Strasbourg, 25 août 2023
Losurdo, penseur du communisme
Il y a quelque temps, le 29 juillet dernier, le quotidien Le Monde publiait un article d’Edgar Morin, intitulé « La crise française doit être située dans la complexité d’une polycrise mondiale ».
Il y disait notamment :
« Il s’agit en même temps d’une crise de la pensée politique. Toute politique suppose une vision du monde et de l’humanité, une connaissance de l’économie et de l’histoire, ce que firent de façon différente et antagoniste Tocqueville, Marx et Maurras. Socialisme et communisme étant désormais dénués de tout contenu, ce vide est grave pour ceux qui aspirent à une autre société. »
A quoi j’ajouterais la chute de son texte qui nous rappelle que, comme nous allons le voir, l’œuvre de Domenico Losurdo est bien d’actualité :
« Quoi qu’il en soit, la crise française doit être située dans la complexité énorme d’une polycrise mondiale et dans le contexte d’un recul des démocraties au profit de sociétés de contrôle et de soumission. Outre cette polycrise, plane la menace d’une troisième et nouvelle guerre mondiale, qui a commencé de façon larvée et apparemment locale entre la Russie et l’Ukraine. De ce fait, deux tâches politiques, préliminaires à toute solution globale, s’imposent. La première est de tout faire pour arriver au plus tôt à une paix négociée entre la Russie et l’Ukraine. La seconde est de tout faire pour éviter que notre république sombre, progressivement ou brutalement, dans une société de soumission. »
Qui est Domenico Losurdo ?
Il y a plusieurs Losurdo. Nous allons voir qu’il le dit lui-même. Pour ma part, je m’en tiendrai au versant politique de son œuvre. Et ce, en partant d’entretiens, d’articles et surtout de quatre de ses ouvrages :
Contre histoire du libéralisme (2006-2013),
Fuir l’histoire ? La révolution russe et la révolution chinoise aujourd’hui (1999-2007),
Le péché originel du XXème siècle (1998-2007) et
La lutte des classes, une histoire politique et philosophique (2013).
Je citerai également Antonio Gramsci – Du libéralisme au « communisme critique » (1997-2005)
Rappelons que Domenico Losurdo était professeur de
philosophie à l’Université d’Urbino en Italie.
A la fête de l’Humanité de 2013, où je l’interrogeais, il se présentait comme suit :
« Je suis mal à l’aise pour me présenter car je souffre d’une crise d’identité : d’un côté je suis un philosophe, j’ai étudié beaucoup la philosophie allemande (pas seulement Marx mais aussi Hegel, Kant, Heidegger, Nietzsche), mais de l’autre dans la deuxième partie de ma vie, j’ai étudié surtout l’histoire politique du libéralisme. J’ai essayé de faire un bilan historique de l’époque contemporaine, à partir de la Révolution américaine et de la Révolution française jusqu’à la révolution d’Octobre et aux révolutions contre le colonialisme et contre l’impérialisme. J’ai essayé de mêler dans ma recherche l’approche philosophique et une approche d’historien, en traçant un bilan historique du 19è et du 20è siècle contraire à l’idéologie officielle ».
Cela a donné Contre histoire du libéralisme, ouvrage sur lequel sera consacrée ma première partie…
Comme beaucoup, ma découverte de Losurdo s’est faite par la lecture de « Fuir l’histoire ? La révolution russe et révolution chinoise aujourd’hui ».
A la question que je lui posais : qu’est-ce qui vous a poussé à l’écrire ? Il répondait :
« La première édition du livre a été publiée en 1999. C’était à un moment où la fin de la guerre froide était interprétée comme l’impossibilité irrémédiable de toute tentative pour construire une société socialiste, comme le triomphe défini du capitalisme et de la « fin de l’histoire ». En Occident, cette manière de voir les choses a fait une brèche au sein même de la gauche : même les communistes, bien qu’ils déclarassent vouloir rester fidèles aux idéaux du socialisme, ont cependant ajouté qu’ils n’avaient rien à voir avec l’histoire de l’URSS ou de la Chine. Pour m’opposer à cette « fuite hors de l’histoire » je me suis proposé d’expliquer l’histoire du mouvement communisme depuis la révolution russe d’Octobre jusqu’à la Chine née des réformes de Deng Xiaoping. »
Ce deuxième ouvrage sera donc l’objet de la deuxième partie de mon exposé…
Enfin s’agissant de ses derniers livres, je pense notamment à son Gramsci – Du libéralisme au « communisme critique » ainsi qu’à La Lutte des classes, ceux-ci sont consacrés, pour reprendre le titre d’un de ces ouvrages non encore traduits, à La question communiste, histoire et futur d’une idée.
A un moment Losurdo dit notamment que « Gramsci devient communiste » lorsque ce dernier condamne la prétention à « transformer le peuple travailleur en matière première pour l’histoire des classes privilégiées ». Et plus largement, touchant au communisme, à l’idée, comme à la réalité communiste, dont il juge correcte la vision énoncée dans L’Idéologie allemande de Marx et d’Engels selon laquelle le communisme est avant tout « le mouvement qui abolit l’état actuel des choses », il déclare que « nous sommes en présence d’un gigantesque processus d’émancipation bien loin d’être arrivé à sa conclusion ».
C’est à ces titres que je consacrerai ma troisième et dernière partie…
I – Contre-histoire du libéralisme
Losurdo part du principe que « dire adieu à l’hagiographie (biographie excessivement élogieuse ) est la condition préliminaire pour aborder le terrain de l’histoire ». Et ceci, en la circonstance, s’applique à l’histoire du libéralisme qui, selon lui, « continue d’exercer une influence décisive sur la politique mondiale et de jouir d’un crédit rarement remis en cause. » Si les « travers » de l’économie de marché peuvent à l’occasion lui être imputés, les bienfaits de sa philosophie politique semble évidents. Il est généralement admis que celle-ci relève d’un idéal universel réclamant l’émancipation de tous et de toutes. Or c’est une autre histoire que nous raconte ici Domenico Losurdo, une histoire de sang et de larmes, de meurtres et d’exploitation. Il montre en quoi le libéralisme est, depuis ses origines, une idéologie de classe au service d’un petit groupe d’hommes blancs, intimement liée aux politiques les plus illibérales qui soient : l’esclavage, le colonialisme, le génocide, le racisme et le mépris du peuple. Dans cette Contre histoire du libéralisme qui couvre trois siècles, du XVII au XXème, Losurdo analyse l’œuvre des principaux penseurs libéraux – Locke, Burke, Tocqueville, Constant, Bentham ou Sieyès – et en révèle les contradictions en les confrontant à la réalité historique, aux faits de l’histoire.
Retenons que pour Losurdo, (interview à Denis Collin) tant sur le plan théorique que sur celui de la pratique politico-sociale, « le libéralisme a surgi comme célébration non de la liberté universelle, mais comme célébration d’une communauté bien déterminée d’individus libres ». En ce sens, il considère que « les clauses d’exclusion (aux dépens des peuples coloniaux, des domestiques en métropole, des travailleurs) sont constitutives de ce mouvement idéologique et politique. Ces exclusions ont été surmontées, dans la mesure où elles l’ont été, non par un processus endogène spontané, mais, en premier lieu sur la vague du défi représenté par les gigantesques luttes pour l’émancipation et la reconnaissance qui ont été développées par les exclus ».
Disons que la Contre histoire du libéralisme est une étude qui remet en question la tradition libérale dans son noyau conceptuel le plus profond, à savoir le libéralisme comme « religion de la liberté ».
Il est montré que le libéralisme a été, à ses débuts, une théorie de l’autogouvernement de la société civile, à savoir les couches aristocratiques et propriétaires.
Ainsi, si John Locke, philosophe anglais du XVIIème siècle, auteur de l’Essai sur l’entendement humain, est le fondateur de la notion d’Etat de droit, prônant, avant L’Esprit des lois de Montesquieu, la séparation des pouvoirs, il est aussi parallèlement à ses activités philosophiques, un des principaux investisseurs de la Royal African Company, pilier du développement de la traite négrière.
Et pourtant, John Locke « demande lui aussi avec insistance de ne jamais perdre de vue le « bien public », le « bien de la nation », la « sécurité du peuple » ou « la sauvegarde de l’ensemble », dans « l’Etat tout entier » (Deux traités du gouvernement).
« Ce qui est aussi invoqué ici avec passion, continue Losurdo, c’est un Tout qui exige le sacrifice permanent, et non pas momentané, de l’immense majorité de la population, dont la condition est d’autant plus tragique que toute perspective d’amélioration semble très lointaine. Commencer à caresser des projets allant dans ce sens, c’est au contraire le synonyme non seulement d’un utopisme abstrait, mais aussi et surtout d’un dangereux esprit de subversion. Selon Townsend (penseur libéral du XVIIIè), « le capital de bonheur humain est fortement augmenté » par la présence de « pauvres » obligés d’accepter les travaux les plus lourds et les plus pénibles. Les pauvres méritent pleinement leur sort, « ce sont par définition des dépensiers et des vagabonds, mais ce serait un désastre pour la société si d’aventure ils devaient s’amender : Les flottes et les armées de l’Etat souffriraient du manque de soldats et de marins si la sobriété et la diligence prévalaient universellement. »
Et l’économie du pays finirait par se trouver elle aussi dans une situation très difficile. Mandeville (philosophe, auteur de La Fable des abeilles, où il est affirmé que les vices privés assurent automatiquement le bien public) en arrive à la même conclusion : « Pour que la société soit heureuse il faut que la grande majorité reste aussi ignorante que pauvre » ; « la richesse la plus sûre consiste dans la multitude des pauvres laborieux ».
Voici maintenant ce que l’on peut lire chez Arthur Young : « Chacun, à moins d’être un idiot, sait que les basses classes doivent être maintenues dans la pauvreté, faute de quoi elles ne travailleraient jamais » et elles ne produiraient plus la « richesse des nations » dont parle Smith.
Pourquoi la proposition selon laquelle le bonheur et la richesse de la société dépendent de la fatigue et des privations des pauvres, qui constituent pourtant la grande majorité de la population, n’est-elle pas dans ses diverses variantes, jugée contradictoire ?
C’est Locke qui explique la logique interne de ce Tout aux caractéristiques étranges : les esclaves ne peuvent pas être considérés « comme participant d’une manière quelconque à la société civile, qui a pour fin principale la préservation de la propriété ».
