A l’occasion du centenaire de Bram Stoker (1847 – 1912), malheureusement peu célébré en France, Alain Pozzuoli, le meilleur spécialiste de Bram Stoker en langue française, nous offre une indispensable biographie pour qui veut découvrir l’une des personnalités les plus étonnantes de la littérature gothique anglo-saxonne.
Si Bram Stoker fut longtemps déconsidéré ou oublié, cantonné dans la catégorie de la littérature populaire fantastique, il est aujourd’hui reconnu comme « l’un des écrivains les plus marquants de l’ère victorienne ». Ce n’est toutefois qu’à partir des années 1960 pour la Grande-Bretagne et des années 1980 pour les USA que l’auteur de Dracula fit l’objet de recherches biographiques et d’analyses littéraires.
Bram Stoker, dans l’ombre de Dracula publié chez Pascal Galodé Editeurs est le fruit d’un travail de recherches rigoureux et passionné d’Alain Pozzuoli sur un auteur qui aurait sans doute été oublié si le cinéma ne s’était emparé de son étrange personnage. Cette biographie de Bram Stoker, désormais incontournable ouvrage de référence sur le sujet, nous permet de découvrir un être complexe et attachant qui est bien davantage que l’auteur du célèbre Dracula, enfin sorti de l’ombre. En effet, Alain Pozzuoli précise l’ambigüité de son titre :
« Bram Stoker, dans l’ombre de Dracula, titre de ce présent ouvrage, peut passer pour un contresens ; car chacun sait, si l’on s’en réfère à la tradition et à la légende, qu’un vampire ne projette pas d’ombre ; pourtant Stoker, lui, semble bien avoir été condamné toute sa vie à rester dans celle d’un autre. Tout d’abord dans celle de l’acteur et directeur du Lyceum Theatre de Londres, Henry Irving, qui fut le mentor de Stoker tout au long de sa vie ; ensuite cette malédiction s’est poursuivie même au-delà de la mort, puisque sa créature, Dracula, l’a aussi relégué dans les ténèbres durant de longues décennies, et ce jusqu’à ces dernières années. En effet, avant la parution de quelques biographies citées plus haut, personne ne savait rien ou presque rien de cet homme dont le héros, Dracula, connaissait à l’inverse et depuis longtemps une renommée universelle. »
Alain Pozzuoli remarque que cette injustice frappe souvent les auteurs de littérature fantastique, et de citer en exemple Mary Shelley, Gustav Meyrink, Gaston Leroux ou Sax Rohmer. Dans le cas de Bram Stoker, la situation est encore plus étonnante. Ce roman, qu’il mit dix années à écrire, est unique dans son œuvre. Il n’est pas spécifiquement un auteur de fantastique et sera pendant des décennies durant au cœur même de l’intense vie culturelle londonienne. En effet, quand son ami, le célèbre acteur John Irving devient propriétaire du Lyceum Theatre de Londres, l’un des théâtres les plus beaux et les plus influents de la capitale britannique, Il invite Bram Stoker à codiriger le théâtre avec lui. La vie de Bram Stoker bascule alors dans une intense activité au rythme des créations, des représentations et des tournées. Il n’abandonne pas pour autant sa ville natale, Dublin et ses ambiances brumeuses.
La force de la biographie proposée par Alain Pozzuoli réside sans doute dans la restitution précise de la vie londonienne et de la vie dublinoise caractéristiques, porteuses de traits sociaux et culturels puissants, dans lesquelles baigna Bram Stoker. A travers cet homme énigmatique, aux tendances libertaires, nous rencontrons nombre d’auteurs majeurs, d’Oscar Wilde à Walt Whitman, et nous distinguons les chemins serpentins de la création nourrie d’influences, d’anecdotes, de rencontres, d’amours et de violences.
L’axe psychologique déterminant posé par Alain Pozzuoli comme hypothèse pour saisir et comprendre les nuances subtiles de l’œuvre de Bram Stoker est l’homosexualité, une homosexualité masquée par son mariage avec la très belle Florence Lemon Balcombe, une sensibilité homosexuelle cachée, refoulée et difficilement assumée dans une société hostile (songeons aux terribles condamnations faites à Oscar Wilde).
« Stoker, nous dit Alain Pozzuoli, était un artiste. A ce titre il était aussi en butte à des contradictions, des états d’âme, des remises en cause. Sans doute ne vivait-il pas ses passions secrètes dans la paix et la sérénité, partagé qu’il le veuille ou non entre son attachement à sa femme et sa dévotion à Henry Irving. Ce « triolisme » plus ou moins volontaire se retrouve dans la plupart de ses livres. (…)
Autre thème récurrent, l’impossibilité qu’ont certains de ses personnages (souvent les héros principaux) d’être clairement définis dans leur être, comme dans leur fonction. (…)
De la même façon, Stoker avait le cœur entre deux chaises, et sa vie fut éternellement coupée en deux : Florence et Irving, le théâtre et l’écriture, sa vie diurne et sa vie nocturne, son hétérosexualité officielle et son homosexualité officieuse. (…)
Visiblement, Stoker semble avoir toujours vécu cette part de lui-même dans la honte, et sans doute aussi dans la souffrance. »
L’hypothèse proposée est tout à fait plausible. La situation est partagée par nombre d’auteurs et artistes de l’époque enfermés dans le carcan victorien réactionnaire auquel Bram Stoker finira par s’intégrer avec l’âge, reniant ou refoulant une fois de plus ce qu’il est. Cette difficulté à être trouve sa traduction dans les écrits de l’auteur et notamment dans son Dracula.
Cette biographie passionnante se déroule en deux temps, le temps de Bram Stoker et le temps de Dracula, avec cette césure de la première guerre mondiale. Après celle-ci, Stoker mettra des décennies à sortir du tombeau de l’oubli, de film en film, de roman en roman, alors que se constitue peu à peu un genre nouveau, aujourd’hui en plein essor, la littérature vampirique.
Pour se retrouver dans cette littérature comme dans le riche cinéma vampirique qui s’est développé depuis le célèbre Nosferatu de Murnau en 1922, Alain Pozzuoli a publié en 2010 aux Editions Le Pré aux Clercs, La Bible Dracula. Dictionnaire du vampire. Cet ouvrage considérable de plus de six-cents pages rassemble des références littéraires, cinématographiques, géographiques et autres. Dracula, « icône de la littérature populaire », libre-penseur, « incarne deux mythes à la fois : Faust et Don Juan – l’immortalité et la séduction absolue. Quand les autres vivent en troupeaux, lui affirme, du haut de sa superbe, sa solitude millénaire. » La littérature vampirique sait être sociale. Elle dénonce souvent les travers de la bourgeoisie, les mensonges politiciens, les préjugés sociaux. Elle sait mettre en évidence nos contradictions philosophiques et religieuses et les prétentions exorbitantes de notre espèce prétendument supérieure. De « Absinthe » à « Zoltan, le chien sanglant de Dracula », le lecteur découvre non sans stupeur dans ce dictionnaire le nombre et les noms parfois inattendus de tous ceux qui dans leur vie, se sont introduits, parfois par inadvertance, par le biais de la plume ou celle de l’image, dans la foisonnante culture vampirique.
Evoquons pour conclure, et inviter au voyage vampirique, deux films magnifiques d’Alain Pozzuoli et Jean-Michel Ropers, programmés pour ce centenaire de Bram Stoker sur FR3, Whitby, la ville de Dracula (2009), qui nourrit l’imaginaire de l’auteur et Les fantômes de Dublin (2012), deux superbes et poétiques documentaires.