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En hommage à Oscar Niemeyer : « L’urbanisme et l’architecture aujourd’hui…. quel avenir ? »
Un débat avec François Chaslin, Paul Chemetov et Marc Mimram

En hommage à Oscar Niemeyer, décédé le 5 décembre 2012, le Parti Communiste Français débat a organisé les 12 et 13 janvier 2013 des journées portes ouvertes à son siège, bâtiment conçu par l’architecte brésilien. A cette occasion eut lieu un débat sur le thème « L’urbanisme et l’architecture aujourd’hui…. quel avenir ? », animé par Paul Chemetov, avec la participation de François Chaslin et Marc Mimram. En voici le compte-rendu, réalisé par Dany Mahou.

Gérard Fournier (administrateur du siège du PCF et de l’Espace Oscar Niemeyer). Je vous demande de prendre place, nous allons commencer donc ce débat, cette conversation mais je voudrais dire en préambule que, bien sûr, ce n’est pas sans émotion que nous sommes réunis ici : le 5 décembre 2012, Oscar Niemeyer nous quittait, c’est avec beaucoup d’émotion, le cœur serré et notre secrétaire national, monsieur Pierre Laurent, en lui rendant hommage le 19 décembre 2012, a proposé que l’on ouvre en grand, les portes de notre siège aujourd’hui. Pour information, il faut savoir que nous avons reçu déjà, à l’heure qu’il est, plus de 2000 personnes qui sont venues donc voir l’œuvre de Niemeyer. Je remercie sincèrement François Chaslin, Paul Chemetov et Marc Mimram d’être parmi nous, à l’occasion de l’hommage rendu à notre cher Oscar Niemeyer. Je vais faire une présentation de chacun de vous et vous ne m’en voudrez pas, messieurs, si j’oublie des choses pour vous présenter à ceux qui ne vous connaissent pas.

Monsieur François Chaslin : vous êtes architecte et critique d’architecture français. De 1980 à 1987, vous avez été responsable du département des expositions à l’Institut Français d’Architecture. Entre 1987 et 1994, vous avez été rédacteur en chef de la revue l’Architecture d’Aujourd’hui et, précédemment, des Cahiers de la Recherche Architecturale et rédacteur en chef adjoint de la revue Techniques et architecture. Vous publiez régulièrement des articles sur l’architecture dans la presse quotidienne et hebdomadaire. De 1999 à 2012, vous avez animé et produit l’émission hebdomadaire Métropolitains sur France Culture. Vous avez aussi enseigné dans l’école d’Architecture de Lille, puis celle de Paris-Malaquais.

Monsieur Marc Mimram : vous êtes architecte, ingénieur civil des Ponts et Chaussées et enseignant. Vous avez, à votre actif de nombreuses réalisations : ouvrages d’arts, logements et équipements publics.
On peut citer la passerelle de Solferino à Paris en 1999, le pont Léopold Sédar-Senghor à Nantes, la passerelle Mimram à Strasbourg.
Vous êtes lauréat du concours pour la restructuration et l’extension de l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Strasbourg et venez d’être désigné pour réaliser le nouveau stade Roland- Garros à Paris.
Vous enseignez actuellement à l’Ecole d’Architecture de Marne La Vallée en Seine et Marne.
Vous avez reçu de nombreuses distinctions parmi lesquelles on peut citer le Prix d’Architecture du Moniteur avec l’Equerre d’Argent en 1999.

Paul Chemetov : Paul, on te connaît depuis très longtemps. Tu connais aussi cette maison ici, cheville au corps et au cœur. Architecte et urbaniste français, tu as été diplômé de l’Ecole des beaux-arts en 1959.
Tu as été enseignant à l’Ecole d’Architecture de Strasbourg, à l’Ecole des Ponts et Chaussées et à l’Ecole Polytechnique fédérale de Lausanne.
Tu as reçu le Grand Prix National d’Architecture en 1980.
Je ne peux pas citer toutes tes réalisations : je vais citer le ministère de l’Economie et des Finances que tu as réalisé en 1990 en collaboration avec Borja Huidobro, l’ambassade de France à New Delhi de 1982 à 1985 avec Borja Huidobro, également.
Tu as aussi réalisé la ligne T1 du tramway en seine saint Denis, de Bobigny à Saint-Denis.
Tu as également publié de nombreux livres et articles.
Donc, je considère que j’ai assez parlé, maintenant c’est votre tour et mon cher Paul, je te donne donc la parole.

Paul Chemetov. Bonsoir, on ne va pas faire une succession de discours. Je crois que l’on va bavarder entre nous mais, pour lancer ce bavardage, je vais avancer une première hypothèse devant vous Marc Mimram et François Chaslin qui, tous deux, connaissez le travail de Niemeyer, connaissez le Brésil et serez donc de parfaits débatteurs de cette question.

Qui est Niemeyer ? Certains, à l’occasion de sa mort, ont parlé d’un virtuose de la Courbe, comme s’il était un patineur. Non, Niemeyer, ce n’est pas cela. Niemeyer est un homme très curieux, à la fois archaïque et moderne mais dont l’architecture, quand on la regarde, est absolument dépourvue de second œuvre. Je parlerai de l’exception de ce bâtiment et en donnerai les raisons historiques.

Et Niemeyer, d’une certaine façon, parce qu’il emploie un monolithe, le béton, de façon assez virtuose et grâce surtout aux ingénieurs brésiliens tout à fait performants, s’échappe aux conditions d’assemblage des bâtiments modernes. C’est cela sa singularité et je crois que c’est aussi la difficulté de l’acclimatation de ce travail sous nos climats.

Autant le socialismo tropical s’épanouit dans d’autres lumières et d’autres hygrométries, il est bien certain que si l’on prend un bâtiment très célèbre en France, le Volcan du Havre, le fait qu’il ait dû être peint en blanc pour être rendu étanche, montre que la question de la deuxième échelle, du second œuvre, est une question contemporaine.

Mais, peu importe, revenons à l’essentiel de son travail. De ce fait, ne travaillant qu’avec un seul matériau, la virtuosité des espaces de Niemeyer, de ses enchaînements, le soin qu’il mettait à faire venir la lumière dans une coupe par des systèmes extrêmement sophistiqués, le côté d’enchaînement presque musical, quand on est dans ce qu’on appellerait le sous-sol dans une autre bâtisse, quand on voit comme tout cela est emboîté, comme les sols se dérobent, peu d’architectes au monde sont capables d’arriver à cela.

