Traduit intégralement au Brésil et en Allemagne, l’ouvrage de Domenico Losurdo Nietzsche, il ribelle aristocratico. Biografia intellettuale e bilancio critico (Bollati Boringhieri, Torino 2002, 1167 pp. : Nietzsche, le rebelle aristocrate. Biographie intellectuelle et bilan critique) continue à susciter un large débat international, comme l’a montré dernièrement une élogieuse recension parue sur le grand hebdomadaire allemand Die Zeit.
En France pour le moment, n’est disponible de D. Losurdo, sur ce thème, que le petit essai, Nietzsche philosophe réactionnaire. Pour une biographie politique (tr. fr. de Aymeric Monville et Luigi-Alberto Sanchi, Delga, Paris, 2008, 116 pp.), présenté et discuté à la Sorbonne le 25 octobre 2008, dans le cadre du séminaire Marx au XXIème siècle, dirigé par Jean Salem [1].
Je vous adresse la traduction de la recension de Die Zeit qui peut intéresser les nombreux participants du débat à la Sorbonne et les lecteurs de l’essai cité plus haut ; mais aussi, éventuellement, un éditeur disposé à s’engager pour la traduction et publication en France de la grande monographie de D. Losurdo.
Enfin, cette recension peut intéresser un public plus large, à gauche, où ne manquent pas ceux qui célèbrent en Nietzsche un “rebelle” en le rapprochant ainsi de Marx ; la recension de Hans-Martin Lohmann souligne au contraire comment un des principaux mérites de cette monographie est la distinction qu’elle opère décisivement entre la critique de l‘idéologie chez Marx, qui a une valeur progressiste et révolutionnaire, et la critique de l’idéologie chez Nietzsche, marquée, de façon cohérente, d’une empreinte nettement réactionnaire.
Marie-Ange Patrizio
Eau de vie et Christianisme
Hans-Martin Lohmann, Die Zeit, 1er juillet 2010
"Cette étude établit de nouveaux paramètres de référence : Domenico Losurdo réinterprète le philosophe Friedrich Nietzsche"
Pour le poète Gottfried Benn, Nietzsche avait été « le plus grand phénomène de fascination de l’histoire des idées ». Mais le « phénomène » Nietzsche ne se réduit pas à l’énorme fascination qui émane de son œuvre : il apparaît surtout dans le fait qu’il a comme nul autre suscité les réactions les plus diverses et controversées. Si nous nous penchons sur l’histoire de sa réception, Friedrich Nietzsche, le fils du berger de Röcken, demeure jusqu’aujourd’hui une pierre du scandale sur laquelle nombreux sont ceux qui se sont cassé les dents.
Disons-le d’entrée : cette étude de plus de 1.000 pages du philosophe italien Domenico Losurdo, publiée en Italie en 2002 et arrivée maintenant sur la terre de Nietzsche, est un événement intellectuel extraordinaire et pourrait constituer pour longtemps une nouvelle unité de mesure. Losurdo a fourni une œuvre de référence et de consultation qui, par exemple, fait apparaître comme largement dépassé un livre comme le Nietzsche-Handbuch de Henning Ottmann, paru en 2000.
Pour qui possède ne serait-ce que quelques connaissances sur la littérature nietzschéenne aujourd’hui en cours, il n’est pas possible de ne pas constater comment la philosophie de Nietzsche est utilisée comme une sorte de mine d’où chacun tire ce qui lui agrée le plus : arbitraire et abandon au subjectivisme sont des termes quasiment faibles pour définir l’outrageux us et abus de son œuvre (chose à propos de laquelle les encouragements de Michel Foucault ne sont pas exempts de responsabilité). Nietzsche psychologue, Nietzsche esthète et artiste, antisémite et anti-antisémite, « parrain du fascisme » et « nazi ante litteram », critique de la morale, poète et « prince Vogelfrei » : nous avons entendu tout cela et plus encore.
Losurdo démonte avec saveur toutes ces interprétations dans leurs composantes idéologiques, parce que, comme personne avant lui, il lit Nietzsche avec un soin et une précision époustouflants et le ramène à son contexte historique. C’est dans la contextualisation historique de l’œuvre de Nietzsche, toujours compréhensible et menée avec une grande acuité, que réside aussi le plus grand mérite de Losurdo : parce que cette contextualisation rend perceptibles nœuds et continuités dans la pensée de Nietzsche qui sinon resteraient invisibles.
Tandis que l’interprétation postmoderniste dominante de Nietzsche, qui se réclame justement de Nietzsche comme précurseur du postmodernisme philosophique (Jean–François Lyotard, Gianni Vattimo e tutti quanti [2]), se présente comme une « herméneutique de l’innocence », Losurdo prend Nietzsche à la lettre. Et montre comment son insistant discours sur la nécessité de l’esclavage et de la lutte contre la révolte des plus faibles, des ratés et des médiocres –que Nietzsche définit comme « troupeau » et « plèbe »- n’est pas une utilisation innocente de métaphore mais plutôt quelque chose de terriblement sérieux.