C’est aussi l’opinion d’Algernon Sidney : « Un royaume ou une ville » sont composés « d’habitants tous libres et égaux ; il peut se faire qu’il y a des serviteurs, mais ils ne sont pas membres de ce royaume ». « Et personne ne peut être membre d’un Etat tant qu’il est esclave » ; il n’est pas non plus membre du peuple, parce que la « Nation » est l’ensemble des « personnes libres ». Les pauvres sont la caste servile dont la société a besoin, ils sont le fondement souterrain de l’édifice social, ceux que Nietzsche définira plus tard comme les « taupes aveugles de la culture ».
Notons au passage que les philosophes français des Lumières étaient de ce point de vue dans un état d’esprit similaire. Ecoutons Denis Diderot. Fils d’un maître coutelier, celui-ci explique la crainte qu’inspirent « les masses populaires » dans Principes de politique des souverains (1775) :
« Il faut que le peuple vive, mais il faut que sa vie soit pauvre et frugale : plus il est occupé, moins il est factieux, et il est d’autant plus occupé, qu’il a plus de peine à pourvoir ses besoins. Il faut lui permettre la satire et la plainte : la haine renforcée est plus dangereuse que la haine ouverte ».
Le peuple évoqué fait peur. Ainsi, Restif de la Bretonne, à l’approche de la Révolution, écrit cette mise en garde, qui complète les propos de Diderot :
« Il ne faut pas que le peuple gagne trop ; il ressemble aux estomacs que trop de nourritures engorge et rend paresseux… Une révolution funeste se prépare. L’esprit d’insubordination s’étend, se propage. C’est dans la classe la plus basse qu’il fermente sourdement ».
Quant à Voltaire, dans une lettre de 1766, il souligne également :
« Il est à propos que le peuple soit guidé, et non pas qu’il soit instruit : il est indigne de l’être ».
On le voit ainsi que le rappelle Thierry Beinstingel dans sa thèse « La représentation du travail dans les récits français depuis la fin des Trente Glorieuses », s’agissant du XVIIIème siècle :
« En guise de littérature, le travailleur de cette époque exprime sa plainte et sa souffrance, ainsi que l’écrit Diderot, mais sans avoir voix au chapitre. Les tribuns de la Révolution française, même s’ils placent le peuple au premier rang de leurs préoccupations, servent d’abord avant tout leurs propres intérêts. Peu nombreux sont ceux qui dénoncent cette dérive ».
Parmi eux, Babeuf qui écrit en 1794 :
« C’est en vain qu’on voudrait le dissimuler plus longtemps, tout nous prouve qu’une tyrannie nouvelle s’élève sur les débris du trône, tout nous prouve qu’au but sublime de la Révolution, le Bonheur commun, l’on a substitué cette devise atroce, le bonheur du petit nombre fondé sur la misère du peuple ».
Pour en revenir à John Locke et au libéralisme naissant ainsi qu’à ses implications historiques, Losurdo indique :
« Qui s’intéresse à interpréter correctement la pensée du père du libéralisme ne peut ignorer la thèse qu’il énonce dans Le second Traité du gouvernement, selon laquelle il y a des hommes « par la loi de la nature sujets à la domination absolue et au pouvoir inconditionné de leurs maîtres ». Et dans un autre texte classique de la tradition libérale (On liberty, de John Stuart Mill), nous pouvons lire la thèse selon laquelle « le despotisme est une forme légitime de gouvernement quand on a affaire à des barbares » à une « race » qu’il faut considérer comme « mineure », tenue à l’obéissance absolue dans les rapports avec ses seigneurs. » Et c’est De la démocratie en Amérique qui affirme que l’Amérique était, par décret de la « Providence » un « berceau vide » en attente de la « grande nation », destinée à exterminer les habitants originaires !
A noter que l’opposition qui traverse en profondeur la constitution des Etats-Unis entre « personnes libres » (les blancs) et le « reste de la population » (les esclaves noirs) ne rencontre en tout cas pas l’assentiment des abolitionnistes, essentiellement chrétiens, qui brûlaient publiquement une constitution qu’ils étiquetaient comme « un accord avec l’Enfer » ou « un pacte avec la mort ».
Je me permets de rappeler à ce propos que le Pape Paul III déclara interdits en 1537, les sacrements des colons qui niaient le caractère humain des Indiens et les réduisaient en esclavage. Enfin, rappelons également que pendant trente-deux des trente-six premières années de la vie des Etats-Unis, le poste de président a été occupé par un propriétaire d’esclaves. Il ne s’agit pas non plus d’affaires éloignées dans le temps.
Pour citer un éminent historien états-unien (Fredrickson) : « Les efforts pour préserver la « pureté de race » dans le sud des Etats-Unis anticipent certains aspects de la persécution déchaînée par le régime nazi contre les Juifs dans les années trente du vingtième siècle ; ou plutôt « la définition nazie du juif ne fut jamais aussi rigide que la norme » prévalant dans la classification des noirs dans les lois sur la pureté de la race dans le sud des Etats-Unis ».
S’agissant de la cohabitation pour ne pas dire de la gémellité entre libéralisme et esclavage racial, entre limitation et émergence d’un pouvoir absolu sans précédent, Losurdo indique que pour pouvoir expliquer ce paradoxe, il faut d’abord l’exposer dans toute sa radicalité. L’esclavage ne perdure pas « malgré » le succès des trois révolutions libérales ; c’est au contraire après ce succès qu’il connaît son plus grand développement : « Le total de la population esclave en Amérique s’élevait à environ 330 000 en 1700, à presque trois millions en 1800, pour atteindre finalement un pic de plus de six millions dans les années cinquante du XIXè siècle. Le monde libéral contribue de façon décisive au développement de cette institution, synonyme de pouvoir absolu de l’homme sur l’homme. Au milieu du XVIIIè siècle, c’est la Grande-Bretagne qui compte le plus grand nombre d’esclaves (878 000), ce qui est loin d’être évident. Ainsi, même si son empire est bien plus étendu, l’Espagne est loin derrière elle. Le Portugal, avec 700 000 esclaves, occupe la deuxième place, mais il est lui aussi une semi-colonie de la Grande-Bretagne : une grande partie de l’or extrait par les esclaves brésiliens finit à Londres. Il n’y a aucun doute : le pays qui occupe dans ce domaine la position dominante est aussi le pays qui est à la tête du mouvement libéral et qui a conquis sa suprématie par le commerce et la possession des esclaves noirs ».
A propos de Thomas Jefferson, principal rédacteur de la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis d’Amérique, qui sera le troisième président de ce pays et propriétaire de 600 esclaves, Losurdo nous renseigne :
« Loin d’être ressenties comme une contradiction, la théorisation et la pratique de l’esclavage au détriment des exclus ne font que renforcer la fière conscience de soi de la communauté des hommes libres, qui se glorifient d’être exempts de l’esprit servile attribué aux barbares qu’ils assujettissent. Voilà pourquoi Locke peut s’ériger en champion de la liberté et légitimer en même temps le pouvoir absolu que la communauté des hommes libres doit exercer sur les esclaves noirs. En 1809, Jefferson célèbre les Etats-Unis comme un « empire pour la liberté », fondé sur une Constitution qui garantit « l’autogouvernement ». C’est un propriétaire d’esclaves qui s’exprime ainsi et qui exerce sur eux son pouvoir avec brutalité, vendant à l’encan, comme des morceaux ou des marchandises séparés, chacun des membres de la famille qu’il possède. Il s’autorise cette déclaration dans une lettre adressée à un autre propriétaire d’esclaves, qui occupe depuis peu le poste de Président des Etats-Unis ».
Et quant à la teneur de la Constitution, il note :
« La Constitution désignée comme un modèle consacre la naissance du premier Etat racial, tandis que l’autogouvernement encensé ici garantit aux propriétaires d’esclaves du Sud la jouissance légitime de leur propriété, sans ingérence de la part du gouvernement fédéral ».
Enfin, essentielle, cette conception de la « race » comprise comme « clé de l’histoire » dispensée par Benjamin Disraeli, l’un des créateurs du Parti Conservateur, dont il formalisera la doctrine, qui sera deux fois Premier ministre du Royaume-Uni est une conception lourde de conséquences quant à l’avenir. Lisons plutôt :
« Mais dans ce contexte, c’est surtout la figure de Disraeli qui prend un relief particulier. Il prend nettement position : la race est la « clé de l’histoire ». Parler de « progrès » et de « réaction » n’a pas de sens : en réalité, « tout est race » ; « tout est race » : il n’y a pas d’autre vérité ». C’est la seule façon de comprendre comment, alors même qu’ils étaient très peu nombreux, les conquistadors espagnols (ou « Goths », comme préfère le dire Disraeli) ont réussi à triompher en Amérique, et les Anglais en Chine. C’est ainsi que s’expliquent les incessants bouleversements qui dévastent la France : nous assistons à la « grande révolte des Celtes » ou des anciennes « races assujetties » contre les « races nordiques et occidentales », qui ont assimilé le « principe sémitique » (l’Ancien et le Nouveau Testament) et incarné la civilisation. L’aspect principal et premier de ces processus n’est pas la culture : la « grandeur » d’une race résulte de son organisation physique ». Il s’agit d’un « fait physiologique », et il est donc nécessaire « d’étudier la physiologie » pour pouvoir s’orienter correctement dans les conflits du monde historique et politique. « Langage et religion ne constituent pas une nation, une seule chose la constitue : le sang ».
Sur cette question, Losurdo cite Lénine : « Les hommes politiques les plus libéraux et radicaux de la Grande Bretagne se transforment, quand ils deviennent gouverneurs de l’Inde, en véritables Gengis Kahn ». Et dans Le péché originel du 20éme siècle (éditions Aden 2007), il observe :
« L’apartheid évoque les décennies entre les dix-neuvième et vingtième siècles aux Etats-Unis et en Afrique du Sud. La brutalité à l’égard des populations coloniales, théorisée et pratiquée, laisse sa marque. Séparés, soumis aux rapports de travail semi-serviles, souvent lynchés et frappés par la violence des bandes fascistes, les Noirs dans le Sud des Etats-Unis sont assimilés à des « bêtes » ; leurs actes de rébellion contre la white supremacy font même émerger la tentation de la « solution finale de la question noire », comme le claironne le titre d’un livre paru à Boston en 1913. S’ils continuent à être « inutiles ou turbulents » - tonne un autre théoricien de la suprématie blanche - « s’abattra sur eux le destin qui a déjà effacé les indiens de la face de la terre ».