Il est vrai qu’il représente une génération d’architectes (celle des Corbusier, Mies Van Der Rohe, Wright, Aalto, on pourrait continuer….) qui avaient un tout autre statut dans la société, qui étaient reconnus comme des Artistes et dignes de mécénat. Il est bien certain que ce fut le cas de Niemeyer durant toute sa vie, dans ses commandes. Et ici aussi où, en quelque sorte, le Parti communiste, pour échapper à la compétition de ceux qui se réclamaient de lui, préféra, comme lorsque François Mitterrand alla chercher Peï pour transformer le Louvre, échappant ainsi aux querelles françaises, décida d’aller chercher un architecte incontestablement architecte et incontestablement communiste, pour faire son siège.

Mais ce statut pré-bureaucratique, en quelque sorte, de l’œuvre de Niemeyer, en explique aussi la liberté parce que, malheureusement, on y reviendra peut-être, le monde s’est perfectionné de ce point de vue-là.

Et pour revenir à ce qui sera une conclusion provisoire sur ce bâtiment et avant de laisser Marc Mimram et François Chaslin, dire leur façon d’aborder l’œuvre d’Oscar Niemeyer, je veux dire que ce bâtiment est très particulier parce qu’il règle quelque chose de fondamental : le rapport entre le gros œuvre et le second œuvre, non seulement grâce aux architectes, aux « nègres » de Niemeyer que furent Jean Deroche, moi-même et plus tard, Jean-Maur Lyonnet, mais aussi grâce à l’activité de Jean Prouvé. On oublie toujours de dire, et c’est rarement dit dans les livres consacrés à Jean Prouvé, que la façade est de Jean Prouvé et de dire aussi la force de cette façade.

Alors que, même chez Niemeyer, dans le siège des éditions Mondadori à Milan et le bâtiment des Affaires Etrangères au Brésil, la façade pourrait être un verre dont on ne voit pas très bien les montants, elle pourrait être en plastique ou en autre chose. Cela ne compte pas, la façade est une membrane par rapport à la force de l’ossature du béton. Ici, l’intervention de Jean Prouvé et les traditions verristes, constructivistes de l’AUA que Deroche et moi-même représentions, ont changé le statut de ce bâtiment.

Alors Niemeyer, avec beaucoup d’humour, disait que c’était son meilleur bâtiment ; je ne crois pas que ce soit son meilleur bâtiment mais sous le climat français, probablement.
Et là-dessus, je passe la parole à qui veut la prendre.

François Chaslin. Moi, j’ai longtemps pensé que cet immeuble était le meilleur bâtiment de Niemeyer. Ce n’est peut-être pas le plus saisissant parmi tous ceux qu’il a réalisés, ce n’est pas celui qui donne la « commotion » esthétique et spatiale la plus grande ; il y a des choses plus fortes que l’on éprouve quand on visite certains des palais qu’il a construits à Brasilia.

Mais c’est celui dans lequel il montre, comme tu l’as bien indiqué d’ailleurs, son talent à organiser des espaces, des territoires. Et ce qui m’a encore frappé, je ne viens pas souvent sous cette coupole, j’y suis venu quelquefois, mais en y venant tout à l’heure, alors qu’il n’y avait pas grand monde, c’est un sol presque naturel. On était sur un coteau, en quelque sorte. Une idée utilisée par Le Corbusier à d’autres égards, mais que Niemeyer a utilisée magnifiquement ici, cette façon de guider les corps, cette façon de faire que se mettent en place des espaces et des voûtes d’une très grande pureté malgré certaines difficultés du bâtiment, notamment les difficultés sécuritaires sur lesquelles j’avais ironisé autrefois, et qui m’avaient valu beaucoup de lettres furieuses de communistes au moment de l’inauguration. J’avais alors écrit un article intitulé « la sublime forteresse », dans lequel je m’étais amusé à décrire le système de douves et de protections presque militaires de ce bâtiment, d’ailleurs bien légitimes. Il y a donc ici une fusion de cette facilité de Niemeyer avec une tradition française qui est celle du béton brut utilisé ici avec cette rusticité qu’il n’a pas, à ma connaissance, utilisé ailleurs ; et puis avec, en effet, du second œuvre, avec les murs-rideaux de Prouvé qui sont extrêmement aboutis, extrêmement beaux.

Cependant, l’architecture de Niemeyer, quand elle échappe aux raffinements du second œuvre, est quand même une architecture assez belle. Beaucoup d’architectes dessinent, ils dessinent de façons extrêmement diverses, mais Niemeyer est un des rares que l’on voit dessiner à la pointe du crayon avec un trait extrêmement simple, presque enfantin, comme certains dessinateurs de bandes dessinées, avec des petits personnages qui partent à l’infini, qui donnent l’échelle et qui sont faits (ce sont presque des étoiles) de cinq petits traits.

Et puis, sur ses dessins, le bâtiment est d’une justesse, d’une amplitude à la fois, d’une facilité tout à fait grande à s’insérer dans le ciel, dans le paysage. Et son architecture vise à peu près le même propos.

C’est cela qui est très insolite, c’est une architecture qui vise le même propos que son dessin.
Alors probablement, Marc, pourras-tu nous expliquer ce qu’il doit aux grands ingénieurs espagnols comme Torroja ou mexicains comme Candela qui ont, dans les années 1930, inventé ou perfectionné le système des coques minces.

Niemeyer a eu la chance de démarrer quand l’Europe était en guerre, quand le monde entier était en guerre, avec cette occasion extraordinaire que le Brésil ne l’était pas. Des gens, des talents, ont ainsi pu s’épanouir et un Etat puissant a pu s’établir pendant la guerre. Ce qui fait que, dans l’après-guerre et déjà pendant la guerre, il y a eu des évolutions extraordinaires, avec notamment la reconnaissance de son architecture par une exposition au MOMA de New- York.

Après-guerre, alors que la France engageait sa reconstruction avec des valeurs assez différentes, on s’est retrouvé avec quelque chose qui était presque miraculeux ; et je parle là, bien sûr, de bâtiments très antérieurs à Brasilia, puisque Brasilia date de 1961 seulement.

Je reprends le thème de la construction : ces coques, ces voûtes très simples, cette architecture blanche en béton armé, qui ne s’encombre pas trop de questions d’isolation, de questions thermiques. De ce point de vue là, les bâtiments de Niemeyer ne sont pas tous très bons. Ce bâtiment-ci souffre de ces problèmes, les bâtiments construits au Brésil aussi. Mais ça permet d’avoir une architecture conçue comme un trait.

L’autre jour, en réfléchissant sur Niemeyer avec quelques personnes à la radio, il m’était apparu que c’est une architecture qui ressemble un peu à certaines maquettes faites en porcelaine ; c’est un peu de la porcelaine, d’une certaine façon, puisque ce qui guide l’architecture, c’est l’épaisseur la plus mince possible que puisse fournir le béton armé ; il y a des poteaux, des murs, des voiles, des choses qui portent, bien sûr, mais la particularité de cette architecture est de ne pas avoir d’autre matérialité que celle de sa coque et de sa membrane relativement épaisse, si l’on veut, mais tout de même extraordinairement fine par rapport à ce qui se pratiquait dans le béton armé de l’avant- guerre.

