Emmanuelle Pirotte signe un pavé : plus de 600 pages ! Elle n’est pas avare de ses mots. Le livre a failli me tomber des mains. Mais très rapidement, le lecteur plonge dans le suspens le plus complet : quel est ce bijou aperçu au cou d’une belle Indienne, bijou qui ressemble, comme une goutte d’eau à un autre, à celui du frère du narrateur disparu dans des circonstances jamais élucidées ? Oui, ça commence comme un roman à l’Alexandre Dumas ou à la Jack London.. Et au printemps qui suit cette découverte, Armand embarque pour le Nouveau-Monde à la recherche du mystère…
Loup se révèle être fils adoptif de Hugues dont le véritable fils est Armand mais je ne veux pas déflorer le sujet de cet ouvrage… Emmanuelle Pirotte aborde ce qu’on est bien obligé d’appeler psychanalyse : « Armand est envahi de crainte. Il n’est pas encore temps d’aller si loin. Peut-être faut-il être prêt, comme pour une confession très intime, comme pour un pèlerinage. (…) Armand sent que s’il parvient à remonter le cours de sa vie, quelque chose de singulier lui arrivera. » (p 55). Et quelques lignes (4 au total) à la fin du chapitre 4 (p 77) suffiront à changer le sort d’Armand : c’est le sens du suspens d’Emmanuelle Pirotte ; mais il faudra attendre pour connaître l’irréparable… Ce n’est qu’à la fin du chapitre 5 que l’on apprend de la bouche d’Armand qu’il a abusé de Jehanne qui s’est donnée la mort (p 90)… L’église est égratignée au passage pour son exploitation des foules crédules (p 98). La romancière narre que Loup fut condamné au bannissement suite à la dénonciation d’Armand puis à neuf ans de galères (pp 113-114). Mais, juste retour des choses, Armand eut à souffrir de la disgrâce royale puisque le souverain de l’époque voulut « effacer jusqu’au souvenir du nom Canilhac » (p 114).
Roman dans le roman : celui des épousailles entre les filles abandonnées en France et les colons français installés dans la région de Québec. L’objectif est bien sûr de peupler la colonie : quel politicien un peu fou a pu imaginer une telle solution ? C’est le sort d’Antoinette (secrètement amoureuse de Valère, le valet du marquis de Canilhac)… Peu à peu Antoinette s’est prise de passion pour Loup et se met en tête de le retrouver. Coup de théâtre : le nouvel époux d’Antoinette fait partie des soldats qui constituent l’escorte - réduite - d’Armand, marquis de Canilhac… « C’est un beau jour pour voyager sur le Chemin qui Marche » déclare Emmanuelle Pirotte à la fin du chapitre 10 (p 171). Le chapitre 11 commence sur un ton mystérieux. Mais la romancière ne fait rien pour clarifier la situation : c’est sa façon de décrire les voyageurs de ce peuple, on sent qu’elle s’est longuement documentée pour arriver à un tel résultat ! Le chapitre suivant se caractérise par un passage plein d’humanité (p 194) qui rachète les assauts de politesse entre Armand et Brune Archambault tout comme par celui sur la relativité des apparences (p 199).
Il s’avère que Loup est devenu un Indien, un Peau-Rouge et que sa fille est Brune Archambault : « Ce nom était, avec la bague au saphir, tout ce qui restait de l’homme d’autrefois, celui qui avait ôté sa peau pour en revêtir une nouvelle… » (p 219). Emmanuelle Pirotte a l’art de passer de la légende à la description, sans transition (pp 229-233) et elle est une écrivaine qui sait employer l’imparfait du subjonctif, ce qui ne peut être mauvais (p 226). La seconde partie (qui commence à page 251) met en évidence de nombreuses allusions à l’homosexualité des Indiens (que j’ignorais) ; c’est écrit en de brefs paragraphes réservés à une description très précise… Aux pages 258-273, Emmanuelle Pirotte peint bien le mélange des sentiments de Loup : « Mais t’aimait-elle ? Tu le croyais, tu le croyais si fort que tu m’as accusé de la retenir prisonnière alors qu’elle était malade. Blanche était libre d’aller mourir où bon lui semblait, dans un couvent, chez ses parents, ou auprès de toi si cela lui chantait. Mais c’est elle qui voulait rester. Elle a tout accepté de moi, les adultères, les beuveries et les orgies auxquelles je l’obligeais à assister, le mépris, la moquerie » ( pp 270-271). Etc… Qu’on me pardonne cette longue citation, c’est que les psychologies sont complexes, que la romancière soit remerciée pour cette peinture !
Emmanuelle Pirotte donne des passages qui sont autant de souvenirs, ce qui ne simplifie pas la lecture. Et en plus de 600 pages, les prénoms et les patronymes se multiplient ! La seconde partie est entrecoupée de légendes (pp 320-321) : (c’est le moment le plus intense, malgré la longueur de cette partie) ou de paragraphes descriptifs nécessaires à l’action. « Celui qui s’appelait un jour Loup de Canilhac porte à présent le nom de Vieille Epée. Trahi par son frère… » ( p 347). On sent toute la sympathie d’Emmanuelle Pirotte pour les Indiens ou pour leurs prisonniers qui ont trahi. La seconde partie semble un peu trop longue, mais elle était peut-être nécessaire pour en arriver à la reconnaissance de Loup par Antoinette. Le sommeil est bien évidemment profond et réparateur (p 404) : ces mots ne brillent pas par une originalité débridée. Mais le tableau est contrasté, marqué qu’il est par la sagesse : « Comme j’aimerais que tu sois encore mon frère bien-aimé ! Je t’aurais appris que cette manière de voir le monde n’est pas de la folie, mais le moyen le plus sage que les hommes aient trouvé de vivre les mystères de leur humaine condition » (p 417).
Toutes les croyances se valent mais aucune n’a de valeur : c’est ce que semble se dire Emmanuelle Pirotte. Mais cette dernière tire les ficelles de ses personnages comme des marionnettes ; pour preuve, la description minutieuse de la bataille. « Mais Vieille Epée a mille bras, et autant de rapières » (p 501). Cependant, Loup « ne parvient pas à croire que son frère ait disparu alors qu’il venait à peine de le rejoindre » (p 504). Page 505, coup de théâtre : Armand est toujours vivant, il n’a fait qu’abattre les assaillants de Brune, lui sauvant ainsi la vie… « Tu as sauvé ma fille. Je te hais pour cela » précise Loup (p 506) : on est en plein roman d’aventures. Le dénouement est heureux. Loup et les hommes est le roman (que je n’aurais qu’effleuré) du suspens, des coups de théâtre, de la construction, de la multiplicité des points de vue, du passage sans transition de la description à la légende, de la glorification de l’amitié entre les hommes, les peuples….Et puis, j’aime ces mots : « Le mélange des sangs était l’avenir de l’humanité » (p 571). Ce sera le mot de la fin !
Emmanuelle Pirotte, Loup et les hommes, Le Cherche-Midi éditeur, 612 pages, 19 euros. En librairie.