Pourquoi faut-il, commençant ce qui suit, que me revienne à l’esprit l’incipit du Fou d’Elsa : "Tout a commencé par une faute de français" ? C’est peut-être que j’aurais dû écrire, commençant ce qui suit, "Tout a commencé par un verbe". Le verbe déplonger qu’ignore Le Petit Littré (édition de 1959) qui m’accompagne depuis des décennies… C’est en effet en 2005 que j’ai découvert le mot. Je menais des recherches alors sur Le Pays des Mines d’Aragon : je dépouillais avec Marie Léger une collection de La Tribune des Mineurs aux Archives départementales du Pas-de-Calais à Arras. Pendant que je feuilletais les journaux des années 49 ou 51, ma compagne s’intéressait à l’année 50 et, tout de suite, elle tomba sur un article oublié d’Aragon : ce fut, finalement, 18 articles qui furent ainsi retrouvés, publiés dans l’hebdomadaire de la Fédération CGT des mineurs du Nord/Pas-de-Calais du 28 janvier au 29 juillet 1950 [1]. Celui du 22 avril est intitulé "Sur Maurice Thorez" (j’y reviendrai plus bas), mais j’avais à l’époque, remarqué cette phrase : "Et il faut lire ce qu’il dit à Fréville [2] quand il déplonge des profondeurs noires". C’est que j’enrichissais mon vocabulaire avec ce verbe déplonger… Mais dans les années qui se succédèrent par la suite, ce verbe me poursuivit puisque je le rencontrai dans trois ouvrages du même auteur, Valère Staraselski. Tout d’abord en 2006 dans Une Histoire française, puis en 2007 dans Vivre intensément repose et, pour finir, en 2013 dans L’Adieu aux rois. Aussi ne pouvais-je que répondre favorablement à Valère Staraselski me demandant d’écrire quelque chose sur les rapports Thorez-Aragon pour La Faute à Diderot. Ça ressemblait à ces hasards objectifs auxquels le jeune surréaliste Aragon était sensible !
C’est en 1927 qu’Aragon adhère au Parti communiste ; les choses sont bien connues. Mais en janvier 1931, la commission d’enquête interne au parti conclut à la non-admission d’Aragon et ce dernier déclarera en 1975 ( dans L’Œuvre poétique 1 (tome V, page 143) : "… pendant neuf mois, c’est-à-dire jusqu’en octobre 31, j’ai été pratiquement, sinon officiellement, mis à la porte de mon parti." Ce n’est qu’en juillet 1931 que Maurice Thorez, jusqu’alors secrétaire du bureau politique, devient secrétaire général du parti et c’est le début d’un compagnonnage qui durera jusqu’à la disparition de Thorez en juillet 1964. Je me souviens bien de ses obsèques qui eurent lieu le 16 juillet de cette année à Paris : je n’avais pas vingt ans ! Me reviennent aujourd’hui en mémoire ces vers d’Aragon :
Il fait beau comme jamais
Quel temps quel temps sans mémoire
On ne sait plus comment voir
Ni se lever ni s’asseoir
et ces bribes d’une chanson de Léo Ferré
Et en cherchant son cœur d’enfant
On dit qu’on a toujours vingt ans…
allez savoir pourquoi ! Je me revois dans la maison de mes parents, le transistor sur la table de la véranda ou de la cuisine ; mais je ne me souviens plus de ce qui avait précédé cette mort et ce moment… Donc une période d’une trentaine d’années, qui court de 1931 à 1964…
1931 fut une année difficile pour Aragon dans ses relations avec ses amis surréalistes (difficile à cause, entre autres, de sa participation avec Georges Sadoul, au Congrès international des écrivains qui s’était tenu à Kharkov en novembre 1930). Mais Aragon écrit dans L’Œuvre poétique 1 (tome V, pp 183-184) : "Car, plus que l’année de nos disputes, 1931 est celle où Maurice Thorez a vraiment pris en main les destinées de mon parti. L’été de cette campagne, qui plus que tout a changé ma vie, la campagne des deux mots d’ordre par quoi commence l’avenir de nous tous : Que les bouches s’ouvrent ! / Pas de mannequins dans le parti ! " C’est écrit en 1975. Je laisse aux historiens le soin de raconter les péripéties par lesquelles Maurice Thorez accède à la responsabilité de Secrétaire général du parti, mais c’est fait pendant l’été 1931. Dès le début, il lutte contre la ligne sectaire qui avait prévalu jusqu’alors. D’où les mots d’ordre que rappelle Aragon dans ses propos de 1975. Olivier Barbarant, dans sa chronologie du tome 1 des Œuvres poétiques complètes (Bibliothèque de la Pléiade, 2007) rappelle "la campagne d’explication destinée à écarter le sectarisme" en précisant les éditoriaux de L’Humanité : « Pas de mannequins ! » (14 août), « Les bouches s’ouvrent ! » (21 août), « Jetons la pagaille ! » (23 septembre)".