Marc Mimram. Pour remonter à ce que tu viens de dire, François, on est dans une situation très particulière. L’éclosion de tout cela se fait dans les années 30. Tu évoques l’explosion des avancées techniques et la première grande construction d’Oscar Niemeyer, après on pourra parler du projet de Le Corbusier avec le ministère de l’Education et de la Culture, c’est Pampulha, la structure de l’église st François d’Assise, avec le système de coques qui s’interceptent dans une discontinuité.

Ce qui très intéressant avec l’architecture de Oscar Niemeyer, à ce moment-là et qu’il développera par la suite, c’est comment il réinterprète ce que la rationalité européenne et particulièrement française, avait développé au travers du grand débat sur Le Corbusier / Perret inscrits dans un style qualifié d’international qui se faisait plutôt dans la discontinuité et l’assemblage de la préfabrication. Là, on est dans une situation très particulière, avec la conjonction de deux choses : le matériau qui permet de le faire, qui est très bon marché et une main d’œuvre qui permet aussi de le faire parce qu’il faut pouvoir coffrer ces éléments-là. Il faut pouvoir installer de la continuité et pour installer la continuité, il faut des éléments de coffrage continus : il faut fabriquer un moule, un premier moule qui permet de le faire et ça, c’est possible dans ces années 30, au Brésil, parce que la main d’œuvre est bon marché et qu’on découvre les capacités de ces matériaux à se mettre sur ce qu’on qualifie de résistance de forme, c’est-à-dire que la forme a des qualités de résistance intrinsèque. La coupole que vous voyez là, fonctionne très bien en compression et il y a la coupole inversée que l’on connaît à Brasilia.

Donc, c’est cette mise en relation entre la mise en forme et la matérialité qui est très particulière. On dit souvent de Niemeyer, que c’est un tropicalisme moderne. Ce tropicalisme- là est dans une grande liberté dont il faut dire qu’elle est parfois assez irrationnelle, comme ça au moins, ce sera dit ! Car tout le monde pense qu’Oscar est un grand rationaliste, etc……
C’est un grand libertin j’allais dire, un grand libertaire de ce point de vue-là, il se libère de la forme. Et cette possibilité là, elle rencontre celle que les ingénieurs développent de nouveau, Torroja en Espagne et Candela au Mexique. Les gens commencent à travailler sur la capacité qu’aurait cette soupe qu’est le béton, cette soupe qui se durcit, cette soupe qui se moule pour traduire une forme dans l’espace et c’est un moment de grande liberté.

Je voudrais qu’on aborde, par la suite, parce que je pense qu’on ne peut pas dissocier ces deux choses, la qualité architecturale du travail d’Oscar Niemeyer, de la qualité de son engagement et notamment de son engagement politique. Je ne sais pas si c’est le moment d’en parler mais on pourrait y revenir.

François Chaslin. Je ne sais pas si on peut parler de cela facilement. D’une part parce qu’il n’y a pas, parmi nous, de Brésiliens, de gens très familiers de l’histoire du Brésil qui est très différente de celle de l’Europe. Quand ces gens se rencontrent dans les années 1940, Oscar Niemeyer, le gouverneur de l’immense province du Minas Gerais, Juscelino Kubitschek qui deviendra président de la République par la suite, avec le futur urbaniste de Brasilia, Lucio Costa, ce sont des gens qui ont environ 30 ans.

Ils participent de quel mouvement ? Cela est difficile à comprendre pour nous parce que c’est un mouvement qu’on pourrait, à certains égards, à certains égards seulement, qualifier de type fasciste. Le mouvement de Vargas est un mouvement qui veut fonder un pays moderne, énorme, très intense, un pays d’émigrants. Ce n’est pas du tout un fascisme de type ethnique ou raciste, mais un pays fondé sur la conjonction des peuples, de peuples plutôt occidentaux d’ailleurs que des natifs, qui se rendent dans cet immense territoire. Tous les grands poètes du Brésil participent de ce grand mouvement d’exaltation. Cet état autoritaire qui dure de 1930, quand eux ont donc environ 20 ans pour les plus vieux d’entre eux, jusqu’en 1945, date à laquelle Vargas est réélu (il se suicide en 1955, je crois) et l’année 1956, lorsque Kubitschek devient président de la République. Ils sont donc les héritiers d’un mouvement qu’on ne peut pas tout à fait identifier au fascisme européen parce que, d’une part, il a eu la sagesse de ne pas s’engager dans la guerre, mais qui est tout de même d’un registre assez équivalent, autoritaire et populiste. Tout cela est difficile à expliquer, difficile à percevoir parce que, nous le savons bien maintenant, le régime de Mussolini n’est pas tout à fait celui du fascisme allemand.

Donc, il faut penser cela : des gens qui ont alors 30 ans, sont pris dans un moment d’exaltation nationale où il y a des développements prodigieux, des développements techniques, des développements à tous égards, marqués par une pensée importante qui dirige le Brésil, pensée héritée du positivisme de Benjamin Constant : l’Ordem e progresso, pensée d’origine française découlant du positivisme d’Auguste Comte.

Et ce positivisme marquera fortement les cadres militaires, les cadres politiques, les cadres en général, l’intelligentsia politique et technocratique. Donc, c’est une chose dont on a du mal à se souvenir puisqu’on voit généralement Niemeyer comme un communiste. C’est un communiste assez excentrique d’ailleurs, qui a encore déclaré dans les années 1995, que Staline était un très grand homme ; ça fait un peu rire. Mao et Staline étaient célébrés constamment. Castro, bon ça va, il est tropical, mais Mao en 1990……

Bon, on peut penser que Niemeyer n’était pas très informé dans ces années-là, il est déjà âgé et qu’il n’était pas un communiste très critique ou très lucide. Mais peut-être, Paul, peux-tu parler de ce qu’a été son communisme dans les années 1960 où tu l’as connu ?

Paul Chemetov. Oui et pour parler du communisme d’Oscar Niemeyer et pour compléter ce que tu viens de dire, le Brésil a, quand même, une histoire très singulière et puisque tu évoquais Mao, presque maoïste.

L’ampleur continentale de ce pays fait qu’un épisode comme la Longue Marche a existé au Brésil, juste avant l’épisode Vargas et c’est presque conjoint avec le début de l’épisode Vargas.

