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Dutourd vaut le détour
Par Max Bergez

Pourquoi réduit-on trop souvent l’œuvre de Jean Dutourd (1920-2011) à Au Bon Beurre, son roman le plus célèbre (prix Interallié en 1952), qui dépeint avec noirceur et drôlerie la vie des Français sous l’Occupation ? Si brillant qu’apparaisse ce livre (qui s’impose encore parmi les tableaux les plus vifs de cette période), Dutourd a publié beaucoup d’autres ouvrages qui, si on les redécouvrait aujourd’hui, contribueraient à nourrir et féconder la littérature française de ce deuxième quart de vingt-et-unième siècle.

Exemple : qui donc a lu Les Horreurs de l’amour (1963), conversation de mille pages entre deux amis qui se promènent dans Paris, l’un racontant à l’autre les amours tragiques d’un député de la IVe République qui pour la première fois de sa vie, à cinquante ans, connaît la passion amoureuse ? Albert Cohen y voyait « un livre immense, un grand chef-d’œuvre » — et plusieurs critiques, lorsque l’ouvrage parut, affirmèrent que Dutourd inventait là une nouvelle forme de roman [1]. La forme de son essai L’Âme sensible (1959) est aussi fort originale : découpant en 54 morceaux les souvenirs de Mérimée sur Stendhal, Dutourd les commente avec une liberté totale et donne d’Henri Beyle [2] une vision très personnelle (car parlant de Stendhal il parle à l’évidence beaucoup de lui-même). Imagine-t-on que l’excellent critique Pierre Daix, dans Les Lettres françaises (le supplément littéraire de L’Humanité), avait présenté L’Âme sensible comme « le seul livre, avec À la lumière de Stendhal par Aragon, qui réussisse à conduire Beyle parmi nous sans le défigurer » [3] ? Ce compliment prend toute sa mesure lorsqu’on songe que Les Lettres françaises étaient alors dirigées par Aragon lui-même, et qu’au surplus Dutourd, candidat malheureux aux élections législatives quelques mois plus tôt (sous l’étiquette des Gaullistes de Gauche), était un fervent partisan du général de Gaulle revenu l’année précédente au pouvoir.

À propos d’Aragon, rappelons que lui et Dutourd furent proches de l’immédiat après-guerre jusqu’au début des années 1960 — au point que l’auteur de La Semaine sainte proposa que son cadet préface la riche anthologie de ses poèmes publiée en 1960 par le Club du Meilleur Livre ; Dutourd relate cette anecdote (et beaucoup d’autres) dans Les Voyageurs du Tupolev (2003), bref et suggestif récit sur ces quinze années d’amitié qui culminèrent en 1957 lorsque Aragon et Elsa Triolet, suprême honneur pour le jeune écrivain (et véritable privilège en pleine guerre froide), invitèrent Dutourd à passer deux semaines en U.R.S.S. avec eux. Quiconque voudrait mieux connaître « l’homme Dutourd » et les aventures auxquelles il fut mêlé lira d’ailleurs avec profit les fragments autobiographiques qu’il a laissés : sur son enfance (Jeannot, mémoires d’un enfant, 2000), ses tribulations de simple soldat en 1940 (Les Taxis de la Marne, 1956), la libération de Paris telle qu’il la vécut et les dix-huit mois de misère qui s’ensuivirent (Le Demi-solde, 1965), sa première rencontre avec le général de Gaulle (Conversation avec le Général, 1985), sans oublier l’étrange confession qu’est Le Vieil Homme et la France (1994) — livre de vieillesse où Dutourd se penche sur son passé et esquisse un bilan (désenchanté ?) de son existence. Tous ces volumes sont d’autant plus agréables à lire que Dutourd parlant de soi n’a rien du grand écrivain vantant avec fierté son œuvre et sa vie : il brille au contraire par l’autodérision, se montre peu soucieux de sculpter sa statue et laisse affleurer çà et là, avec pudeur, quelques blessures intimes (telle la mort de sa mère, survenue lorsqu’il était enfant, point commun qu’il partage avec Stendhal).