Cette adhésion à la volonté de Maurice Thorez de lutter contre le sectarisme à l’intérieur du parti n’alla pas sans problème. C’est ainsi qu’après avoir publié Aux enfants rouges [3], une sorte de bande dessinée réalisée par Georges Adam pour les dessins et Aragon pour les vers accompagnant ces derniers, les deux auteurs furent convoqués par Maurice Thorez. Georges Aillaud, qui est à l’origine de la réédition d’Aux enfants rouges dans la revue de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet en 2011, dans sa présentation écrit : "Il [Maurice Thorez] avait convoqué Georges Adam et Aragon pour leur dire "Halte-là", scène qu’Aragon raconte avec une certaine émotion dans le texte d’accompagnement de ce petit poème dans L’Œuvre poétique de 1975, ce qui le conduisit à manifester toute sa vie sa reconnaissance envers Maurice Thorez pour l’avoir arrêté sur une voie qu’il réprouvera par la suite". Dans le tome V de L’Œuvre poétique 1, on trouve en introduction au poème d’Aux enfants rouges un texte d’Aragon qui court sur les pages 405 à 407, on peut y lire : "Ce doit être dans le premier trimestre de 1933 qu’a paru Aux enfants rouges, par le soin des E.S.I. (Éditions Sociales Internationales). Je fus appelé au 120 [4] par Maurice Thorez, qui me passa (je devrais dire nous passa) un savon pour, dans une maison d’éditions qui était celle du parti, avoir publié des textes qui, en fait, ne répondaient aucunement à la véritable politique du parti." Mais il faut lire ce texte dans son entier pour comprendre que les choses ne sont pas aussi simples que pourraient le laisser supposer les mots de 1975 d’Aragon rapportés au début de ce paragraphe… Aragon n’abandonnera pas du jour en lendemain dès 1931 son côté révolté hérité du surréalisme.
Toujours dans Une préface morcelée (7, L’Œuvre poétique 1, tome V, p 350) dans la partie réservée à l’année 1933, on peut lire : "Paul [Vaillant-Couturier] était venu me voir avec une arrière-pensée. Il travaillait à L’Humanité. Rédacteur en chef. Si je voulais y entrer… Maurice Thorez n’était pas contre. Seulement il fallait d’abord (il lui en avait parlé) que Marcel Cachin m’ait vu, bavardé un peu avec moi, enfin qu’il se fasse une idée du gars que j’étais, avant de m’embaucher". Puis, plus loin (p 363) on lit : "Je ne sais plus la date où Marcel Cachin vint à Moscou [5]. […] À la fin du jour, il avait dû se faire de moi une idée favorable. Puisqu’il me dit, que si je le voulais vraiment, c’était entendu, j’entrerais à L’Humanité". Le temps qu’on règle les problèmes matériels, le temps qu’on lui trouve un remplaçant à Moscou, il est de retour à Paris vers la fin mars mais toujours en attente d’une embauche. Il écrit alors à Maurice Thorez et les choses s’accélèrent : "J’ai reçu un rendez-vous au 120. Maurice, c’était la première fois [6] qu’il me parlait. Il m’a dit que je pouvais entrer au journal le lendemain ou le surlendemain, comme je voudrais". (p 364). Là encore, il faut lire, dans son intégralité, le texte.