Le sort réservé pendant des siècles aux Indiens et aux Noirs constitue un modèle déclaré pour le fascisme et le nazisme. Encore en 1930, un idéologue de premier plan du nazisme comme Rosenberg exprime son admiration pour l’Amérique de la white supremacy, ce « splendide pays du futur » qui a eu le mérite de formuler l’heureuse « idée nouvelle d’un Etat racial », idée qu’il s’agit maintenant de mettre en pratique, « avec une force juvénile », par l’expulsion et la déportation « des nègres et des jaunes. La tradition coloniale semble exercer une certaine influence sur le sort des juifs. Ceux-ci sont coupables, aux yeux de Hitler, de poursuivre une politique de mélange et d’abâtardissement des races ».
Dans un entretien réalisé en 2016 avec Matteo Gargani, Domenico Losurdo enfonce le clou :
« C’est pourquoi, au cours de l’histoire moderne et contemporaine, les grandes luttes du pouvoir entre forces anticoloniales et coloniales, entre abolitionnisme et esclavage (ou semi-esclavage), tous ont témoigné de la confrontation idéologique du pathos du concept universel d’homme d’une part, et de son déni ou de sa dérision d’autre part. Ils ont témoigné du face-à-face entre humanisme et antihumanisme. Une célèbre affiche de propagande de la campagne abolitionniste montrait un esclave noir enchaîné s’exclamant « Ne suis-je pas un homme et un frère ? »
A la fin du XVIIIème siècle, Toussaint Louverture mène la grande révolution des Noirs esclaves en appelant à « l’adoption absolue du principe qu’aucun homme, né rouge, noir ou blanc, ne peut être la propriété de son semblable » ; aussi modeste que soit leur condition, les hommes ne peuvent être « confondus avec des animaux », comme cela se produit dans le système esclavagiste. De l’autre côté, Napoléon, qui propose de réintroduire la domination coloniale et l’esclavage des Noirs en Haïti, proclame : « Je suis pour les blancs parce que je suis blanc ; je n’ai pas d’autre raison, et celle-là est bonne ».
Environ un siècle plus tard, alors que le système colonial est en pleine apogée, certains parcs publics du sud des Etats-Unis portent la mise en garde : « Entrée interdite aux chiens et aux nègres » ; tandis qu’à Shanghai la concession française défend sa pureté en arborant la pancarte : « Entrée interdite aux chiens et aux chinois ». Faisons un bond en avant de quelques décennies, en pensant aux Noirs et aux colons, l’Américain Lothrop Stoddard élabore pour la première fois la catégorie des sous-hommes dans The Revolt against civilization : The menace of the under man. Le terme fut immédiatement traduit en allemand et Untermensch devint ainsi une clé de voûte de l’idéologie nazie et un cri de ralliement pour la gigantesque contre-révolution déclenchée par le IIIème Reich au nom du colonialisme et de l’esclavage.
A l’opposé, les dirigeants du mouvement communiste dénoncent avec indignation la dissolution du concept universel d’homme. Lénine attire l’attention sur le fait qu’aux yeux de l’Occident, les victimes de l’expansionnisme colonial « ne méritent même pas le nom de peuple » ; en dernière analyse, ils sont exclus de la communauté humaine elle-même. Plus explicite encore est Gramsci, qui dénonce les « surhumains blancs » et souligne que, même pour un philosophe prestigieux (Bergson), « en réalité l’humanité signifie l’Occident ».
Quant à notre époque, considérant « la question plus contemporaine du libéralisme », Losurdo indique dans la Contre-histoire :
« Il ne fait pas de doute que les sociétés libérales présentent aujourd’hui un visage bien différent par rapport à celles du passé. Elles ont su répondre au défi lancé, d’un moment à l’autre, par les exclus, les asservis de la métropole et les esclaves ou demi-esclaves des colonies ou en venant. En même temps, la théorisation de la limitation du pouvoir, la souplesse constitue l’autre grand mérite historique du libéralisme. Tout cela doit être reconnu sans réserve, mais sans s’abandonner au lieu commun aujourd’hui dominant, qui raconte la fable d’un processus spontané d’autocorrection. On pense à la manière dont ont été surmontées les trois grandes clauses d’exclusion (censitaire, raciale et de genre), qui ont longtemps caractérisé la tradition libérale. L’abolition de l’esclavage dans la vague de la guerre de Sécession a coûté aux Etats-Unis plus de victimes que les deux conflits mondiaux mis ensemble. Pour ce qui concerne le monopole des propriétaires sur les droits politiques, c’est le cycle révolutionnaire français qui donné la contribution décisive à son abandon. Enfin, dans de grands pays comme la Russie, l’Allemagne, les Etats-Unis, l’accès des femmes aux droits politiques a comme fond les bouleversements de la guerre et de la révolution des débuts du XXème siècle. Le processus d’émancipation a très souvent une poussée complètement extérieure au monde libéral. On ne peut comprendre l’abolition de l’esclavage dans les colonies anglaises sans la révolution noire de Saint-Domingue regardée avec horreur et souvent combattue par le monde libéral dans son ensemble.
Environ trente ans après, l’institution de l’esclavage est abandonnée même aux Etats-Unis : mais nous savons que les abolitionnistes les plus fervents sont accusés par leurs adversaires d’être influencés ou d’avoir subi la contagion des idées françaises et jacobines. A la brève expérience de démocratie multiraciale, fait suite une longue phase de « dés-émancipation » sous le signe d’une suprématie blanche terroriste. Quand intervient le moment de basculement ? En décembre 1952, le ministre des états-unien de la justice envoie à la Cour Suprême, occupée à discuter la question de l’intégration dans les écoles publiques, une lettre éloquente : « la discrimination raciale apporte de l’eau au moulin de la propagande communiste et suscite des doutes parmi les nations amies à l’intensité de notre dévotion à la foi démocratique » Washington – observe l’historien américain qui reconstruit cette affaire – courait le danger de s’aliéner les « races de couleurs » non seulement en Orient et dans le Tiers-Monde mais aussi au cœur même des Etats-Unis ; même là, la propagande communiste remportait un succès considérable dans sa tentative de gagner les noirs à la « cause révolutionnaire » en faisant s’écrouler en eux la « foi dans les institutions américaines ». A bien regarder, ce qui a mis en crise l’esclavage en premier et ensuite le régime terroriste de la suprématie blanche, ce sont respectivement la révolte de Saint-Domingue et la révolution d’Octobre. L’affirmation d’un principe essentiel sinon du libéralisme, mais tout de même de la démocratie libérale (dans le sens actuel de ce terme), ne peut être pensée sans la contribution décisive des deux chapitres de l’histoire majoritairement haïs par la culture libérale de ce temps.
Enfin, il est nécessaire de reconnaître que, encore de nos jours, la logique qui sous-tend la « démocratie du peuple des seigneurs » est bien loin d’avoir disparu. Le résultat est pourtant sous les yeux de tous : le libéralisme perd son élément de grandeur (l’affirmation même contradictoire de la nécessité de la limitation du pouvoir) pour devenir une idéologie de la guerre et de la domination planétaire ».
Pour résumer, reprenons les propos de Stefano Azzara, dans l’interview de Losurdo qu’il réalise en 2011 :
« La Contre-histoire change en profondeur l’image du libéralisme à laquelle nous sommes habitués. Elle explique que ce dernier, à ses débuts, était en substance une théorie de l’autogouvernement de la societas civilis, en entendant sous ce terme les couches aristocratiques et les couches propriétaires. C’est la confrontation avec la réalité historico-politique – la montée des classes subalternes et le commencement du processus de décolonisation – de même que le conflit avec d’autres traditions philosophiques et politiques, comme le radicalisme et le socialisme, qui a entraîné une mutation en un sens démocratique du libéralisme.
Mais aujourd’hui, au moment où ces traditions antagonistes semblent avoir été défaites, on assiste à une involution du libéralisme lui-même et à un regain d’instances que nous pourrions définir comme protolibérales, instances qui s’avèrent souvent rétives à la démocratie et à l’idée d’égalité, autant à l’intérieur de chaque nation que sur la scène internationale ».
II – Fuir l’histoire
Sur la Révolution d’Octobre de 1917 et l’expérience soviétique, Losurdo affirme :
« Vaut peut-être aussi pour la Révolution bolchévique ce que Quinet (écrivain et historien 1803-1875) a de son temps affirmé pour la Révolution française : « le peuple qui l’a faite n’est pas celui qui en a tiré le plus de profit ».
Cependant, l’objet de Fuir l’histoire ? La révolution russe et la révolution chinoise aujourd’hui consiste à réfuter le refoulement colossal opéré par la gauche et les communistes eux-mêmes concernant l’expérience soviétique et la réalité politique de la Chine populaire.
Domenico Losurdo établit un parallèle voire un rapprochement avec l’événement historique relatif à la seconde destruction du Temple de Jérusalem et du royaume juif par les troupes de Pompée. Ce faisant, il entend éclairer les positions prises à gauche, et chez certains communistes, relatives à l’histoire de la révolution soviétique et ses suites. Lisons plutôt ce passage un peu long mais fort intellectuellement.
« Soixante-dix après Jésus Christ : la révolution nationale juive contre l’impérialisme romain est contrainte de capituler après un encerclement implacable qui avait condamné Jérusalem non seulement à la famine, mais aussi à la désagrégation de tous les rapports sociaux : « Les enfants arrachaient le pain de la bouche de leur père et, ce qui est le plus douloureux, les mères de la bouche de leurs enfants ». Si le siège avait été terrible, les mesures prises pour y faire face l’avaient été tout autant. Sans la moindre pitié on avait infligé la mort aux traîtres et aux déserteurs, réels ou potentiels. Aux suspicions, amplifiées de façon maladive, s’étaient mêlées les fausses accusations souvent proférées par des individus poursuivant des objectifs personnels et ignobles. Les tortures infligées à ceux que l’on soupçonnait d’avoir caché de la nourriture n’avaient épargné ni les vieillards ni les enfants. Mais tout cela n’avait pas servi à rien : au triomphe des Romains correspondait non seulement la mort des chefs et des militants de la révolution nationale, mais aussi l’exil et la diaspora d’un peuple tout entier.