Et je crois que l’on ne peut pas comprendre ce continent gigantesque, ce qui s’y passe, à la fois la grande misère et la richesse extrême à l’autre bout, et ne pas comprendre la réaction de ce jeune homme bien élevé, bourgeois et tout, par rapport à tout cela et dans ce climat là. Mais au fond, ce qui se joue dans ces années-là, c’est un peu, aussi, ce qui se joue en France.
Alors que vient de paraître le livre de Pierre Juquin sur Louis Aragon, on a un peu ce qui se joue, au début des années 30, entre deux amis que sont Drieu La Rochelle et Louis Aragon, l’un devenant fasciste et l’autre, communiste.

Il faut savoir que cette génération avait ces deux phares possibles, ces deux lumières possibles et qu’elle s’orientait vers l’un ou vers l’autre, quelque fois vers l’un et vers l’autre, dans une plus grande confusion, ce qui fut le cas de certains.

Mais il faut comprendre les conditions historiques qui, aujourd’hui en 2013, semblent complètement dépassées, du premier engagement de Niemeyer et pour parler de Niemeyer et de son engagement, je voudrais citer le journal La Croix. Au fond, il y a eu deux très bons dossiers sur Niemeyer, l’un dans l’Humanité cela va de soi, l’autre dans La Croix qui titre : Niemeyer architecte engagé et hédoniste et finit par cette citation : « je me sens en paix avec moi-même parce que je crois en ce que je propose ». Et je crois que cela résume, à la fois, la position de Niemeyer envers son architecture et envers sa position socio- politique.

Evidemment, ce n’est pas un militant qui collait des affiches, ce n’est pas ce genre-là, ce n’est pas l’infatigable fourmi communiste telle que le décrivaient les rapports de police, en France, au début de la guerre mais c’est, dans ce vaste tropico continental, l’histoire singulière de cet homme et la fidélité de cet homme à son architecture, à son engagement et à son affirmation politique dans une certaine naïveté que tu rappelais.

Mais parlons de l’hédonisme. Je crois qu’en France la prise de position politique est toujours un peu austère. Il faut comprendre que, chez Niemeyer, le goût de lumière pour le sexe opposé comme pour ses bâtiments et l’approche sensuelle, en quelque sorte, des deux, va de soi. Il faut replacer cet homme dans sa totalité et ne pas le trancher en rondelles comme le jambon Olida.

Marc Mimram. Pour revenir sur cette question de l’engagement politique, il est, à mon sens, double.

Le premier, il rencontre la société, ce que tu soulignes est très important : après Vargas, il y a Kubitschek et c’est la rencontre d’une bande avec la politique.

Lucio Costa et Oscar Niemeyer qui travaillait avec lui, construisent pour le futur président, leur première œuvre, avec le développement du quartier de Pampulha à Belo Horizonte.
Et ils sont dans une relation très intime entre le pouvoir politique et l’architecture qui devient alors un symbole de la modernité du pays qui se construit, lorsque le président lance un concours international. Par hasard, il se trouve que Lucio Costa et Oscar Niemeyer gagnent parmi tous les candidats, ce n’est pas tout à fait un hasard à mon avis, et donc, ils se retrouvent là et ils gagnent la construction de la nouvelle capitale. Pendant 5 ans, ils vont dessiner de nouveaux bâtiments et tous ceux qui sont passés à l’université de Brasilia le savent, il y a un tableau noir sur lequel Oscar a dessiné le projet et les gens, à la fin de la conférence, peignent en blanc sur le tableau noir, les dessins de Niemeyer, ce qui n’est pas très pratique puisque les gens n’ont plus de tableau noir.

Mais le tableau est là, avec le plan de la capitale et il faut bien comprendre comment l’architecture moderne peut devenir un symbole de modernité.

L’architecture a cette tendance à vouloir se détacher du pouvoir politique ou de la représentation politique ou de la représentation de la modernité que se fait la politique et je pense que c’est une vraie leçon. Il faut revenir à cette idée là que l’architecture, dans sa contemporanéité, représente la ville qui se transforme aujourd’hui et c’est une vraie leçon. Parce qu’imaginons qu’aujourd’hui, on veuille reconstruire ce bâtiment là, au même endroit, la chose ne serait pas si simple qu’il y parait.

Paul Chemetov. Elle serait tout simplement impossible.

Marc Mimram. Rappelons le caractère révolutionnaire de cet engagement constructif au service de la société et je le dis parce qu’il faut aussi comprendre, j’imagine que vous n’êtes pas tous architectes ici, à quel point l’architecture a des tendances à la représentation, rétrogrades aussi. Il faut, aujourd’hui, l’accepter dans sa modernité pour que la ville se transforme.

Et puis, il y a une seconde personnalité chez Oscar Niemeyer, il y a le fait qu’il soit engagé politiquement et qu’il n’y a aucun doute la-dessus.

Moi, la première fois que je l’ai vu, grâce à toi Chem, puisque j’étais étudiant de Jean Deroche et suis allé le voir à Rio, comme étudiant.

J’arrive là et il m’accueille très gentiment, toujours très cordial, très disponible et il me dit d’aller visiter son agence et de lui raconter ce que j’y ai vu. J’arrive là et veux voir ses projets et ne vois que des palais, des palais situés je ne sais pas où, au Qatar, dans les Emirats ou je ne sais où. Je me dis : attends, que se passe-t-il, on m’avait dit qu’il était engagé politiquement……. Et moi, je sortais de l’Ecole des Beaux-Arts où on me parlait de l’habitat pour le plus grand nombre….Où est l’habitat pour le plus grand nombre ? Il s’agissait là de faire des palais pour le plus petit nombre. Alors, je lui ai posé la question : « Senior, pourriez-vous m’expliquer ces projets au regard de votre engagement politique ? » Il me répondit : « Pouvez-vous douter de mon engagement politique ? » A ce moment-là, j’ai compris qu’on pouvait dissocier l’engagement politique, du programme architectural dans lequel on était. C’est une vraie leçon et elle est double : la première est que la modernité peut-être représentée par l’architecture pour incarner un pouvoir en mouvement et la deuxième est qu’il n’est pas nécessaire d’être, en architecture, dans la représentation de programme qui apparaîtrait directement politique. Chem, toi qui as été souvent confronté à cela….

Paul Chemetov. Oui mais enfin, il faudrait parler d’Oscar et de son rapport à l’habitat, parce que c’est vrai que dans la carrière de cet homme, de cet architecte, quand on travaillait avec lui, il faut savoir qu’Oscar DESSINAIT et que la grande différence ( un certain nombre de choses seraient impossibles aujourd’hui) c’est qu’aujourd’hui, le dessin est devenu informatisé et que le nombre d’architectes et d’ingénieurs, qui comme les architectes et ingénieurs passés avaient une maîtrise parfaite du dessin, est devenu assez faible. Par contre, les vertiges de l’informatique arrangent, si l’on peut dire, un certain nombre de projets.