Il est communément admis qu’Aragon travaille alors aux chiens écrasés (il emploie lui-même l’expression) et il est alors mal vu selon ses dires pour avoir titré un fait-divers : "Boucher de son état / il tue sa femme / et la coupe en morceaux"… Pierre Juquin dans sa monumentale biographie d’Aragon 7 [7] consacre un chapitre du tome 1 aux débuts d’Aragon à L’Humanité. Il met en évidence le style d’Aragon, son ironie et son goût du jeu dans la façon qu’il a d’aborder le fait-divers. Mais très rapidement, d’autres sujets lui sont confiés. Même si, c’est Juquin qui le souligne : "Tout au long de cette année-là [1934], il est en conflit avec Thorez. […] Peut-on être moins préparé que lui à comprendre Aragon ? Le passage du poète à L’Huma n’a donc pas été un court fleuve tranquille". (p 592).
Le temps passe et Thorez propose à Aragon, de fonder et de diriger un nouveau journal pour soutenir le Front populaire, nous sommes à la mi-novembre 1936. Ce sera Ce Soir qu’Aragon co-dirigera avec Jean-Richard Bloch : le premier numéro du journal paraît le 1er mars 1937. Et Thorez soutient Aragon dans son esprit d’ouverture…
À la fin du mois de décembre 1937, Aragon assiste au IXème congrès du Parti communiste en Arles. Il entend certainement Maurice Thorez, alors secrétaire général, démontrer la nécessité de l’unité de la classe ouvrière, celle du Front populaire et avancer la "politique de la main tendue aux catholiques"…Dans un poème intitulé Plus belle que les larmes, repris dans Les Yeux d’Elsa publié en 1942, le quatorzième quatrain affirme :
Il y a dans le vent qui vient d’Arles des songes
Qui pour en parler haut sont trop près de mon cœur
Quand les marais jaunis d’Aunis et de Saintonge
Sont encore rayés par les chars des vainqueurs.
Olivier Barbarant dans sa notice (Œuvres poétiques complètes, tome I, Bibliothèque de la Pléiade, page 1458) rappelle que Les Yeux d’Elsa ont été composés entre l’hiver 1941 et le début de l’année 1942. Si le recueil est celui de la "réaffirmation de la culture nationale", il est aussi celui de la poésie de contrebande et c’est à cette aune qu’il faut lire le quatrain pré-cité. Plus belle que les larmes fut même prépublié dans le journal helvétique Curieux en février 1942. Il est clair aujourd’hui que le vent qui vient d’Arles et les songes font référence aux thèmes développés lors du IXème Congrès d’Arles…
D’ailleurs Aragon, dans son troisième entretien avec Dominique Arban, s’exprime longuement sur ce poème qui fut aussi publié à Tunis par l’amiral Esteva (!) mais qui constitue "une réponse à Drieu La Rochelle, lequel venait de me dénoncer dans le journal de Doriot, à Saint-Denis, repris par le journal de Doriot à l’échelle nationale, avec une image représentant une affiche de la mobilisation et des gens lisant l’affiche, ayant pour légende : « Une des scènes de la rue en 1939 dont Aragon est le principal responsable », car, comme chacun sait, c’est moi qui ai déclenché la guerre, bien entendu. […] Le poème a été repris par le journal suisse Curieux qui pénétrait en zone sud. Or, dans le nombre considérable de gens qui l’ont lu, il y en avait qui ne savaient où s’adresser, pour retrouver comme on disait la « liaison », et quand ils ont lu ce vers : Il y a dans le vent qui vient d’Arles des songes… beaucoup ont compris que, sous ma signature, les songes en question étaient ceux qui étaient liés au congrès du parti communiste à Arles en 1937, et se sont arrangés pour me faire parvenir des lettres, me demandant comment faire." (pp 141-142 : on me pardonnera cette longue citation, mais le livre est aujourd’hui introuvable…).