C’est un auteur juif ayant lui-même participé à la lutte de résistance qui rapporte ces détails. Mais désormais passé du côté des vainqueurs, dont il célèbre la magnanimité et l’invincibilité, Joseph – c’est son nom – est devenu Flavius Josèphe, après avoir pris le nom de famille des chefs de guerre qui avaient détruit Jérusalem. Les mésaventures qui concernent les chrétiens sont plus importantes que ce seul changement de camp. A l’origine partie intégrante de la communauté juive, ils ressentent le besoin de déclarer n’avoir rien de commun avec la révolution qui venait d’être matée. Ils continuent de se référer aux textes sacrés, sacrés aussi pour les révolutionnaires vaincus, mais ces derniers sont accusés de les avoir déformés et trahis.
C’est une dialectique que l’on peut suivre de près, surtout à partir de l’Evangile de Marc, écrit immédiatement après la destruction de Jérusalem, une catastrophe prévue par Jésus : « Il ne restera pas pierre sur pierre ». Et l’avènement de Jésus le Messie – disent désormais les chrétiens – a été prophétisé à son tour par Isaïe. La tragédie qui s’est abattue sur le peuple juif n’est pas tant à mettre au compte de l’impérialisme romain. D’une part elle était originairement inscrite dans l’économie divine du salut, de l’autre elle est le résultat d’un processus de dégénérescence interne à la communauté juive. Les révolutionnaires ont eu le tort d’interpréter le message messianique sous l’angle séculier et politique, plutôt que spiritualiste et intimiste : l’horreur et la catastrophe ont été le résultat inévitable de cette déformation et de cette trahison ». Et Losurdo d’affirmer : « En prenant nettement leurs distances avec la révolution nationale juive brisée par l’empire romain, les chrétiens prennent aussi leur distance, de façon tout aussi nette, avec l’action historique et politique en tant que telle.
Gramsci a montré comment des attitudes religieuses (plus ou moins explicites) peuvent apparaître, même dans le monde contemporain, dans le cadre de mouvements d’émancipation des classes subalternes. Prêtons attention à la dialectique qui s’est développée suite à l’écroulement du « socialisme réel ». Laissons de côté ceux qui se sont empressés de monter sur le char des vainqueurs. Concentrons-nous au contraire sur les dégâts et les dévastations spirituelles et politiques que cet écroulement a produits dans certains secteurs du mouvement communiste.
Pareils aux chrétiens de l’Evangile de Marc qui, s’adressant aux vainqueurs Romains, déclaraient n’avoir rien à voir avec la révolution nationale juive qui venait d’être défaite, de nombreux communistes se conduisent de nos jours de la sorte : ils repoussent, dédaigneux, le soupçon qu’un quelconque fil puisse les relier à l’histoire du « socialisme réel » et en réduisant cette dernière à une simple succession d’horreurs, ils espèrent même regagner une crédibilité aux yeux de la bourgeoisie libérale.
Marx a synthétisé la méthodologie du matérialisme historique en affirmant que « les hommes font eux-mêmes leur histoire, mais dans des circonstances qu’ils n’ont pas choisies ». De nos jours, si quelqu’un essaye timidement de rappeler l’état d’exception permanent dans lequel s’est déroulée la période commencée avec la révolution d’Octobre, si quelqu’un essaye d’enquêter concrètement sur les « circonstances » objectives dans lesquelles se situait la tentative de construction d’une société post-capitaliste, voilà que les « communistes » émules de la communauté chrétienne primitive crient au scandale contre l’ignoble tentative « justificationniste ». Pour comprendre l’attitude de ces « communistes », l’Evangile de Marc est, selon notre historien-philosophe, « plus utile que L’idéologie allemande ou Le Manifeste du Parti communiste ».
Aux yeux de ces « communistes », l’encerclement impérialiste du « socialisme réel » et de la révolution socialiste est sans importance, de même que le siège romain de Jérusalem et la révolution nationale juive étaient insignifiants aux yeux de la communauté judéo-chrétienne primitive. Dans cette perspective, s’acharner dans l’enquête historique concrète est fallacieux et immoral : la seule chose qui compte, c’est l’authenticité, la pureté du message de salut.
Loin de ressentir avec douleur la victoire de l’impérialisme romain, la communauté judéo-chrétienne semble se réjouir de la chute et de la destruction de Jérusalem : celle-ci a été prévue par Jésus et il est en tout cas possible, depuis ce moment, de prêcher le message du salut sans les déformations et les trahisons propres à la politique. De façon semblable, de nos jours, de nombreux communistes déclarent avoir éprouvé un sentiment de soulagement et de « libération » avec l’écroulement du « socialisme réel ». Il est enfin possible de revenir au Marx « authentique » et de prêcher l’idée d’un communisme débarrassé des horribles dépôts que l’histoire et la politique ont laissés sur lui ».
Domenico Losurdo précise son propos :
« Le primitivisme religieux de certains « communistes » trouve inutile de s’interroger sur tout cela. Le Jésus issu de la défaite de la révolution nationale juive proclame : « Mon royaume n’est pas de ce monde ». Aujourd’hui, plus que les chrétiens, ce sont les « communistes » qui s’approprient jusqu’au bout ce mot d’ordre !
J’ai comparé l’attitude de certains « communistes » à celle de la communauté judéo-chrétienne. Il faut cependant préciser que le repli intimiste de cette communauté comportait un élément positif : la prise de distance avec une révolution nationale a suscité l’émergence d’une pensée universaliste. En proclamant son extériorité par rapport à une révolution ou à un événement historique qui s’est développé à partir d’un mot d’ordre clairement universaliste, l’actuel repli intimiste a une signification univoque d’involution et de régression. Ce n’est pas une raison pour s’en scandaliser : il est naturel qu’une défaite de proportion historique encourage une attitude de type religieux. Il serait en revanche catastrophique de s’obstiner dans une telle attitude. S’ils ne veulent pas se condamner à l’impuissance et à la subordination, les communistes sont appelés à reconquérir leur capacité de penser et d’agir en termes politiques, même s’il s’agit d’une politique soutenue par un grand idéal ».
Et de prendre, toujours dans Fuir l’histoire, un exemple nous semble-t-il parlant :
« Le coup d’Etat en Algérie a été à l’époque toléré et salué en Occident en disant qu’on aurait ainsi empêché l’instauration d’un régime islamique et obscurantiste qui aurait signifié la fin de toute liberté de conscience et en particulier un recul effroyable de la condition des femmes.
Quelques années auparavant, l’URSS avait justifié de façon semblable son intervention en Afghanistan, en soutien au régime engagé dans un vaste projet de modernisation et dans la lutte contre l’hostilité furieuse du fondamentalisme islamique. Mais dans ce cas, l’Occident avait non seulement crié au scandale mais aussi armé jusqu’aux dents ces mêmes « combattants de la liberté » qui aujourd’hui en Algérie sont taxés de féroces assassins et de délinquants de droit commun. C’est clair : l’état d’exception invoqué dans un cas n’est pas valable dans l’autre ; la violation des règles, considérée comme légitime et sacro-sainte dans un cas, est condamnée comme néfaste dans l’autre ».
Dans la suite, Domenico Losurdo met au clair ce qu’il considère être les apports incontournables de la révolution bolchévique :
« Nous assistons, déclare-t-il lors d’une intervention à la fondation Gabriel Péri en avril 2013, à une contre-révolution dont j’ai déjà défini les éléments politiques centraux ; mais nous ne devons pas oublier que cette contre-révolution se joue aussi au niveau idéologico-culturel. On est en train de réécrire de façon absolument fantaisiste et honteuse l’histoire non seulement de notre pays mais de tout le 20ème siècle.
Et il s’explique sur ce que sont à ses yeux les éléments fondamentaux de cette histoire, affirmant qu’« à partir de la Révolution d’Octobre ont commencé trois gigantesques processus d’émancipation. Le premier est celui qui a investi les peuples coloniaux : à la veille du tournant de 1917, les pays indépendants n’étaient qu’en nombre assez restreint, presque tous situés en Occident. L’Inde était une colonie, la Chine un pays semi-colonial ; toute l’Amérique du Sud était soumise au contrôle de la doctrine Monroe et des USA. L’Afrique avait été partagée entre les diverses puissances coloniales européennes. En Asie, étaient des colonies : l’Indonésie, la Malaisie etc. Le gigantesque processus de décolonisation et d’émancipation qui a mis fin à cette situation a vu sa première impulsion dans la révolution d’Octobre.
Le second processus est celui de l’émancipation des femmes : il est important de se rappeler que le premier pays dans lequel les femmes ont joui de la totalité des droits politiques et électoraux (actifs et passifs) a été la Russie révolutionnaire entre février et octobre 1917. Ce n’est que dans un deuxième temps que sont arrivés à ce même résultat l’Allemagne de la République de Weimar, issue d’une autre révolution, celle de novembre 1918, puis les Etats-Unis. Dans des pays comme l’Italie et la France les femmes n’ont conquis leur émancipation que sur la vague de la Résistance antifasciste.
Le troisième processus, enfin, a été l’effacement de la discrimination censitaire qui, en matière de droits politiques, continuait à discriminer négativement les masses populaires : dans l’Italie libérale et des Savoie, au lieu d’être élu par le bas, le Sénat était un apanage de la grande bourgeoisie et de l’aristocratie. La discrimination censitaire se faisait sentir aussi en Angleterre, et pas seulement par la présence de la Chambre des lords ; en 1948 encore, il y avait 500 000 personnes qui jouissaient du vote pluriel et donc de la faculté de voter plusieurs fois : elles étaient considérées comme plus intelligentes (bien sûr, il s’agissait de riches de sexe masculin).
Pour conclure, au cours du 20ème siècle s’est développé sur trois fronts un gigantesque processus d’émancipation qui est parti de la révolution d’Octobre et de la lutte contre la guerre et le carnage du premier conflit mondial. Tout ceci est à présent oublié et refoulé à un point tel que dans l’idéologie aujourd’hui dominante, l’histoire du communisme devient l’histoire de l’horreur ».
