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Écriture inclusive et habitudes linguistiques. Le langage porte l’empreinte des dominations
Par Jean-Michel Galano

On voit apparaître, de-ci, de-là, depuis un certain temps, des textes écrits en écriture inclusive. Cette pratique n’a pas encore gagné la presse, ni l’édition. Elle est essentiellement le fait de milieux militants. L’argument avancé pour la justifier est simple : il s’agirait de favoriser une « transition féministe » au niveau du langage en mettant systématiquement le féminin à égalité avec le masculin.
De fait, il est sûr que les diverses langues naturelles, ­façonnées dans la longue durée, portent, comme toutes les institutions, l’empreinte de dominations multiséculaires. Le cas le plus scandaleux, et de loin, concerne le mot « homme », qui, en français au moins, désigne indifféremment l’humain et le mâle, et donne par sa simple existence la mesure de millénaires de domination masculine s’arrogeant le monopole de l’humanité. Encore le mot d’« humanité » est-il féminin en français, mais que penser de la charge cynique contenue dans l’anglais « mankind » ou dans l’allemand « Menscheit » ?

Il y a un autre exemple, plus récent et lui aussi scandaleux, d’appropriation totalitaire : l’adjectif « américain », désignant les habitants des États-Unis comme représentants naturels et attitrés du continent américain : la doctrine de Monroe, théorisant la souveraineté exclusive des États-Unis sur l’ensemble du continent, s’est ainsi trouvée exprimée au niveau même du langage. Le langage et le droit ont partie liée. Il me paraît donc incontestable que les langues reflètent et institutionnalisent des dominations. Pour autant, comment faire pour être actif et responsable en ce domaine ?

" Il faut que l’écriture inclusive signifie quelque chose, sinon son emploi n’aura d’autre effet que de décourager la lecture, notamment chez celles et ceux pour qui c’est déjà difficile."

Certes, il y a des habitudes à prendre : il n’est pas très compliqué de dire « les États-Uniens », et les communistes ont su, par exemple, en ce qui les concerne, tenir compte des sarcasmes justifiés au fond de celles et de ceux qui leur reprochaient de vouloir « mettre l’homme au centre », comme dans un magasin de vêtements. Tout le monde comprend que « l’humain » est, plus encore qu’un neutre, une notion qui transcende les identités de genre et s’attache à les réconcilier dans un avenir à construire toutes et tous ensemble. N’allons pas croire cependant que cela suffira. On ne modifie pas substantiellement une langue de l’extérieur. On ne peut le faire qu’à la marge.

La langue n’est pas ce qu’il est convenu d’appeler une superstructure. Elle vit de sa vie propre, qui n’est pas histoire mais diachronie. La transition féministe ne passera pas par des ajouts de « e » et de tirets ou de points, avec tous les abus qu’on peut lire. Il faut que l’écriture inclusive signifie quelque chose, sinon son emploi n’aura d’autre effet que de décourager la lecture, notamment chez celles et ceux pour qui c’est déjà difficile. La transition féministe sera affaire de pratiques sociales et de luttes, notamment dans le domaine de l’éducation et de la formation des mentalités. La langue suivra. Prenons de bonnes habitudes, mais ne nous donnons pas bonne conscience à bon compte.

Texte publié dans l’Humanité du 12 Mars 2021

Jean-Michel Galano est philosophe


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