Aussi n’est-il pas étonnant, pour revenir en arrière par rapport à ce poème, qu’en 1939 Maurice Thorez et Aragon se soient retrouvés pour soutenir la ligne du communisme national, quitte à être dès fin août 1939 victimes de la répression anticommuniste menée par le gouvernement français de l’époque…
1950 est une année à signaler. C’est celle du début de la "Bataille du livre" initiée par Elsa Triolet. Mais, c’est le 1er mai 1950 à Lens qu’est inaugurée la Maison du Peuple construite par la Fédération régionale des mineurs du Nord/Pas-de-Calais. Quatre rassemblements dont un à Lens avec Aragon, Jean Fréville et le peintre Fougeron (qui est en résidence, comme on dit aujourd’hui, dans le Bassin minier pour réaliser sa série Le Pays des Mines). Cependant, les relations nouées par Aragon avec les mineurs de cette région remontent à 1949 : le 3 juillet de cette année, il est sur le plateau de Lorette pour la "Journée de fraternité des peuples pour la paix" organisée dans le cadre des Caravanes de la paix et en septembre 1949 paraît la plaquette anthologique Le Pays des Mines par Aragon aux éditions de la Tribune des mineurs [8]. Et dès la fin janvier 1950, Aragon commence à donner des articles de critique littéraire à La Tribune des mineurs, série qui durera jusqu’au 29 juillet 1950. C’est dans ce cadre journalistique et dans cette séquence historique que se situe (le 22 avril 1950) la parution d’Avec Maurice Thorez, la note de lecture de l’ouvrage éponyme de Jean Fréville.
Dès le début de son article, Aragon dresse un parallèle entre le livre que Fréville a consacré à Thorez et celui écrit par Eckermann sur Goethe : "C’est le grand mérite de Jean Fréville, et d’être ce témoin et de savoir nous faire partager sa chance". Après un bref détour par l’Histoire (Marx, Engels, la Commune de Paris, la révolution d’Octobre 17), Aragon met en évidence la nouveauté de la politique impulsée par Maurice Thorez, la politique de front national, c’est-à-dire "la politique du front unique avec les ouvriers socialistes et la politique de la main tendue aux ouvriers catholiques, c’est la politique de l’alliance des ouvriers et des paysans, c’est la politique qui montre aux intellectuels leur place dans les rangs de la classe ouvrière". Certes, ce discours est daté : on ne sait rien de ces "traîtres chassés du parti en 1931", c’est qu’Aragon s’adresse à des lecteurs de 1950 qui ont encore en tête cet évènement…
Au-delà de la défense circonstancielle de la politique mise en place par Maurice Thorez, Aragon dit sa reconnaissance pour tout ce qu’il a appris "grâce à [son] parti, grâce à Maurice" : rappel de l’Histoire, rappel des heures sombres de la guerre. Mais aussi mise en évidence de l’engagement de Thorez devenu ministre pour reconstruire le pays : c’est l’effort demandé aux mineurs de produire… Aragon n’élude pas les manœuvres politiciennes qui ont conduit à l’éviction des ministres communistes du gouvernement. Et c’est toute la politique des USA et de leurs alliés dans leur volonté de dominer le monde de l’après-guerre qui est dénoncée dans cet article. Qui porte la marque de l’époque à laquelle il a été écrit (1950) : on est en pleine guerre froide et c’est sans doute ce qui explique l’image positive de Staline. Il faudra attendre 1956 et Le Roman inachevé pour que la critique de l’URSS stalinienne apparaisse…
Le 10 octobre 1950, Maurice Thorez est victime d’une hémiplégie. Il part en novembre se faire soigner en Union Soviétique bien qu’Aragon lui conseille de rester en France où il serait mieux soigné. Il y restera jusqu’en 1953 mais Elsa Triolet et Aragon lui rendront visite à deux reprises : tout d’abord du 23 au 27 décembre 1951 sur les bords de la Mer Noire où Thorez est soigné dans une maison de repos, puis en janvier 1953 lors d’un séjour du couple en URSS. Olivier Barbarant écrit que c’est à cette occasion que "fut sans doute décidée la prise de direction officielle des Lettres françaises par Aragon, avec une garantie de couverture intellectuelle et esthétique". Ces derniers mots sont importants car c’est pendant la période mars-avril 53 qu’éclate ce qu’on a appelé l’affaire du portrait de Staline. Staline meurt le 5 mars 1953 et Les Lettres