Or, pour Domenico Losurdo, sans le dépassement des trois grandes discriminations, point de démocratie.
A ce sujet, à la question que je lui posais lors de la Fête de l’humanité 2013, il répondait :
« Avant octobre 1917, il n’y avait pas de démocratie, même en Occident, c’était le règne des trois grandes discriminations, envers les femmes, les classes subalternes, les peuples coloniaux et selon l’origine sociale ».
Puis à la question suivante :
« Vous écrivez dans ce livre : « Dans sa rigueur et même dans son radicalisme, l’autocritique exprime la conscience de la nécessité de faire ses comptes jusqu’au bout avec sa propre histoire l’autophobie est une fuite lâche devant cette histoire et devant la réalité, de la lutte idéologique et culturelle toujours brûlante. Si l’autocritique est le présupposé de la reconstruction de l’identité communiste, l’autophobie est synonyme de capitulation et de renonciation à une identité autonome. N’est-ce pas un peu sévère ça, pour les communistes » ?
Domenico Losurdo répond alors : « Je suis pour l’autocritique la plus impitoyable, je l’ai dit. Pourquoi l’autophobie, la haine de soi, la honte de leur histoire, qu’éprouvent beaucoup de communistes, n’ont-t-elles pas de sens ? Je vais maintenant parler en tant qu’historien et je vous appelle à réfléchir avec moi par exemple sur l’histoire de la démocratie. Avec ce terme démocratie, nous pouvons entendre beaucoup de choses, mais tout au moins, tout le monde est aujourd’hui d’accord que nous pouvons parler de démocratie s’il y a le suffrage universel, c’est-à-dire que chaque individu peut participer aux élections et peut même être élu sans discrimination de sexe, de classe et de race.
D’où cette question : pouvons-nous comprendre l’avènement de la démocratie sans la contribution des communistes ? Comme historien, je réponds non. Je m’explique. La révolution d’Octobre a contribué à éliminer les trois grandes discriminations : contre les pauvres, contre les femmes, contre les races soi-disant inférieures.
Prenons la première : la discrimination contre les pauvres, la discrimination censitaire. Cette discrimination censitaire était dépassée en France mais dans un pays classique de tradition libérale, l’Angleterre, cette discrimination censitaire était encore présente au moment de la révolution d’Octobre. Les couches les plus pauvres étaient encore exclues du droit électoral, et pour ce qui concerne la Chambre Haute, la Chambre des Lords, on sait qu’elle était le monopole de l’aristocratie et de la grande bourgeoisie. Cela vaut même pour l’Italie libérale avant l’avènement du fascisme. Donc, pour ce qui concerne le dépassement de la discrimination censitaire, ce dépassement dans beaucoup de pays, par exemple l’Angleterre, s’est fait avec la contribution du mouvement communiste.
Prenons la deuxième grande discrimination, la discrimination contre les femmes. Tout le monde sait qu’avant la Révolution russe les femmes ne jouissaient pas des droits électoraux. Entre février et octobre, la révolution russe est la première évolution qui établit le principe que les femmes doivent accéder aux droits politiques, un principe qui n’avait pas été reconnu par les libéraux. Et pour cette raison, en février, la révolution russe est déjà considérée par Gramsci comme une révolution prolétaire.
Prenons enfin la troisième grande discrimination, la discrimination raciale. Dans ce cas, la contribution de la révolution d’Octobre, celle du mouvement communiste a été décisive. D’abord parce que presque toute la planète était la propriété privée des grandes puissances impériales et impérialistes.
La discrimination raciale se présentait sous une double forme : considérés comme indignes de se constituer en Etat national indépendant, les peuples coloniaux étaient sous la domination absolue des grandes puissances. Et, dans un pays comme les Etats-Unis, les Afro-Américaines étaient exclues des droits politiques (et parfois même civiques). Le dépassement de la discrimination sous ces deux aspects ne peut être pensé sans le chapitre d’histoire ouverte par Octobre 1917.
Et même à l’intérieur des Etats-Unis, on le sait, les Noirs ne pouvaient pas voter.
Dans mes livres, je cite un épisode significatif. Nous sommes dans l’année 1952 aux Etats-Unis.
Dans les écoles, les transports, il y a encore la discrimination raciale, il y a un recours à la Cour Suprême. On invite la Cour Suprême à déclarer l’inconstitutionnalité des lois de discrimination, de ségrégation contre les Noirs dans le sud des Etats-Unis. Comme la Cour Suprême américaine a des doutes, l’administration Truman, en l’occurrence le ministre de la justice des Etats-Unis, lui écrit en substance : « Vous devez absolument déclarer l’inconstitutionnalité des lois qui établissent la ségrégation contre les Noirs, sinon cela va profiter à l’Union Soviétique et au mouvement communiste dans le tiers-monde et dans le monde colonial ». Il y a là la reconnaissance que le défi de l’Union soviétique et du mouvement contre le colonialisme a joué un rôle décisif, notamment pour le dépassement de la discrimination raciale dans l’Occident et dans son pays-guide, les Etats-Unis.
Nous ne pouvons donc pas comprendre l’avènement de la démocratie sans la contribution des communistes. De plus, aujourd’hui, par démocratie nous entendons aussi les droits économiques et sociaux, c’est-à-dire le droit à la santé et le droit à l’éducation, etc., etc. A ce propos, je voudrais citer un auteur célèbre, Hayek, qui a été prix Nobel pour l’économie et qui était le conseiller économique du Président américain conservateur et réactionnaire Reagan. Il polémique farouchement sur ce thème : les droits économiques et sociaux, écrit-il, sont l’invention ruineuse de la révolution marxiste. Cette critique est l’éloge le plus éloquent qu’on puisse faire de la révolution d’Octobre ».
Toujours sur le même sujet, dans une partie intitulée sous forme de question : « Une histoire dont il faudrait seulement avoir honte ? », Losurdo écrit :
« La gestion du pouvoir par Lénine et Staline n’est pas un chapitre de l’histoire dont les communistes doivent seulement avoir honte, comme le prétendent les partisans d’un fantomatique (et antimarxiste) « retour à Marx ».
Et il ose rappeler que la signification historique de la révolution d’Octobre et du tournant opéré par Lénine a été synthétisée en 1924 par Staline dans les termes suivants :
« Auparavant, la question nationale se réduisait habituellement à un nombre de problèmes restreints qui concernaient généralement les nations « civilisées ». Irlandais, Hongrois, Polonais, Finlandais, Serbes et d’autres nationalités d’Europe : c’était le groupe des peuples, privés de l’égalité des droits, dont le sort intéressait les héros de la Deuxième Internationale. Des dizaines et des centaines de millions d’hommes appartenant aux peuples d’Asie et d’Afrique, qui subissaient le joug national sous ses formes les plus brutales et les plus féroces, n’étaient habituellement pas pris en considération. On ne se décidait pas à mettre sur le même plan blancs et noirs, « civilisés » et « non-civilisés ». Le léninisme a démasqué cette disparité scandaleuse ; il a abattu la barrière qui séparait les blancs et les noirs, les Européens et les Asiatiques, les esclaves de l’impérialisme « civilisés » et les « non-civilisés », liant de cette façon, le problème national au problème des colonies ».
Dans l’entretien avec Stefano Azzarà déjà cité, il revient sur le refoulement idéologique à gauche en ces termes :
« Sur plan historique, la gauche a perdu toute autonomie réelle, elle a pour l’essentiel emprunté aux vainqueurs leur bilan historique du XXème siècle. On peut repérer deux points centraux dans ce bilan : pour une très grande part de son histoire, la Russie soviétique est le pays de l’horreur et même de la folie criminelle. En ce qui concerne la Chine, le prodigieux développement économique qui se produit à partir de la fin des années 1970 n’a rien à voir avec le socialisme mais s’explique seulement par la conversion du grand pays asiatique au capitalisme. A partir de ces deux fondamentaux, toute tentative pour construire une société post-capitaliste est l’objet d’une totale liquidation et même de criminalisation, et l’unique salut possible consiste dans la défense ou dans la restauration du capitalisme. Il est paradoxal que la gauche, y compris la gauche « radicale », bien qu’avec des nuances et des jugements de valeur parfois différents, souscrivent à ce bilan ».
Dans le même temps, Losurdo n’élude pas les horreurs du communisme :
« Les pages terribles du communisme sont incompréhensibles si on les détache des pages terribles de l’histoire qui les précède ou même contemporaines ».
C’est dans Le Péché originel du XXème siècle (éditions Aden 2007) que Losurdo dispute avec les auteurs du Livre noir du communisme (1997), auteurs qui tracent un trait d’égalité entre nazisme et communisme, génocide racial (la tradition coloniale est refoulée) et génocide de classe. Il y écrit :
« Naturellement, l’état d’exception permanent n’est pas seulement une donnée objective, dans le nazisme, celui-ci est aussi le résultat d’un programme politique qui, avec son aspiration à la domination planétaire, finit par rendre permanent l’état de guerre. On peut avancer des considérations analogues pour le communisme : quand celui-ci poursuit comme une obsession l’utopie d’une société débarrassée de toute contradiction, il finit par produire une sorte de révolution et de guerre civile permanente (c’est ce qui se vérifie surtout au cours de la « révolution culturelle » chinoise et du communisme de guerre). De ce point de vue aussi, la comparaison est pleinement légitime.
Et pourtant, d’un autre côté, le rapprochement entre Union soviétique et Allemagne hitlérienne est une sottise. Dans le premier cas, le totalitarisme est le résultat de l’intrication de la guerre totale (imposée de l’extérieur), de la révolution et de la guerre civile permanente (à laquelle contribue largement l’idéologie communiste). Il va de soi que le Troisième Reich n’est pas non plus réductible à un simple épisode de criminalité commune. Dans ce cas (le cas hitlérien), nous voyons converger trois processus historiques : la logique de la guerre totale poussée à l’extrême par une ambition impérialiste démesurée ; l’héritage de la tradition coloniale, dont la brutalité connaît une radicalisation ultérieure du fait de la tentative de renvoyer à la condition de tribus primitives des peuples d’ancienne civilisation placés au cœur même de l’Europe ; le thème de la révolution comme complot, qui induit Hitler à identifier dans les juifs les artisans secrets de l’octobre bolchévique et à rechercher dans l’anéantissement du virus judaïque le salut de l’Allemagne et de l’Europe devant le péril bolchevique et asiatique. Il est à peine besoin de noter que, bien loin de renvoyer à la révolution d’Octobre, ces processus historiques et ces motifs idéologiques renvoient au monde contre lequel celle-ci (la révolution d’Octobre) a voulu s’insurger. »
Il rappelle que Boukharine met en garde contre le « nouveau Léviathan, devant lequel la fantaisie de Thomas Hobbes semble un jeu d’enfant ».