Mais, pour revenir à Oscar, un jour que parlions de l’habitat, il avait commencé à nous raconter une fable, il faut toujours raconter des fables, il imaginait des espèces de cellules préfabriquées, disposées en quinconce. Sur la terrasse de ce bâtiment, il imaginait qu’il pourrait y avoir aussi un chien avec sa niche et il racontait un bidonville populaire et préfabriqué qui aurait été, de son point de vue, la réponse de masse à la question des favelas brésiliennes.

Après, on pourra parler d’architecture et de politique, si tu veux.

François Chaslin. Il n’a pas fait beaucoup de logements, à ma connaissance pratiquement pas. Il a fait un projet de 1 000 logements à Dieppe, la ZUP de Dieppe, organisant plusieurs grandes bananes de 150m de long. A l’époque, la municipalité était communiste et le projet allait sortir lorsque le ministre de l’époque, Olivier Guichard a sorti la loi interdisant les grands ensembles.

C’est alors, en France, un moment de basculement...

Paul Chemetov. La loi interdisait les bâtiments de plus de 50 m. de long.

François Chaslin. ...Oui, c’est la loi contre les grands ensembles. Alors qu’il a fait d’autres équipements, il a fait beaucoup d’écoles, au Brésil. Je ne sais pas quelles sont leurs qualités, c’est difficile d’en juger ; il a fait aussi beaucoup d’universités, mais pas en aussi grand nombre. Il faut inviter les gens à visiter les bâtiments de Niemeyer parce que ce sont des bâtiments qui se visitent ; ils présentent une superbe image extérieure. Mais certains espaces intérieurs, certains déplacements, y sont magnifiques. Une des plus belles est la place des Trois Pouvoirs à Brasilia, avec les deux assemblées, dont l’une est en forme de cuvette et l’autre une sorte de dôme, comme ici, avec deux bâtiments serrés qui les scandent au milieu.

C’est vrai que l’émotion que l’on ressent ici, on la ressent dans la plupart des grands palais. Souvent, les gens ont, de ces grands palais, l’image d’une colonnade d’hyperboles, souvent un peu pénible mais dès qu’on y entre, ce sentiment disparaît ; le fait déjà qu’il n’y ait jamais de garde corps, est déjà extraordinaire. Des dalles sur des dalles, des escaliers en colimaçon, sans garde corps, pris dans des géométries extrêmement frappantes, incisives. Les grands emmarchements, les montées dans des spirales, les écrasements de plafond, Niemeyer montre qu’il a une maîtrise extrêmement forte de la dimension spatiale de l’architecture. On a du mal, en voyant les projets d’Oscar Niemeyer, à comprendre, à saisir le processus de création. Comment peut-on anticiper de tels effets ?

Marc Mimram. C’est aussi associé, comme je le disais, à la représentation du pouvoir. Tous ses bâtiments sont soit le Pouvoir, soit l’Eglise, soit le Pouvoir Civil mais il y a aussi la très grande liberté qu’il s’offre parce qu’il est dans une urgence totale ; il a fait plus de 50 bâtiments à Brasilia en 5 ans, ce qui veut dire 10 bâtiments par an et 1 bâtiment par mois. Il fallait donc les dessiner très très vite. Il faut une idée, un projet. Cela se traduit aussi par un aspect technique qui était lié et là, je voudrais juste ajouter un personnage à tout cela dont on parle très peu, qui est Joachim Cardoso ingénieur de Niemeyer. Plutôt connu au Brésil comme poète d’ailleurs et graphiste quand on regarde dans la littérature ; il n’avait aucune norme et on va très vite dans la représentation d’un pouvoir, dans un élancement total : les 2 exemples que tu cites, sont celui de la place des Trois Pouvoirs et aussi la cathédrale avec l’hyperboloïde de révolution qui est une vraie folie. Il faut se rappeler qu’on est en 1950, que les calculs informatiques sont assez réduits. Cardoso était quand même un illuminé, vraiment, et tout cela se fait dans une très grande liberté, hors de toute réglementation.

Je pense que dans le dôme, j’ai vu des images de la construction de Brasilia dans un film magnifique, on est à plus de 500 kg d’acier par m3 de béton. Le dôme c’est plutôt de l’acier que du béton, surtout le dôme inversé, celui qui est dans le mauvais sens.

Mais tout cela est possible parce qu’il faut aller très vite et pour reprendre la question que tu évoquais de l’ambition spatiale, il faut juste avoir en tête que dans le ministère des affaires étrangères, il y a l’ouverture sur le grand espace avec le grand escalier évidemment sans garde corps, dans l’Opéra, il y a la rampe, sans garde-corps évidemment, dans l’hyperboloïde de la cathédrale, il suffit de se glisser par-dessous pour rentrer dans la lumière de la cathédrale.

En effet, pour chaque projet, il a un engagement technique total et instantané.

Paul Chemetov. Oui, à propos d’un projet/une idée, c’est exactement ce que disait Peï lorsque certains le pressaient de bouger sa pyramide, il nous disait : une idée par projet, deux à la rigueur.

Je crois que Niemeyer était de cette génération de personnes qui avaient cette conscience des choses et d’eux-mêmes, de l’œuvre en quelque sorte, singulièrement mise à mal par la bureaucratie présente.

Mais, pour revenir à architecture et politique, le rôle de l’architecture n’est pas de figurer le politique au premier degré.

Pour ceux qui sont très vieux dans cette salle, ceux qui regardent les vieilles revues, à l’exposition de 37, il y avait une représentation, assez grande, dans le pavillon de l’URSS et dans celui de l’Allemagne avec d’un côté, le célèbre groupe de la paysanne et de l’ouvrier brandissant la faucille et le marteau et, de l’autre côté, l’aigle hitlérien qui les regardait.

Mais cette représentation au premier degré, cette figuration au premier degré, si on ramène les rapports de l’architecture à ceux de la politique, c’est singulièrement appauvrissant et frustrant. Je crois que c’est infiniment plus complexe que ce que disait Niemeyer. On peut trouver une autre citation dans le journal l’Humanité qui complète celle qui a été faite par le journal La Croix. C’est cette capacité d’anticipation et de projection de représentation, non pas directe au premier degré, de ce qu’est la forme actuelle du slogan mais une réelle capacité de projection dans l’avenir.

Et je crois que cela, mais enfin on va s’éloigner beaucoup d’Oscar Niemeyer, on le voit aussi en Europe. En Europe, là où on peut observer le mieux cette double question de la représentation du pouvoir et de l’architecture, c’est dans l’architecture dite rationaliste italienne, au même moment que les pires pitreries coloniales et colonadesques fabriquées sous le régime de Mussolini, il y a aussi l’architecture la plus moderne, avec Terragni par exemple, qui illustre cette dualité de possibilités.

Et les seules choses qui vont rester et qui vont peut-être témoigner du côté futuriste du fascisme et non de son côté de guignol dans le sang et la vomissure et bien c’est cette contradiction que l’on peut observer.