françaises dans leur numéro du 12 mars publient en hommage au dirigeant soviétique un dessin de Picasso présentant une image de Staline bon enfant, jugé attentatoire à l’image de Staline par certains, qui déclenche immédiatement, en l’absence de Thorez, une campagne de protestations contre cet hommage, orchestrée par Auguste Lecœur et François Billoux, hostiles à la ligne d’ouverture incarnée par Maurice Thorez. L’explication la plus communément admise est que cette campagne est l’expression d’une lutte de pouvoir pour le contrôle du parti… Aragon traverse une période difficile, d’autant plus qu’un télégramme de Thorez prenant position pour Aragon et Picasso, reçu par la direction du parti, n’est pas rendu public. Le 10 avril, Maurice Thorez rentre en France et "tient à rendre visite à Picasso le 23 et à faire photographier par la presse cette rencontre . […] À la fin du mois, Thorez recevant à son domicile Aragon, l’informe qu’il avait envoyé un télégramme et qu’il fut passé sous silence par la direction provisoire du parti. " (Olivier Barbarant). [9]
Si ce rapide rappel montre à l’évidence la confiance qui régnait entre Aragon et Thorez, un autre fait, plus littéraire, vient renforcer cette constatation. C’est la rédaction du poème Il revient et sa publication dans le recueil Mes Caravanes et autres poèmes. Écrit très précisément le 17 octobre 1952 (à un moment où il était question du retour de Maurice Thorez), il connut une histoire singulière avant de paraître en livre fin 1954 chez Seghers dans Mes Caravanes…
Un recueil qui n’a pas bonne réputation, parce que composé quasi-exclusivement de poèmes politiques. Écrits de 1948 à 1954 c’est-à-dire en une période qu’Aragon vécut difficilement sur le plan politique tant extérieur qu’intérieur, ces poèmes témoignent des combats et des espérances d’Aragon. Il revient n’est sans doute pas le meilleur poème d’Aragon mais méritait-il les sarcasmes et les insultes dont il fut l’objet ? Il n’est pas question ici de faire l’exégèse de ce texte mais simplement de rappeler quelques faits. Après un retour reporté, Aragon le remit à L’Humanité pour publication, en convenant avec Étienne Fajon, le directeur du journal, qu’on attendrait le retour de Thorez pour le publier. C’est pourquoi il ne parut que le 8 avril, prouvant ainsi que Thorez se préparait à revenir en France…
Se souvient-on de la date à laquelle le Parti communiste donna des responsabilités à Aragon ? Si Aragon, contrairement à la vulgate complaisamment répandue, ne fut jamais un intégriste de l’épuration dans le milieu des écrivains (bien au contraire !), il ne fut élu au comité central du Parti communiste qu’en 1950 ; et encore qu’en tant que membre suppléant, lors du XIIème congrès. Dès lors, il ne manquera pas, par ses prises de position et ses interventions, de soutenir la ligne définie par Maurice Thorez… Il va bien au-delà de cette ligne, ne manquant jamais de défendre la position des écrivains et des artistes progressistes. C’est ainsi qu’en juin 1954, il présente lors du XIIIème congrès du PCF à Ivry [10] une intervention "L’art de Parti en France" qui stigmatise "la représentation fausse, grossière, schématique, celle d’un art de pure et simple déclaration." Olivier Barbarant, qui le cite rappelle ainsi "le souci de l’héritage culturel comme de l’innovation individuelle, fermant l’épisode du portrait de Staline et confirmant la victoire de la ligne d’Aragon. Celui-ci, de suppléant, devient membre titulaire du comité central" [11]. Le 17 janvier 1958, il intervient devant le comité central du PCF pour plaider en faveur d’une plus grande ouverture vis à vis des intellectuels. Le 21 avril 1959, il tient une conférence avec Maurice Thorez, devant 3000 jeunes Parisiens à la Mutualité, à l’appel de la Jeunesse Communiste : il plaide pour le réalisme et contre l’art de secte… En 1962, lors des obsèques des morts de Charonne, Elsa, dans l’incapacité de marcher longuement à cause de son artérite, accompagne le cortège dans la voiture de Maurice Thorez… On le voit, c’est un climat de confiance qui caractérise les rapports Thorez/Aragon, une confiance fondée sur le rejet du sectarisme et l’ouverture la plus large sur le plan culturel.