En effet, le révolutionnaire russe trace un tableau précis et impressionnant du super-Léviathan qui finira par prendre corps dans l’Etat dont il sera le dirigeant puis la victime. Le totalitarisme atteint son achèvement dans deux pays placés au centre de la Seconde Guerre de Trente ans. En ce sens, nous dit Losurdo, la comparaison entre bolchevisme et nazisme non seulement est juste mais constitue un passage obligé.
« La diffusion des aspects les plus typiques du totalitarisme dans les pays les plus divers éclaircit un point essentiel : plus que dans une idéologie déterminée, sa genèse doit être recherchée dans la guerre. On peut tenter une définition : le totalitarisme est le régime politique correspondant à la guerre totale, une guerre qui tend au contrôle total des comportements et des idées non seulement de la population combattante mais aussi de la population de l’arrière et de la société civile en tant que telle. Il va de soi que ce nouveau régime politique se présente sous des modalités également assez différentes selon la situation géopolitique objective, la tradition politique et l’idéologie qui interviennent au jour le jour ».
Attardons-nous sur la lecture psychopathologique de l’histoire ou même du présent.
Comme Antonio Gramsci, Losurdo observe une dérive psychologisante dans la lecture de l’Histoire. C’est en effet Gramsci qui avance que « liquider le passé comme irrationnel et monstrueux signifie réduire l’histoire à une suite grotesque de meurtres »
Toujours dans Le péché originel, son auteur énonce :
« Il vaut aussi la peine de noter que le diagnostic psychopathologique prend régulièrement pour cible les champions de la révolution, jamais ceux de la guerre. Les fous sont Robespierre et les Jacobins, mais pas les Girondins fauteurs de la guerre, dont les conséquences dévastatrices pour la liberté civile et politique sont dénoncées de façon anticipée et avec une grande lucidité justement par Robespierre. Les fous sont les bolcheviques qui invoquent la révolution pour mettre fin à la boucherie de la première guerre mondiale, pas ceux qui, en prolongeant la participation de la Russie à cette boucherie, n’hésitent pas à sacrifier des millions de personnes et à provoquer dans le pays une crise politique, économique et sociale aux proportions épouvantables. Plus encore, la Première Guerre mondiale est saluée non seulement en Russie mais dans tout l’Occident comme un moment de régénérescence spirituelle exaltante, et les plus grands intellectuels de l’époque s’engagent dans cette œuvre de célébration et de transfiguration ! »
« Reste le fait, constate Losurdo, que la Révolution d’octobre n’a pas atteint les objectifs qu’elle avait poursuivis et proclamés ? » qui ajoute « Les régimes nés sur la vague de la révolution bolchévique n’ont pas su se mesurer concrètement à cet Occident qu’ils avaient eux-mêmes contribué à modifier en profondeur ».
Quelles en sont les raisons ? Au sujet de l’URSS, l’auteur de Fuir l’histoire expose le point de vue suivant :
« La toute-puissance multi-médiatique des Etats-Unis n’est cependant pas l’aspect principal. Pendant les années 1950 (caractérisées, comme nous l’avons vu, par des rythmes de développement économique assez prometteurs pour l’URSS), Khrouchtchev proclamait à la fois l’objectif du communisme et celui du dépassement des Etats-Unis : à ce moment-là, le « socialisme réel » était idéologiquement à l’offensive, si bien que dans le domaine de l’histoire et de la philosophie de l’histoire, les jours du capitalisme semblaient déjà comptés. Les années et les décennies qui ont suivi ont montré le caractère irréaliste de cette vision. L’Union Soviétique, obligée de revoir drastiquement à la baisse ses ambitions, s’avéra incapable de tracer un bilan de sa propre histoire et de repenser profondément sa propre idéologie : ses dirigeants continuèrent d’affirmer qu’ils avançaient vers la réalisation d’un communisme conçu d’une façon fantasmatique, comme l’est souvent la définition du communisme qui nous a été donnée par Marx et Engels. Selon L’idéologie allemande, le communisme produirait une situation où chaque individu aurait la possibilité « de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de pratiquer l’élevage le soir, de faire de la critique après le repas selon son bon plaisir sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique ».
Si nous acceptions une telle définition alors le communisme présuppose un développement des forces productives si prodigieux qu’il serait capable d’effacer les problèmes et les conflits relatifs à la distribution de la richesse sociale et dont relatifs au travail, à la mesure et au contrôle du travail nécessaire à la production ».
A ce propos, souvenons-nous de Gramsci s’exprimant sur les débuts de l’Union Soviétique : « Ce sera au début le collectivisme de la misère, de la souffrance ». Stade inévitable qui devrait être dépassé « le plus rapidement possible ». Ce qui fait dire à Losurdo, dans L’Humanité du 22 mars 2013 :
« Loin de se réduire à la répartition égalitaire de la misère, le socialisme exigeait le développement des forces productives. C’est pour obtenir ce résultat que Lénine introduit la nouvelle politique économique (NEP) ».
Lénine n’hésitait pas, en effet, à affirmer : « Comparé aux nations avancées, le Russe travaille mal… Apprendre à travailler, voilà la tâche que le pouvoir des Soviets doit poser au peuple dans toute son ampleur » tandis que Boukharine assurait : « Nous avons besoin d’additionner l’américanisme au marxisme » et que Staline observait quant à lui : « S’ils veulent (les cadres bolchéviques) être à la hauteur des principes du Léninisme, ils doivent mêler l’élan révolutionnaire russe à l’esprit pratique américain ».
Dans Fuir l’histoire, Losurdo poursuit son propos sur l’URSS :
« Dans une telle configuration, le communisme semble présupposer la disparition non seulement de l’Etat et de la division du travail mais aussi du travail lui-même. La dissolution, en dernière instance, de toute forme de pouvoir et d’obligation. Des décennies d’une expérience historique très riche auraient dû encourager une nouvelle réflexion globale sur ces thèmes et sur ces problèmes : en réalité, on n’est guère allé au-delà des efforts de Lénine pour reformuler la théorie de la révolution socialiste et prendre acte, d’une manière ou d’une autre, de la durée et de la complexité de la transition. Une nouvelle réflexion radicale (absolument nécessaire) de la théorie du socialisme et du communisme, de la société post-capitaliste dans son ensemble n’a pas été amorcée.
Au fur et à mesure que l’objectif du communisme se dissolvait dans un avenir toujours plus lointain et improbable, le « socialisme réel » finissait par paraître dépourvu de toute légitimation. Une nomenklatura qui devenait toujours plus autocratique, toujours plus pourrie et corrompue ne pouvait certainement pas jouir de la légitimation désormais universelle à notre époque, celle qui se réfère à la démocratie et à la souveraineté populaire. De plus, le « socialisme réel », à travers ses propres réalisations, minait les fondements de sa propre existence : l’univers concentrationnaire devenait de plus en plus intolérable dans une société civile qui augmentait grâce à la scolarisation de masse, à la diffusion de la culture et d’un minimum de sécurité sociale.
Au moment où les difficultés internes au « camp socialiste » apparaissaient plus évidentes, les rythmes du développement économique subissaient un ralentissement et la thèse de la philosophie de l’histoire relative à la crise inévitable (et imminente) du capitalisme entrait de plus en plus en crise. Au moment où la base du consensus se réduisait et où le lourd appareil répressif était perçu avec une intolérance grandissante, les dirigeants soviétiques répétaient avec lassitude leurs litanies sur l’avènement du communisme conçu de la façon fantasmatique dont nous avons parlé. Ces litanies influaient à leur tour de façon très négative sur l’économie. Les retards et les déséquilibres désormais évidents rendaient nécessaires des interventions énergiques pour stimuler la productivité du travail. Mais la solution de ce problème n’était certainement facilitée ni par la vision selon laquelle on était en train d’avancer vers un communisme conçu comme une oisiveté généralisée, ni par le climat idéologique ambiant qui visait à taxer de « restauration du capitalisme » toute tentative de rationalisation du processus de production. Si c’est un collapsus qui s’est produit en Europe orientale, celui-ci était bien plus idéologique qu’économique ».
Outre l’aspect local, propre à la mentalité russe, Domenico Losurdo met l’accent sur l’idéologique plutôt que sur l’économique. Ce sera le sujet de notre troisième partie :
« D’autre part, il convient de réfléchir sur une thèse très célèbre de Lénine qui assure « Sans théorie révolutionnaire pas de révolution ». Le Parti bolchévique possédait certes une théorie pour la conquête du pouvoir, mais si on entend par révolution, au-delà de la démolition de l’ancien système, la construction d’un système nouveau, alors les bolchéviques et le mouvement communiste étaient nettement dépourvus d’une théorie révolutionnaire. L’attente eschatologique d’une société parfaitement réconciliée avec elle-même et sans contradictions et conflits de tout genre ne peut être considérée comme une théorie de la société post-capitaliste à construire. Nous devons prendre acte d’une grave lacune. Ni le retour à Marx ni à d’autres classiques ne servira à la combler. C’est une tâche nouvelle d’une difficulté extraordinaire mais absolument incontournable ».
Pour résumer et avant de passer à cette dernière partie, écoutons enfin ce que disait et de l’URSS et de la Chine, Domenico Losurdo en 2017 :
« Si nous analysons les 15 premières années de la Russie soviétique, nous voyons trois expériences sociales. La première expérience, basée sur l’égale répartition de la pauvreté, suggère « l’ascétisme universel » et « l’égalitarisme brut » critiqués par Le Manifeste communiste. Nous pouvons maintenant comprendre la décision de passer à la nouvelle politique économique de Lénine, souvent interprétée comme un retour au capitalisme. La menace croissante de guerre a poussé Staline à une collectivisation économique radicale. La troisième expérience a produit un Etat-providence très avancé mais s’est soldée par un échec : dans les dernières années de l’Union soviétique, cela s’est caractérisé par un absentéisme massif et un désengagement au travail ; la productivité a stagné, et il est devenu difficile de trouver une application du principe qui, selon Marx, devrait présider au socialisme – la rémunération en fonction de la quantité et de la qualité du travail fourni.