Losurdo rappelle, à ce sujet, que le premier Nietzsche n’avait pas été témoin que de l’époque de l’abolitionnisme aux USA mais aussi de la Commune de Paris, dans laquelle il n’arrivait à voir que « l’horrible destruction » de la civilisation. A l’époque, en avril 1871, Gustave Flaubert écrivait à Georges Sand : « ‘Ah, grâce à Dieu il y a les Prussiens’ est le cri universel des bourgeois ! Pour moi messieurs les ouvriers sont tous de la même engeance et on pourrait les jeter au fleuve ! ». Le slogan de Nietzsche était exactement le même : réexpédier « messieurs les ouvriers » dans la caste des esclaves. Losurdo suggère de façon lumineuse que le texte de Nietzsche paru aux débuts des années 70, La naissance de la tragédie, à partir de l’esprit de la musique, aurait aussi pu s’intituler : La crise de la civilisation de Socrate à la Commune de Paris.
Malgré le fait qu’il y ait différentes phases dans la pensée de Nietzsche –phases dans lesquelles les accents et centres de gravité se déplacent aussi de façon notable et que Losurdo ne conteste pas- l’auteur peut démontrer de façon rigoureuse, c’est-à-dire à travers les textes, que du début à la fin cette pensée est profondément politique et traversée par un motif central. A savoir l’idée que l’histoire puisse être comprise comme une histoire de la « lutte des états [3] et des classes », une lutte dans laquelle les seigneurs (qui produisent la culture) doivent s’affirmer contre les serfs (qui sont dépourvus de culture). Comme il est notoire, toute l’histoire est histoire de luttes de classe selon Marx, par rapport à qui émergent, au moins sur le plan diagnostique, d’intéressants points de contact. Selon le Losurdo philosophe de la politique –dont les lectures préférées sont celles d’historiens conservateurs comme Tocqueville, Taine, Burke et Jacob Burckhardt-, Nietzsche se révèle comme le plus brillant représentant intellectuel d’un mouvement élitiste qui traverse toute l’Europe et qui se sait uni dans la lutte contre la Révolution française, le libéralisme, le socialisme, la démocratie, les droits humains, l’individualisme et le capitalisme. C’est justement parce qu’il garde à l’esprit autant le contexte historique que le fait que l’aristocratisme radical de Nietzsche, comme critique réactionnaire de la modernité, a des liens à l’échelle internationale et donc n’est pas du tout quelque chose de singulier, que Losurdo repousse de façon décisive la thèse du « Sonderweg allemand ».
L’auteur rejette sans difficulté même la construction d’un lien immédiat entre Nietzsche et Hitler (« distorsion historiographique ») et en montre le caractère indéfendable. Il défend en même temps le philosophe György Lukács de la tentative d’en faire le bouc émissaire d’une interprétation erronée de Nietzsche. Losurdo démontre que des auteurs non marxistes ou antimarxistes comme Georges Lichtheim et Ernst Nolte ont établi entre Nietzsche, le nazisme et la politique génocidaire de ce dernier, un noyau plus direct encore que ne l’avaient fait des auteurs marxistes comme Lukács et Hobsbawm.
Il faut indiquer parmi les passages les plus grandioses du livre de Losurdo la lecture parallèle de Nietzsche et Marx. Tous les deux se présentent comme de sévères critiques de l’idéologie et tous les deux en arrivent souvent à des observations extraordinairement semblables. Par exemple, quand ils voient dans le travailleur salarié moderne non pas un « homme libre », comme le voudrait l’idéologie bourgeoise, mais un esclave. Ce qui distingue Marx de Nietzsche est cependant le fait que ce dernier ne détruit pas les « fausses fleurs des chaînes » afin que l’esclave se libère des chaînes elles-mêmes, mais bien seulement afin que celui-ci accepte de « porter des chaînes authentiques sans fleurs », comme le dit une célèbre formule du jeune Marx.
Quand enfin l’auteur découvre en Nietzsche une « excédence théorique » qui contient potentiellement une critique de la violence et du pouvoir, critique qui contraste âprement avec la philosophie nietzschéenne la plus réactionnaire et la plus fautrice de la force, l’art herméneutique de Losurdo atteint sans nul doute son apogée. Il peut par exemple montrer comment l’apologie nietzschéenne de l’esclavage –« nous ne sommes pas humanitaires »– se conjugue spontanément avec la démystification des pratiques coloniales de son époque, de ces pratiques qui sous la bannière de l’universalisme, du christianisme et des droits humains représentent plutôt l’exploitation, l’esclavage et l’ethnocide : « En premier lieu, aujourd’hui, qu’est-ce que les populations sauvages acceptent des Européens ? Eau de vie et christianisme, les narcotiques européens ». Cette critique anticipe celle qui, aujourd’hui, peut se référer à l’impérialisme occidental des droits de l’homme, comme il advient en Irak et en Afghanistan.
Par rapport à Nietzsche on pourrait dire : ex Italia lux. Après que Giorgio Colli et Mazzino Montinari nous aient fait don de la première édition complète de Nietzsche philologiquement fiable, Domenico Losurdo arrive à nous convaincre avec une interprétation de Nietzsche cohérente et brillante, avec laquelle désormais toutes les recherches sur Nietzsche devront se mesurer.
Traduit de la version italienne par Marie-Ange Patrizio
[1] On peut lire sur le site des extraits de ce livre
[2] en italien dans le texte allemand, NdT
[3] ici dans l’acception des trois ordres de l’Ancien Régime, NdT