Maurice Thorez meurt brutalement le 11 juillet 1964 alors que le navire sur lequel il se trouvait fait escale à Istanbul… Aragon, quant à lui, était à Baden-Baden où il se reposait avec Elsa Triolet. C’est là qu’il apprend le décès de Thorez, par une communication téléphonique alors qu’il déjeunait avec Elsa… D’après Olivier Barbarant, il est "pressenti pour parler au cimetière lors des obsèques, Aragon se dispense du voyage, compte tenu de l’état de santé d’Elsa : il travaille à un hommage écrit qui paraît sous le titre "Pour une image vraie", dans Les Lettres françaises des 23 et 30 juillet…" [12]
Il faut préciser la chronologie. Les obsèques de Thorez ont lieu le 16 juillet 1964. En l’absence d’Aragon, un article non signé (sans doute dû à la rédaction du journal) paraît dans le n° 1038 des Lettres françaises du 16 juillet 1964. Y sont soulignés l’intérêt de Thorez pour la culture, sa lutte contre les déviations staliniennes et contre le culte de la personnalité. Cet article se termine par l’annonce d’un texte d’Aragon dès la semaine suivante.
En fait, l’article d’Aragon paraîtra sur trois livraisons du journal, du n° 1039 (23 juillet 1964) au n° 1041 (6 août 1964). Aragon rappelle les événements depuis son adhésion au parti et affirme vouloir donner une image vraie de Maurice Thorez, à égale distance de la caricature malveillante de ses ennemis et de l’hagiographie partisane. Thorez est ainsi présenté comme l’homme le moins dogmatique qui soit. Il est significatif que le mot confiance revienne à plusieurs reprises dans ce qu’écrit Aragon, pour qualifier ses rapports avec le secrétaire général du Parti communiste. Et il est non moins significatif qu’à proximité des lignes d’Aragon, dans Les Lettres françaises, figurent des reproductions d’André Masson, de Matta, de Paul Klee… et d’une eau-forte [13] de la suite Vollard de Picasso, exposée à Baden-Baden ! Le soutien en 1953 de Thorez à Aragon quant à ses choix esthétiques est ainsi symboliquement confirmé.
Le temps est venu de déplonger de mon immersion dans la vie et l’œuvre d’Aragon. À la relecture, j’ai l’impression d’avoir écrit, sous la dictée d’Aragon, ce livre morcelé (ou son ébauche), Maurice Thorez, roman. D’aucuns penseront qu’il est exagéré de se référer ainsi à Henri Matisse, roman. Mais Aragon ne confiait-il pas à Dominique Arban dans son dernier entretien : "Qu’est-ce qu’un roman, sinon une machine à montrer comment marchent les têtes ?" [14]. Par ailleurs, une certaine critique dit couramment qu’Aragon aurait trouvé en Thorez le père qui lui a fait défaut. Affirmation un peu courte qui traduit à sa façon le refus de voir simplement l’accord profond entre l’écrivain et le mineur sur le plan politique. Alors, Maurice Thorez, personnage de roman ? Oui, sans doute, car que penser de cet ouvrier mineur qui devient un intellectuel ? Qui s’intéresse aux problèmes de la peinture et de la littérature jusqu’à demander à Aragon de s’intéresser à Péguy dont il affirme qu’il "est aussi bien à nous, aux ouvriers, au peuple qu’aux autres… peut-être davantage." Et puisqu’il faut en finir, quoi de mieux que ces mots par lesquels Aragon termine son Pour une image vraie : "Au fond, nous n’en savons pas beaucoup plus, et c’est sans doute le principal."
Février-mars 2014
Remerciements.
Si les romans et les poèmes d’Aragon sont aujourd’hui facilement accessibles, il n’en est pas de même pour les articles de façon générale qui, hormis les Chroniques (1918-1932) réunies par Bernard Leuilliot et publiées chez Stock en 1998, restent dispersés dans les périodiques qui les ont accueillis. Aussi me faut-il remercier tout particulièrement Bernard Vasseur pour son aide et Caroline Touquet qui a pris la peine de fouiller la collection des Lettres françaises du Moulin de Villeneuve et de me faire parvenir les copies de l’article qu’écrivit Aragon en juillet 1964…
[1] Lucien Wasselin (avec la collaboration de Marie Léger), Aragon au Pays des Mines, suivi de 18 articles retrouvés d’Aragon. Le Temps des Cerises éditeur, 2007, 242 pages.