L’histoire de la Chine est différente : Mao pensait que, contrairement au « capital politique », le capital économique de la bourgeoisie ne devait pas être soumis à une expropriation totale, du moins jusqu’à ce qu’il puisse servir au développement de l’économie nationale. Après la tragédie du Grand Bond en avant et de la Révolution culturelle, il a fallu que Deng Xiaoping souligne que le socialisme implique le développement des forces productives. Le socialisme de marché chinois a obtenu un succès extraordinaire. »
III – Communisme et lutte des classes
S’agissant du devenir du combat communiste, Losurdo évoque la France en rappelant que « le cycle de la Révolution bourgeoise embrasse une période qui va de 1789 à 1871 ». Et il ajoute « le passage du capitalisme à la « société réglementée », c’est-à-dire au communisme, durera probablement des siècles ».
« Le défi communiste a joué un rôle essentiel dans le dépassement du régime de la suprématie blanche ». Mais encore ? Est-on en droit de se demander.
Dans Le péché originel, son auteur pose la question de la démocratie aujourd’hui :
« Bien loin de s’être affirmée, sans la contribution du mouvement communiste, on peut se demander si la démocratie résistera à l’amoindrissement de son défi » ?
Et d’égrener : « Démantèlement de l’Etat social, droits économiques et sociaux rayés du catalogue des droits de l’homme dans le néolibéralisme ».
Sans oublier les menaces contre la paix évoquées par Edgar Morin au début de cette intervention.
Que nous dit Losurdo ?
Ceci :
« Je vais combattre, continuer à combattre l’idéologie dominante. Parce que l’idéologie dominante, c’est une manipulation de l’histoire, et une manipulation de l’histoire qui est un obstacle au processus d’émancipation. Et de l’autre côté, je crois que nous devons repenser le processus d’émancipation. »
Attachons-nous à la seconde recommandation, faite à partir du constat contradictoire qu’il établit :
« Dans ce contexte, nous devons fixer notre attention sur l’extinction de l’Etat, de la religion, du marché, de toute forme division du travail. Cette utopie, dans laquelle l’espérance d’extirper une fois pour toutes les racines de l’horreur apparue au cours du premier conflit mondial trouve aussi une expression exaltée, n’a pas résisté à l’épreuve du réel, et cependant, sans le mouvement historique qui en a tiré son inspiration, on ne peut rien comprendre à la démocratie contemporaine ! ».
Lors de la fête de L’Humanité 2013, j’avançais dans une rencontre avec lui :
« Fidel Castro dresse un bilan assez significatif de la défaite du socialisme « réel » et du mouvement communiste. « Nous socialistes, dit-il, nous avons commis une erreur en sous-évaluant la force du nationalisme et de la religion ». Dans votre Gramsci, vous dites que la première erreur a porté sur la nation. C’est vrai que c’est presque devenu un gros mot de parler de la nation et que depuis 20 ans la droite et l’extrême droite l’ont repris à leur compte alors que le mouvement communiste a été, de mon point de vue, assez faible sur ce plan ?
Autre réflexion fondamentale, celle qui porte sur l’Etat. Vous citez Gramsci qui dit « qu’il n’existe pas de société, sinon dans un Etat source et fin de tout droit et de tout devoir qui est une garantie de permanence et de succès pour toute activité sociale ». Gramsci ne se borne pas à mettre en doute ou à reformuler la thèse de l’extinction de l’Etat, donc de Marx, d’Engels, il ajoute dans la dialectique des idées, « c’est l’anarchie qui continue le libéralisme, non le socialisme » en effet « toute la tradition libérale est contre l’Etat » et « la concurrence est l’ennemi implacable de l’Etat ». Donc, nation, religion, Etat, vous dites en quelque sorte qu’il serait peut-être temps que les communistes remettent les pendules à l’heure et commencent à réinvestir ces notions-là pour les retravailler.
Et Domenico Losurdo de répondre :
« D’abord un rapide éclairage historique. 1948, la rupture entre l’Union soviétique et la Yougoslavie. 1956, presque la guerre entre l’Union soviétique et la Chine 1979, guerre entre le Cambodge et le Vietnam, entre le Vietnam et la Chine. Il y a quelque chose de commun entre ces crises qui ont provoqué le discrédit du mouvement communiste, du socialisme réel. Je crois que c’est la question nationale. On avait l’illusion qu’après l’écroulement du capitalisme, les rapports entre les nations qui faisaient référence au socialisme, seraient des rapports simples, alors même que ces rapports sont complexes. Le socialisme donne des conditions plus favorables pour établir l’amitié entre les nations mais l’Etat national, la nation est toujours un individu, et il y a des problèmes de rapports entre les individus.
Je crois que nous devons rappeler que Lénine aimait faire référence à la thèse d’Hegel selon laquelle l’universel n’est véritablement universel que s’il est en mesure de respecter les particularités. Lénine y voyait une formule magnifique pour ce qui concerne l’internationalisme : l’internationalisme n’est pas l’effacement de la particularité nationale, l’internationalisme est un universalisme qui est en mesure de respecter les particularités tout comme l’universalisme entre les hommes et les femmes n’est pas le mépris de la différence ou négliger la différence, mais le respect de la différence. Nous devons avoir une vision de l’universel plus mûre. »
Concernant la question nationale, permettez-moi de rappeler ce que déclarait par exemple Mao en 1938 au sujet de la lutte menée contre le Japon : « la lutte des classes prend la forme de la lutte nationale » et en septembre 1949, un mois avant la proclamation de la République Populaire de Chine, il lançait : « Notre nation ne sera plus une nation soumise à l’injure et à l’humiliation. Nous nous sommes levés. L’ère où le peuple chinois était considéré comme barbare est désormais révolu ! ».
Et enfin, lorsqu’il a été condamné par le Tribunal militaire à 20 ans de prison en 1928, Antonio Gramsci lance à ses juges : « Vous causez la destruction de la nation italienne. Nous, les communistes, allons la reconstruire ».
S’agissant de la question de l’Etat et de la démocratie, Losurdo s’expliquait lors de la Fête de L’Humanité de 2013 : « Quelle a été une des tragédies de l’Union soviétique ? Après la fondation de la Russie soviétique, il y a eu débat entre ceux qui voulaient établir une constitution et ceux, nombreux, qui considéraient la constitution comme une idée bourgeoise parce que constitution implique Etat et que l’Etat est destiné à disparaître. Cette idée de disparition de l’Etat n’a pas développé la démocratie. Au contraire, je pense qu’elle a été un obstacle au développement de la démocratie.
Quelque chose de semblable s’est passé pendant la Révolution culturelle en Chine l’idée d’une liberté établie par la loi a été combattue comme quelque chose de formel et au nom de l’idée que les lois et l’Etat sont destinés à disparaître.
Pour comprendre la tragédie qui a empêché le développement de la démocratie dans l’Union soviétique, nous devons tenir compte de deux facteurs. Le premier facteur fut l’état d’exception, c’est-à-dire la lutte, la guerre ouverte ou latente de l’impérialisme contre l’Union soviétique, facteur que nous ne devons jamais oublier. L’autre facteur c’est une vision messianique de la société post-capitaliste. Cette vision messianique, cette « utopie abstraite », a prolongé et rendu plus aigu l’état d’exception. Cela m’amène à une réflexion générale sur le marxisme : pourquoi l’idée de disparation de l’Etat n’est-elle pas convaincante ? D’abord, les formulations utilisées par Marx sont diverses. Parfois Marx parle de disparition de l’Etat, parfois il parle de disparition de l’Etat dans sa forme politique actuelle. Ce sont deux formulations tout à fait différentes. Donc, il y a déjà des doutes chez Marx et chez Engels. Et Marx s’interroge également sur les fonctions de l’Etat bourgeois. Il en voit deux, d’une part celle d’un Etat de classe, dans le but d’établir la dictature et l’exploitation de la classe privilégiée contre les classes opprimées, d’autre part, « l’autre fonction, écrit-il, est la garantie réciproque entre les individus, dans ce cas non plus les individus de la classe dominante mais les individus de la société unifiée, de l’humanité unifiée.
Donc, la question des garanties réciproques entre les individus demeure et Gramsci est un penseur important parce qu’il l’a compris. A son propos, je veux relever un fait significatif. Immédiatement après la victoire de la révolution d’Octobre, polémiquant avec les bourgeois qui dénigraient Lénine et les bolchéviques, il déclare que Lénine et les bolchéviques ont surtout eu le mérite de sauver la nation russe d’une crise épouvantable. Et savez-vous dans quel terme il parle de Lénine ? Il voit en lui « le plus grand homme d’Etat du XXème siècle. Gramsci avait parfaitement raison ».
Gramsci fait même une autre considération. Pour lui, le lien de la domination, le lieu de l’oppression n’est pas seulement, et pas essentiellement, l’Etat, mais la société civile. Je veux citer à ce propos le Manifeste du parti communiste. Lorsque Marx parle de l’usine capitaliste, il dit que dans l’usine capitaliste il y a le despotisme du maître contre les ouvriers, ce despotisme qui ne se développe pas seulement ou pas surtout au niveau de l’Etat, se développe au niveau de la société civile. Lorsque l’Etat anglais, l’Etat bourgeois anglais est contraint par la classe ouvrière anglaise à prendre des mesures pour limiter la durée de travail dans les fabriques, le travail des enfants, le travail des femmes, que disaient les propriétaires d’usines ? Ils disaient que l’Etat ne devait pas se mêler dans cette affaire privée, ils disaient même que les bureaucrates qui étaient envoyés, les dirigeants, les inspecteurs qui étaient envoyés par l’Etat étaient comme les jacobins ».