Et je crois que l’avantage de Niemeyer, si l’on peut dire, parce que le Brésil a échappé à la guerre, c’est qu’il a pu se former, se fonder dans cette incroyable mise en marche d’un continent tout entier.

Marc Mimram. Le Brésil a échappé à la guerre mais il n’a pas échappé à la dictature, c’est-à- dire qu’à un moment, même cet engagement politique, n’aura pas suffi dans ce dialogue-là.

Paul Chemetov. Oui, on peut dire qu’au moment où les colonels prennent, comme dans beaucoup de pays, le pouvoir au Brésil, le siège de la revue de Niemeyer est saccagé, il se réfugie en France où il est protégé par André Malraux, personnage ambigu lui aussi mais quand Aragon entendait certains de ses camarades parler de Malraux : « Malraux, ce salaud qui est de l’autre côté… », il répondait de sa voix un peu précieuse : « Nous avons été ensemble sur les mêmes estrades ».

Et bien, il faut se souvenir de toutes ces ambiguïtés : Malraux protège Niemeyer, lui donne les autorisations pour exercer en France et Niemeyer, lors de son passage, offre gratuitement, il faut le rappeler, la maquette et le projet dessiné sur 3 feuillets 21x29.7 de ce bâtiment et comme il retourne au Brésil, les colonels s’étant écartés, nous devons Jean Deroche et moi-même déchiffrer ses hiéroglyphes et faire le bâtiment que vous voyez. Niemeyer ne prenant jamais l’avion, Deroche faisait lui le voyage en avion, pour aller soumettre à Niemeyer, l’état successif de nos esquisses.

Mais une anecdote sur la fin du projet de ce bâtiment montre l’attitude très particulière de Niemeyer envers les choses que je crois assez impossible aujourd’hui : Niemeyer n’avait pas prévu qu’il fallait installer des locaux techniques sur le toit, il appelait cela la salle des machines ; il voulait qu’elle soit située quelque part sur le côté du bâtiment, quelque part ailleurs, mais pas chez lui. Mais il faut mettre toutes ces choses sur le toit. Niemeyer arrive et invente ces rochers, cette sculpture incroyable qui est d’une virtuosité totale. On travaille aussi au marteau piqueur pour creuser aussi, dans le dernier niveau, un patio qui va éclairer la salle à manger (à l’époque) du bureau politique et avec ces azulejos qui l’ornent.

François Chaslin. Le Corbusier a aussi fait des installations sur le toit de la cité radieuse, à Marseille, quelques années avant, mais c’est un peu différent. Il est difficile de comparer Le Corbusier et Niemeyer parce qu’on sait que Niemeyer était extrêmement influencé par Le Corbusier, même si, à la fin de sa vie, il a feint de l’avoir été moins qu’il ne l’a été, effectivement, avec Costa. Le Corbusier qu’ils ont invité au Brésil en 1936, avec lequel ils ont travaillé.

Bon mais si on regarde les œuvres de Le Corbusier de ces années 1950-1960, on voit à quel point elles sont différentes. Les bâtiments de Niemeyer, c’est en effet un trait, deux traits et un volume articulé à un autre. La Tourette ou Ronchamp de Le Corbusier sont des édifices d’une complexité où il y a des mois, voire des années de travail. On pourrait très rapidement dessiner, de mémoire, un bâtiment de Niemeyer. Pour Le Corbusier, on pourrait passer des semaines à dessiner La Tourette sur toutes ses coutures si on saisit ses coupes, les articulations, les volumes, la dialectique entre toutes sortes de choses qui s’y passent.

Mais en même temps, si on regarde les deux architectes, ce sont les deux grands inventeurs des capitales du tiers-monde dans les années soixante. C’est quand même extraordinaire de voir comment Le Corbusier a construit à Chandigarh, un bâtiment qui rentre bien dans cet espèce d’archaïsme très puissant, mais vraiment très archaïque, qui sent la terre, maladroit et combien, dans un pays plus développé ( le Brésil est un pays plus développé que l’Inde) Niemeyer y invente une cathédrale qui projette le Brésil dans le monde des voitures, des DS 21, des fusées avec un bâtiment extrêmement futuriste, pas futuriste au sens où il serait d’avant-garde, ça je ne le sais pas. Mais il accompagne le Brésil vers la modernité naissante des années soixante.

Au contraire, Le Corbusier rattache l’Inde à une sorte d’éternité, dans sa puissance symbolique, historique, mythologique, tout à fait différente.

En comparant les deux, je ne porte de jugement ni sur l’un ni sur l’autre mais je pense que le message de Niemeyer était peut-être plus facile à comprendre pour le peuple qu’il servait.

Marc Mimram. En même temps, la différence essentielle est dans la dualité du personnage de Le Corbusier lui-même qui est d’abord, un grand plasticien, à l’instar de Niemeyer.

Quand tu parles de Ronchamp, on peut le comparer à quelques bâtiments, à Niteroï, par exemple, le musée est beaucoup plus sophistiqué, beaucoup plus complexe. Mais, il y a chez Le Corbusier un deuxième aspect qui est celui de l’ordre technique transmis, construit et lu, qui est dans cet assemblage des choses qu’Oscar Niemeyer refusait. Tu en as parlé au début, Chem, c’est vrai qu’on est dans une continuité, on est plutôt dans le voile, dans l’idée du plan continu, dans l’idée forte qui s’installe dans le paysage et cette dimension-là, Niemeyer la revendique comme son propre à lui, il dit toujours qu’il est dans la sensualité des formes mais ceci a moins d’importance que la manière dont il traduit l’architecture comme un symbole.

A Brasilia, il y a la dimension urbaine associée à la symbolique de la forme.

Il faut accompagner son architecture de cette expression de la modernité parce que le plan-pilote est fait, essentiellement, pour la modernité de la voiture. Le Brésil, contrairement à l’Inde, a accepté l’idée que tout ce qui constituait les attaches de la modernité puisse être transmis dans la ville. Donc, on est dans une situation qui est, de ce point de vue, très différente. A l’exception peut-être de l’université de Brasilia qui est sur 800m de long, la juxtaposition de portiques préfabriqués, l’un à côté de l’autre.

Sinon, dans le reste, on est quand même dans une forme monumentale qui associe la technologie à une forme, non pas d’immatérialité mais de la matérialité particulière du béton armé.

Paul Chemetov. Jean Nouvel, architecte français, dans sa contribution faite dans l’Humanité après la mort de Niemeyer, comparait avec audace, mais je reprends sa comparaison, Le Corbusier à Picasso et Niemeyer à Matisse. Ce n’est pas une comparaison absolue mais on comprend à la fois, le côté chaotique, complexe, si on fait une espèce de superposition de Picasso, par rapport à l’évidence absolue de Matisse et de ses collages notamment, qui ont la même force de continuité, de signe absolu qu’ont les bâtiments de Niemeyer et tu disais tout à l’heure, François que ce n’est qu’un trait mais quel trait, nom de dieu, quel trait !!!

