de créativité, de vision globale et à long terme. « Se pourrait-il que la démocratie, cette réponse sacrée à nos espoirs et à nos prières pour demain, protectrice de nos libertés individuelles, nourricières de nos rêves cupides, se révèle être une fin de partie pour le genre humain ? »

Arundhati Roy ne cherche pas à répondre à ses questions, lucides et violentes pour nos illusions, par des démonstrations conceptuelles. Elle s’intéresse plutôt à rendre compte des conséquences terrifiantes des « petits riens » dramatiques qui font l’actualité avant de passer rapidement. Elle reprend, avec une certaine distance, ses interventions, faites dans l’urgence de moments critiques, souvent au sommet de sa juste et nécessaire colère comme le massacre de musulmans soutenu par l’Etat dans le Gujurat, l’attentat contre le parlement indien, scandales, injustices et manipulations divers, collusions toxiques des médias et du pouvoir politique et financier, médias qui surfent macabrement sur les audiences de « la mort en direct ».

Au fil de ses essais argumentés, brefs et tranchants, Arundhati Roy met en évidence des mécanismes auto-destructeurs de la démocratie. Elle démontre point par point les limites et les aliénations de la démocratie de représentation et désigne le premier antidote : une véritable démocratie participative, un autre étant peut-être l’art comme démultiplicateur de l’imagination : oser !

Son ouvrage se conclut par un appendice, un texte de fiction intitulé Instructions, une métaphore subtile pour appeler à la subversion face à la forteresse de la bêtise au pouvoir, bêtise cristallisée ici dans « la guerre de la neige » : « Je me demande si cette forteresse bâtie pour résister aux assauts de l’artillerie lourde se défendra efficacement contre une armée de moustiques. »

Arundhati Roy conclut :
« Camarades, le lion de pierre de la montagne a commencé à faiblir, et la forteresse qui n’a jamais été attaquée a fait son propre siège. Le temps est venu pour nous d’entrer en scène, de remplacer les tirs bruyants et désordonnés des mitrailleuses par la froide précision des balles d’un tueur. Choisissez vos cibles avec soin.
Quand les os de pierre du lion de la montagne auront été enterrés dans cette terre, notre pauvre terre meurtrie et empoisonnée, quand la forteresse qui n’a jamais subi d’attaque sera réduite en cendres et que se sera dissipée la poussière des gravats, alors, qui sait, peut-être neigera-t-il à nouveau. »

Le livre laisse le lecteur assis entre pessimisme noir et optimisme de combat.

Pour nous, les moustiques, il semble temps de passer à l’attaque des forteresses stupides. Il nous faudra beaucoup d’imagination.


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