Sur l’Etat toujours, il écrivait encore dans un article de 1997, « Avec Gramsci, par-delà Marx et par de-là Gramsci » :
« Bien que compréhensible dans sa genèse historique et psychologique, la thèse de l’extinction de l’Etat semble déboucher sur la vision eschatologique d’une société dépourvue de conflits et par conséquent n’ayant pas besoin de normes juridiques capables de les limiter ou de les règlementer
Evidemment, il ne faut pas perdre de vue l’encerclement impérialiste. Mais à la donnée objective se mêle une limite subjective considérable due à la formation politique et culturelle des dirigeants bolcheviques. Chez ces derniers, comme chez Marx et Engels, le problème de la démocratie se présente parfois avec force mais se dissout immédiatement. Et cela parce que selon la théorie qu’ils professaient, avec le dépassement des antagonismes de classe et des classes sociales, l’Etat et donc la démocratie (elle-même forme d’Etat) étaient voués à s’éteindre.
Derrière la thèse, ou plutôt l’illusion de Marx et d’Engels, il y a un bilan historique dramatique ».
Et il poursuivait :
« Et Gramsci fait enfin une autre considération fondamentale. Il dit que la société civile est elle-même une forme d’Etat. Donc, même si nous imaginons l’absorption de l’Etat dans la société civile, cette dernière est déjà une forme d’Etat. Si nous prenons par exemple les choses les plus terribles qui se sont passées aux Etats-Unis contre les Noirs et contre les Peaux-Rouges, les mesures les plus terribles avant d’être prises par l’Etat ont été prises par la société civile sous l’hégémonie des propriétaires d’esclaves ou des propriétaires fonciers qui voulaient déposséder les Peaux-Rouges.
En même temps que je polémique contre l’autophobie, contre la haine de soi des communistes, que je revendique la grandeur universelle du mouvement qui a commencé avec la révolution d’Octobre, je dis que nous devons nous rénover. Si nous prenons la vision que Marx a de la société communiste, il y a la disparition de l’Etat, il y a la disparition de la nation, la disparition de la religion, peut-être la disparition du marché, et il y avait beaucoup de marxistes qui évoquaient la disparition de l’argent. Selon moi, il y a la disparition de trop de choses ! C’est une vision messianique, utopique, que nous devons critiquer et le grand mérite d’Antonio Gramsci, je le répète, a été de penser une émancipation radicale, très radicale, qui cependant n’est pas la fin de l’histoire. Tel est mon programme théorique politique ».
S’agissant à présent de la lutte des classes, Losurdo opte pour ce qu’il nomme une lutte des classes plurielle.
Dans un entretien avec Matteo Gargani, en 2016, il pose la question pour aussitôt commenter :
« Est-il vrai que « Marx et Engels privilégient la lutte des classes entre le prolétariat et la bourgeoisie » ? En fait, dans leurs œuvres, une large place est consacrée à la question nationale en Pologne et en Irlande, et à la question coloniale. C’est précisément leur réflexion sur ces questions qui suscite des conclusions théoriques d’une grande importante : « Un peuple qui en opprime un autre ne peut s’émanciper ». Et encore : « La profonde hypocrisie et la barbarie inhérente à la civilisation bourgeoise se dévoilent sous nos yeux, se détournant de sa patrie, où elle prend des formes respectables, vers les colonies, où elle va nue ».
« La lecture habituelle de la lutte des classes est réductrice » nous dit Losurdo. Et il y consacre un ouvrage « La lutte des classes, une histoire politique et philosophique » où l’on voit que son approche participe à répondre à ce qu’on appelle aujourd’hui l’intersectionnalité. C’est l’ordre dominant que la lutte des classes est appelée à renverser. Il y affirme que « Marx et Engels n’ont pas développé un cadre théorique complet pour cette lecture plurielle des luttes des classes, alors qu’ils rompaient avec la lecture binaire du conflit social, ils n’ont jamais complètement réalisé cette rupture ».
Lors d’un entretien réalisé en 2011 avec Tian Shigang, à la question : « Votre discours semble donc partir avant tout d’une nouvelle lecture du legs de Marx et d’Engels ? », Losurdo répond :
« Ma lecture de Marx et Engels peut étonner mais relisons Le Manifeste du parti communiste : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes », et elles prennent des « formes différentes ». Le recours au pluriel laisse entendre que la lutte entre prolétariat et bourgeoisie ou entre travail salarié et classes propriétaires n’est qu’une des luttes de classe. Il y a aussi la lutte de classe d’une nation qui se débarrasse de l’exploitation et de l’oppression coloniale. Sans oublier, enfin, un point sur lequel Engels insiste particulièrement : « la première oppression de classe coïncide avec celle du sexe féminin par le sexe masculin » ; dans le cadre de la famille traditionnelle « la femme représente la prolétariat ». Nous sommes donc en présence de trois grandes luttes de classe : les exploités et les opprimés sont appelés à modifier radicalement la division du travail et les rapports d’exploitation et d’oppression qui subsistent au niveau international, dans un pays singulier et dans le cadre de la famille.
C’est un discours qui va loin, mais qui avant tout peut nous aider à avoir une nouvelle lecture du passé.
Ça n’est pas de cette façon que nous pourrons comprendre le siècle qui vient de se terminer. Aujourd’hui, un historien britannique de grand succès, Niall Ferguson, écrit que dans la grande crise historique de la première moitié du XXème siècle, la « lutte des classes », et même les « présumées hostilités entre le prolétariat et la bourgeoisie » ont joué un rôle très modeste ; « les divisions ethniques » auraient été bien plus importantes. Sauf que, dans ce type d’argumentation, on reste bloqués à la vision du nazisme qui lisait la guerre à l’Est comme une « grande guerre raciale ». Mais quels étaient les objectifs réels de cette guerre ? Les Discours secrets de Heinrich Himmler sont explicites : « Si nous ne remplissons pas nos camps de travail d’esclaves – dans cette pièce je peux dire les choses de façon nette et précise – d’ouvriers-esclaves qui construisent nos villes, nos villages, nos fermes, sans se soucier des pertes », le programme de colonisation et de germanisation des territoires conquis en Europe orientale ne pourra pas être réalisé. La lutte de tout un peuple ou de peuples entiers pour éviter le sort d’esclaves à quoi voudrait le livrer une présumée race de seigneurs et de patrons est clairement une lutte de classe !
Un événement analogue se déroule en Asie, où l’Empire du Soleil Levant imite le Troisième Reich et reprend en la radicalisant la tradition coloniale. La lutte de classe de peuples entiers qui luttent pour échapper à l’esclavagisation trouve son interprète en Mao Zedong qui, en novembre 1938 souligne « l’identité de la lutte nationale avec la lutte des classes » qui a surgi dans les pays investis par l’impérialisme japonais. Tout comme dans l’Irlande dont parle Marx la « question sociale » se présente concrètement comme « question nationale », ainsi dans la Chine de l’époque la forme concrète que prend la « lutte de classe » est la « lutte nationale ».
Dernière illustration sur cette problématique de la lutte des classes, extrait de l’entretien avec Stefano Azzarà :
« En réalité, à un regard plus attentif, Stalingrad apparaît comme le moment plus haut de la lutte des classes du XXème siècle : une telle bataille annonce par avance la défaite du projet de Troisième Reich, qui se proposait de créer son empire colonial en Europe orientale, en réduisant des peuples d’antique civilisation pour une part à la condition « d’indiens » (à décimer afin de permettre la germanisation des territoires conquis), d’autre part à la condition de « nègres » (destinés à travailler comme esclaves ou semi-esclaves au service de la « race des seigneurs »). Stalingrad marque l’arrêt de la tentative de reprendre et radicaliser la tradition coloniale et la division internationale du travail qui va avec ; ce n’est pas un hasard si la défaite infligée au projet hitlérien d’édifier les « Indes allemandes » en Europe orientale se mêle à un irrésistible mouvement d’émancipation des peuples coloniaux. Tout cela devrait être aisé à comprendre pour qui a présent à l’esprit l’avertissement du Manifeste (« dans les diverses époques » les « antagonismes de classe » prennent « des formes différentes ») ou la leçon de méthode donnée plus tard par Marx à propos de l’Irlande (où la « question sociale » se présente comme « question nationale »). La théorie de la lutte des classes doit être lue comme une théorie générale du conflit, et ce n’est qu’à partir d’une telle lecture que nous pouvons rendre justice à la thèse centrale du Manifeste (et du matérialisme historique).
Bref, la formule « Lutte des classes au pluriel » recouvre, chez Domenico Losurdo, une réalité d’un combat qui s’avère plus vital que jamais. Et ce, à la condition que cette réalité consiste bien en un dépassement du populisme qui réduit tout entre humbles et puissants, eux et nous, peuple et gouvernants, ignorant tout de la multiplicité des formes du conflit social et de la complexité conflictuelle qui le compose. Répétons-le, pour Losurdo c’est l’ordre dominant que la lutte des classes est appelée à renverser, à dépasser ».
Pour, peut-être, résumer le point de vue de l’auteur de La lutte des classes, une histoire politique et philosophique sur la question communiste – qui est le titre d’un autre de ses derniers ouvrages en cours de traduction – écoutons ses propos de 2011 :
« Il faut développer une idée d’émancipation radicale et cependant réaliste, il ne faut pas perdre de vue l’épaisseur de l’être social de l’Etat, de la question de la langue, de la religion, du marché, de l’épaisseur de tout ce qui avait été appelé à disparaître. Plus encore que l’idéalisme de la première nature, il faut combattre l’idéalisme de la seconde nature : c’est dans cette perspective qu’apparaît essentielle l’élaboration d’une ontologie de l’être social » (dont parle Georg Luckàs).
A mes yeux, théorie générale du conflit d’un côté et ontologie de l’être social de l’autre sont les deux fondements sur lesquels on peut reconstruire le matérialisme historique et donner un nouvel élan au projet d’émancipation révolutionnaire issu de Marx et Engels ».
Conclusion
Enfin, ici en cette Université d’été du PCF, posons-nous la question : Pourquoi un des chercheurs, un des penseurs en philosophie les plus traduits au monde (ses livres sont traduits en anglais, anglo-américain, allemand, espagnol, français mais aussi en portugais, chinois, japonais et grec) est si peu connu des communistes français ?
Pourquoi Losurdo, auquel le Financial Times ou le Frankfurter Allgemeine Zeitung ont consacré tant de pages, est infiniment moins connu dans les rangs communistes français qu’un Alain Badiou (dont le communisme aristocratique n’apporte à peu près rien à l’action communiste) par exemple ?
Poser la question est y répondre. Lisez l’œuvre de Domenico Losurdo, elle est centrale pour notre combat commun !
Université d’été du PCF, Strasbourg. Août 2023