François Chaslin. Picasso, d’ailleurs, a été le reproche que les architectes modernistes d’avant- guerre, ceux des anciens de culture germanique, Suisses, Allemands et parfois Néerlandais. Ils ont à la fois accablé Le Corbusier et Niemeyer de leurs critiques. Pevsner a comparé le Corbu de Ronchamp à un « Picasso du béton armé » et pour lui, c’était vraiment un reproche. On pense que Niemeyer était très bien reçu. Non, pas toujours. Son irrationalisme, son sensualisme ont été mal perçus chez une partie des architectes européens qui pensaient qu’il fallait travailler sur d’autres choses, d’autres systèmes de pensées plus rationalistes, plus stricts et que, dans ce système à lui, cette espèce de danse des formes, il y avait une perte de temps, une perte d’idéaux, même si la modernité à Lorient et si les casinos de Miami, ont piqué des choses à Niemeyer et si Balladur, à la Grande Motte, est très influencé par Niemeyer (et d’ailleurs, lui-même le revendiquait. Il y a eu finalement, de la part des architectes de l’époque, de vifs reproches et critiques envers Niemeyer et Le Corbusier.

Marc Mimram. Si on parle des prolongements de ce qui se fait aujourd’hui, on a quand même trouvé les enfants de cette liberté-là qui a souvent été traduite de manière indépendante, autonome. Il y a beaucoup d’architectes maintenant, qui n’ont gardé d’Oscar Niemeyer que l’idée de la liberté formelle. Or, c’est bien d’autre chose dont on parle ici, c’est à la fois, une capacité spatiale qu’on évoquait à l’instant et aussi une capacité technique, une capacité de représentation constructive des choses. Tu faisais allusion aux derniers bâtiments, les Villas et notamment la fameuse Villa de Rio, qui elle a été d’une grande influence parce que, contrairement à ce que faisait Mies Van Der Rohe, ce bâtiment-là est dans une liberté et une sensualité plus grandes mais il ne faudrait pas l’associer seulement à une totale liberté formelle. Cela va bien au-delà.

François Chaslin. C’est assez rigolo, souvent sur les plans de Niemeyer, il y a une liberté de certaines courbes qui sont souvent interceptées par des volumes plus rigoristes et on pense, généralement, que l’architecture brésilienne, parce que tropicale, serait molle, or ce n’est pas du tout le cas chez d’autres.

Marc Mimram. Y compris, dans le bâtiment de San Paolo, il y a une grande courbe mais le reste est très ordonné, organisé, très rigoureusement organisé.

Paul Chemetov. Oui, revenons peut-être en France, parce que Niemeyer a eu cette influence qui n’est pas terminée et je pense qu’elle va durer encore un certain temps. Il a vécu si vieux que, de son vivant, il a été à la fois honni et à la fois reconnu. Il y a comme un effet générationnel. Mais Niemeyer a pu éclore, c’est ce que racontait François Chaslin tout à l’heure, dans cette espèce d’incubateur du Brésil, à l’abri de la guerre. Pour exemple, le numéro de 1947 de l’Architecture d’Aujourd’hui sur le Brésil, au moment de la période de reconstruction en France qui se partage entre néo- pétainisme et néo-rationalisme, fait l’effet d’un coup de tonnerre dans le milieu encore, à l’époque, très conventionnel des architectes français et je me souviens de Ionel Schein avec lequel j’ai eu des débats très furieux lors de l’inauguration de ce bâtiment où il traitait presque Niemeyer de social-traitre. Je trouvais cela tout à fait de mauvais goût et je le lui disais. Mais il faut se souvenir qu’au début des années 50, à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux Arts, des projets étaient éliminés de jugement, l’un parce qu’il était dissymétrique et l’autre parce qu’il y avait quelques mots de Le Corbusier inscrits au pochoir. Il y avait quand même une réaction d’accrochage de vieux crabes à un monde qui basculait.

L’effet libérateur, à tout point de vue, de l’architecture brésilienne qui se découvrait, n’a pas fini de faire des vagues. Je pense à Guy Lagneau, qui fut mon professeur et qui disait « une grande dalle et tu te marres en dessous ». C’est tout ce qu’il avait retenu de l’approche de Niemeyer mais d’une certaine façon, peut-être que les enfants très lointains de Niemeyer, insoupçonnés, sont aussi dans Le Louvre de Lens, aujourd’hui, avec cet espace indistinct et ces volumes implantés librement, réalisés, évidemment, dans une technique d’un extême raffinement et pas du tout dans le primitivisme rustique, interchangeable et éternel de Niemeyer. Sa force est aussi là-dedans et dans le béton, tant qu’il va durer.

C’est de la roche tout de même, c’est une architecture de grotte finalement mais de grotte des années 50 et on se rend compte que toute cette architecture qui nous enchante par la complexité de ses articulations, est quand même infiniment fragile.

Question dans le public. Quelle est la symbolique de ce bâtiment ?

Paul Chemetov. De mon point de vue, elle est double : c’est d’abord d’offrir, c’est cela qui est très curieux, un espace libre à la Ville, en même temps qu’un bâtiment.

Il a été le premier bâtiment parisien, en quelque sorte un monument parisien, qui restitue du terrain à la ville et je le rappelais dans une réunion précédente, c’est pour cela que le président Pompidou disait « la seule chose que le PCF ait fait de bien en France, c’est son siège ».

Mais la symbolique de ce bâtiment, ce n’était pas cette espèce de S très amorti et la coupole devant, c’était pour lui, une chose qui n’est pas dite, une figure construite en béton, représentant la faucille et le marteau, transfigurée devant ce bâtiment.

Il pensait offrir une œuvre. Il faut savoir dans quelles conditions le PCF travaillait, dans quelles salles obscures, dans quels réduits, dans quels placards. Et tout à coup, le PCF fait le choix de se représenter dans une maison de verre, transparente. Une forteresse ? N’exagérons rien, le verre est certes un peu fumé. Mais ce changement complet, cette ouverture sur la place publique, c’est cela le symbole de ce bâtiment, qui est tout autant porté par les débats qui agitent le PCF à cette époque, entre l’Art en tant que reflet et la liberté de l’Art comme moyen d’investigation possible du monde. Et pour les spécialistes de la chose, un comité central à Argenteuil parle de cela. La symbolique de ce bâtiment, c’est la symbolique de l’Art, non pas comme figuration du prolétaire portant sa chaîne, mais l’Art comme moyen d’investigation possible : l’Art en tant que futur du monde.