On n’en finirait pas d’égrener les livres de Dutourd qui méritent d’être encore lus de nos jours. Il en est un pour lequel il avait une tendresse particulière (et par lequel on conseillera volontiers d’aborder son œuvre) : il s’agit de son deuxième livre et premier roman, Le Déjeuner du lundi, écrit en 1946 (Dutourd avait vingt-six ans), publié l’année suivante et réédité en décembre 2024 par les éditions Gallimard. Beaucoup y voient le premier « grand livre » de Dutourd. La matière en semble des plus ordinaires : un déjeuner réunissant, juste après la Deuxième Guerre mondiale, le jeune Jean Dutourd (qui est encore inconnu, n’a pas publié le moindre livre mais possède déjà une personnalité bien affirmée), son père dentiste (qui fanfaronne fort et se montre d’une mauvaise foi sans bornes) et son oncle (qui comparé aux deux autres fait figure d’homme tantôt sage, tantôt pusillanime). Mais si prosaïque que paraisse ce thème, la manière originale dont Dutourd le traite transfigure sa banalité au point de rendre ledit repas mystérieux et passionnant — donc vraiment peu banal. Alexandre Vialatte n’évoquait-il pas « ce Déjeuner du lundi où la plate réalité reflète, comme une bulle de savon, on ne sait quelles irisations qui lui donnent des couleurs féeriques » [4] ? Vialatte écrivait aussi : « Il ne se fait, il ne se dit rien de particulier ; il ne se passe rien que le repas. Mais on en sort ravi, édifié, optimiste, plié de rire, enrichi de mille connaissances, d’agréables idées, de poésie de la vie. Notre vallée de misère est devenue confortable, notre exil ici-bas s’est fait riant séjour. » [5]

Si Le Déjeuner du lundi est bel et bien un roman (dans la mesure où Dutourd a recréé un repas fictif à partir des dizaines de repas qu’il avait partagés avec son oncle et son père), c’est un roman d’une forme plutôt audacieuse pour l’immédiat après-guerre — car sans intrigue apparente ni rebondissements, sans ellipse narrative, se déroulant en deux heures, très largement composé de dialogues, avec de surcroît l’auteur qui se met explicitement en scène. Mais au-delà de ces caractéristiques formelles (qui en 1947 déroutèrent une part de la critique [6]), Le Déjeuner du lundi est d’abord un grand bonheur de lecture qui donne à (re)découvrir — et à savourer — tout un art de vivre et un esprit bien français que Dutourd, sans le vouloir (et sans le savoir), a su saisir pour les générations à venir.

Les dernières pages du livre (lorsque les convives vont se séparer, une fois le repas terminé) baignent dans cette pudeur émue que nous évoquions plus haut, de même que celles où il est question de la défunte mère de Jean Dutourd. Ajoutons que celui-ci, à l’époque de ce Déjeuner, se voulait résolument « de gauche » et « progressiste » : cette inclination transparaît tout au long de ses débats avec son père et son oncle puis trouve une curieuse apothéose, à l’extrême fin du livre, lorsqu’il prend drôlement la défense de Maurice Thorez, alors ministre.

Oui, quiconque voudrait découvrir Dutourd ferait bien de commencer par Le Déjeuner du lundi : outre le plaisir très vif qu’il procure, ce roman se révèle d’autant plus précieux qu’il contient une bonne part de ce qui fera de Dutourd un écrivain à nul autre pareil dans la deuxième moitié du xxe siècle.

Notes :

[1Voir la postface à la très belle réédition de ce roman réalisée par les éditions du Dilettante en 2022. (Cette réédition est enrichie d’illustrations du peintre et dessinateur Philippe Dumas.)

[2Tel était le nom de baptême de Stendhal.

[3Pierre Daix, « Stendhal en 1959 », Les Lettres françaises n° 768, 9 avril 1959.

[4Alexandre Vialatte, Chroniques de La Montagne, 1962-1971, Robert Laffont, 2000, p. 750.

[5Alexandre Vialatte, Chroniques de La Montagne, 1952-1961, Robert Laffont, 2000, p. 2

[6« Les critiques continuaient à juger les romans comme si rien n’avait bougé depuis Balzac », écrirait Nathalie Sarraute quelques années plus tard dans sa préface à L’Ère du soupçon (Gallimard, 1956).


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