[2] Fréville (Jean), de son vrai nom Eugène Schkaff (1895-1971). Écrivain et historien français ; il écrivit notamment Avec Maurice Thorez en 1950 dont Aragon rendit compte la même année dans La Tribune des Mineurs et la préface intitulée Peintre de la classe ouvrière, dans le porte-folio édité par Le Cercle d’Art en 1951 et consacré à 12 œuvres de Fougeron de la série Le Pays des mines… Lire mon étude Le Pays des mines d’Aragon et de Fougeron, Les Annales de la Salaet n° 7, 2005, pp 154-170.
[3] Republié en fac-similé dans le n° 51 de Faites Entrer L’Infini (juin 2011), la revue semestrielle de la SALAET (Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet) avec une présentation de Georges Aillaud ( pp 34-48).
[4] 120 : 120, rue Lafayette à Paris où se trouvait le siège du Parti communiste à l’époque.
[5] Aragon était alors secrétaire de rédaction de l’édition française de la revue Littérature internationale…
[6] Aux Enfants rouges paraît le 25 juin 1932. Fin août, Aragon est nommé au secrétariat de l’édition française de Littérature internationale et il ne reviendra à Paris qu’à la fin mars 1933. Un problème de chronologie se pose donc quant aux "deux" rencontres avec Maurice Thorez au 120, signalées par Aragon dans le tome V de L’Œuvre poétique 1 (p 405 et p 364). Si Aux Enfants rouges paraît bien en juin 1932, il semble difficile qu’il soit convoqué par Thorez dans les semaines qui suivent puisqu’il est à Moscou. De plus, dans L’O.P. 1 (V, p 405), Aragon écrit : "Ce doit être dans le dernier trimestre 1933 qu’a paru Aux Enfants rouges…", ce qui amène à se poser les questions suivantes, la mémoire étant ce qu’elle est : Aragon ne s’est-il pas trompé dans les dates ? et n’y aurait-il pas eu qu’une seule "convocation" après mars 1933 où deux sujets auraient été abordés par Maurice Thorez : la critique du sectarisme d’Aux Enfants rouges et l’embauche d’Aragon à L’Humanité ? D’ailleurs Aragon dans son deuxième entretien avec Dominique Arban, à une question de cette dernière concernant ses rapports avec Maurice Thorez, répond : "Je ne l’ai rencontré qu’en 1933, après que j’étais revenu de Russie, où j’avais passé près d’un an". (Aragon parle avec Dominique Arban, Éditions Seghers, 1968, p 91). De plus, en 1964 dans son hommage à Maurice Thorez (Pour une image vraie), Aragon écrit : "Je ne l’ai rencontré […] qu’en 1933, et je lui dois de m’avoir dit que je perdais mon temps au travail dans lequel je m’étais jeté (dans l’organisation des « Sans Dieu », où il fallait bien tenir compte de l’héritage du vieil anticléricalisme bourgeois, qui avait marqué la classe ouvrière française)." (Les Lettres françaises n° 1039 du 23 juillet 1964).
[7] Pierre Juquin, Aragon, un destin français. Éditions de La Martinière, 2 tomes, respectivement 2012 (810 pages) et 2013 (704 pages).
[8] Voir note 1
[9] Pour l’affaire du portrait de Staline, le lecteur est prié de se reporter à : Olivier Barbarant, Œuvres poétiques complètes d’Aragon (Bibliothèque de la Pléiade), tome I, chronologie, pp CXVIII-CXIX.
ou au dossier de L’Œuvre poétique 1, tome XII, pp 472-500.
[10] On peut lire l’intervention d’Aragon, sous le titre "Discours d’Ivry" dans J’abats mon jeu , Les Lettres françaises/ Mercure de France, 1992, pp 201-229.
[11] Olivier Barbarant, Œuvres poétiques complètes d’Aragon, Bibliothèque de la Pléiade, 2007, tome 1, Chronologie, p CXX.
[12] Olivier Barbarant, in Aragon, Œuvres poétiques complètes, Bibliothèque de la Pléiade, tome II, Chronologie, p XXII.
[13] "Sculpteur et modèle devant une tête sculptée", 1933.
[14] Aragon parle avec Dominique Arban, Éditions Seghers, 1968, p 183.