François Chaslin. Je pense qu’il faudrait faire un essai qui mettrait en parallèle ce bâtiment, porté par son esthétique et peut-être était-ce dû à un hasard historique, avec l’image du PCF telle qu’elle se transformait dans ces années-là, à l’ouverture du PCF vers les sciences humaines et je pense à la Nouvelle Critique, aux Editions Sociales. Et c’est un moment de basculement de l’image que le PCF se fait de lui-même, qu’il fait de son rapport à l’art, aux arts, aux divers champs de la pensée intellectuelle dans le milieu des années 1960. Il y a sûrement une relation et n’est-ce pas ce qu’on appelle la démocratie avancée, justement ? Le PCF se transforme et prend le risque de basculer avec une idéologie plus facile, plus fluide, moins lutte des classes.

Question dans le public. J’avais cru comprendre que la représentation symbolique était le drapeau flottant au-dessus du monde et qui est représentée par ce dôme à l’extérieur.

Paul Chemetov. D’autres diraient que c’est un sein qui sort de la terre et qui nourrit le monde. Le drapeau c’est peut-être le bâtiment mais pas le dôme. Si, en fait, vous prenez les premiers croquis de Niemeyer, il y a cette espèce de totem communiste qui devait être construit en béton, devant, mais si on voulait aller jusqu’au bout du dessin de Niemeyer et si les temps devenaient apaisés en France, c’est vrai que le problème de ce bâtiment aujourd’hui, c’est sa grille qui n’est pas à sa mesure, qui est certes une nécessité pour éviter qu’un marché forain ne s’établisse sur les marches de ce bâtiment. Cet espace généreux est actuellement clôturé par un objet nécessaire mais non identifié.

Un jour, peut-être, pour achever le travail de Niemeyer, il faudra trouver une limite, mais un peu mieux que cette herse.

François Chaslin. Tu disais que c’était le premier bâtiment à Paris à avoir offert du terrain à la ville ; il y a aussi un bâtiment qui lui est à peu près contemporain, la faculté de Tolbiac d’Andrault et Parat.

Ce bâtiment offre lui aussi à la ville ces petites collines de brique qui couvrent, je crois, les amphithéâtres, et sur lesquelles on pouvait s’arrêter. Elles ont fait l’objet de critiques intenses bien qu’il n’y ait pas là de questions politiques ou sécuritaires et qui finalement, ont été murées par des grilles très hautes, il y a une dizaine d’années. Ici aussi, oui mais à Tolbiac, c’était très frappant car ces espèces de rochers de brique, en creux et en relief, un peu du même registre, offraient quelque chose de sculptural à la ville.

Paul Chemetov. En fait, en offrant de l’espace, je pense que Niemeyer n’avait pas de formulation, ce n’était pas un théoricien, c’était un homme habité. Je me souviens que lorsqu’il avait quelques difficultés à construire ce bâtiment au-dessus du sol, sur quelques poteaux et que les entreprises et l’ingénieur du bureau de contrôle disaient : pourquoi ne pas le poser à terre ? Il répondait, d’un ton charmant : « chez nous, au Brésil, c’est possible de le faire ainsi ».

Je crois qu’il voulait, par cette notion de l’espace, mettre en liberté le mouvement de la ville. Il y a une parenté profonde entre les mobiles de Calder et cette architecture. Dans le mobile de Calder, ce qui est frappant c’est que c’est un tout petit morceau de tôle qui bouge et met ainsi en mouvement toute la sculpture. Par cet espace offert et la présence de ces formes libres, Niemeyer voulait aussi mettre la ville, la ville de Paris, en mouvement.

Marc Mimram. C’est vrai que, dans ce travail de massivité, il n’est jamais dans la décomposition de l’ossature, il est toujours dans la masse et souvent décollé du sol. Son travail est toujours dans un état d’équilibre et il est dans cette liberté qu’il s’offre et dans l’équilibre stabilisé. Cette architecture-là, s’autorise cela, l’idée qu’on a une masse et qu’on puisse travailler dans la masse. Or, l’architecture qui s’est développée par la suite, peut-être en contradiction avec celle-là, se fait dans l’articulation des forces les unes par rapport aux autres et ce travail qui se fait dans la massivité est très intéressant parce qu’il ne s’ordonne pas de façon directement gravitaire. On est dans ces équilibres stabilisés et on peut s’autoriser cela et cette liberté-là, il faut la reconquérir. La difficulté sera sûrement de voir ce bâtiment-là, à l’aune des fameux développements durables et des règles thermiques auxquelles on est confronté aujourd’hui.

Donc, comme tu le disais, on ne peut pas refaire le Brésil, il faut le faire, aujourd’hui, dans une nouvelle modernité.

François Chaslin. Tu peux monter à pied jusqu’à la place des Trois Pouvoirs et ce qui est extraordinaire, c’est de voir que cette place faite d’une dalle avec une chute de 10m peut-être, sans garde-corps, plus le grand dôme, est envahie en permanence par des manifestations de protestataires, d’homosexuels, de paysans du Certao et on n’a pas mis de grille pour autant. Il y a parfois des centaines de personnes, sans garde-corps, sans protection, qui l’envahissent, qui montent sur le dôme et qui s’en trouvent très bien.

Et c’est devenu ainsi une sorte de symbole de la démocratie et de la liberté symbolique.

Marc Mimram. Liberté sans limite puisqu’il n’y a pas la grille. La grille qui est ici, contraint cette limite entre ce bâtiment et l’espace public. Evidemment, ce travail est chez Niemeyer, fondamental et il l’a fait partout à Brasilia. Le bâtiment devient, dans l’ordre public, la représentation de l’espace public, donc de l’espace de la démocratie puisque c’est l’espace partagé par tous et peut être envahi par tous, il appartient à tous.

Paul Chemetov. Je crois qu’il est temps de mettre un terme à cette heure académique que nous avons passée ensemble. Un dernier mot pour conclure : on a parlé de l’unité de Niemeyer. Ce qu’il y a d’intéressant derrière son unité apparente, c’est qu’il est un homme infiniment plus riche et contradictoire.

Ce n’est pas que l’homme de la courbe, parce que quand on regarde l’axe monumental de Brasilia et certains bâtiments qui sont parfaitement rectilignes, c’est un Maître Absolu de la liberté formelle. Mais, dans cette liberté formelle, il a su mettre quelques cubes, quelques poids et quelques repères assez forts qui en sont, je crois, les socles.

Certainement, Niemeyer va être maintenant sanctifié et on peut dire que sur une statue future, il y aura un socle à la gloire de Niemeyer, il y aura un sculpteur futur, un Lipchitz, un Calder ou un autre, dans les temps à venir, qui figureront Niemeyer comme un oiseau battant des ailes dans le ciel.


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