Une question préalable, d’autant plus d’actualité au regard de régionales victorieuses mais avec plus de 50% d’abstention. Quel est votre regard sur la gauche au pouvoir depuis 1981 ? Selon vous, afin de mener au mieux la rénovation à venir, qu’est-ce qui doit être revisité, réinventé, repensé ?
C’est très vaste comme question ! Il faudrait des heures pour en parler... Je ne peux y répondre en deux ou trois phrases.
Peut-on regarder les résultats des régionales sans poser cette question ? C’est la relation de la gauche avec le peuple qui est ici en jeu, et celui-ci attend peut-être aussi une autocritique... Il y a maintes façons de répondre à cette question. Pour dire sommairement les choses, nous avons réparé les dégâts du libéralisme, mais nous n’avons pas pensé une nouvelle société. Nous avons montré que nous étions de bons gestionnaires et que nous savions porter des réformes innovantes. Nous avons souvent apporté les bonnes réponses à notre pays et aux attentes des Français, comme par exemple avec le gouvernement Jospin (1997-2002) sur l’économie et la création d’emplois ou sur les questions de société avec la parité et le PACS.
Mais la social-démocratie n’a pas engagé un changement profond de modèle de société et, en s’adaptant aux réalités du marché, elle a parfois faibli sur ses valeurs. C’est à ces moments là que nos concitoyens se sont éloignés de nous, pour certains en votant parfois pour les extrêmes ou en s’abstenant. Pour beaucoup ce n’est pas un refus de nos valeurs mais un appel à une gauche solide sur ses valeurs. Et quand c’est le cas, comme on a commencé à le voir aux élections régionales, les Français reviennent vers nous.
Le débat post-21 avril, après l’échec dès le premier tour de la présidentielle de 2002, a rarement été mené de front par la gauche. Or cette introspection n’est-elle pas décisive pour penser l’avenir...
Oui, elle l’est. Je crois que nous avons à l’évidence sous-estimé les conséquences du bouleversement du monde du travail et notamment la montée de la précarité et des travailleurs pauvres. Nous n’avons pas réussi à recréer le lien entre les jeunes et la société, dans laquelle ils peinaient de plus en plus à trouver leur place. Et de manière plus globale, c’est l’éclatement même de la société que nous n’avons pas suffisamment pris en compte.
Mais il faut aussi porter beaucoup plus loin l’analyse : le 21 avril, c’est déjà loin, huit ans ont passé depuis. Aujourd’hui, il y a d’autres problèmes lourds qui se sont ajoutés comme la dévalorisation du travail, la mainmise de la finance sur l’économie, le repli sur soi...
Des replâtrages ne suffiront pas. Le système libéral financier actuel est devenu tellement inefficace et socialement inacceptable, qu’il oblige à repenser un nouveau système fondé sur des valeurs. On ne peut plus donner l’impression de suivre le cours du temps, sous couvert de modernité. C’est tellement évident qu’il n’y a plus de grandes différences d’analyse à l’intérieur du PS, comme ce pouvait être le cas il y a encore quelques années.
Que répondez-vous à ceux qui, parmi le peuple de gauche, reprochent aux derniers gouvernements socialistes d’avoir le plus privatisé ?
Ce serait un long débat, mais aujourd’hui il y a d’autres moyens que nationaliser pour réarmer l’Etat et agir. Si l’on veut par exemple réglementer la production et la distribution de l’eau, on n’est pas obligé de passer par l’appropriation des moyens de production. On peut très bien trouver une voie de régulation par la loi qui encadre solidement les tarifs, impose des critères sociaux et pose des exigences de qualité.
La réflexion sur ce qu’est devenu le capitalisme fait bouger les lignes. Même Jacques Julliard s’est récemment prononcé pour une nationalisation du crédit... Moi, je ne pense pas que la nationalisation du crédit soit un passage obligé. L’argent public doit être en priorité consacré à l’éducation, à la santé, au logement, à la culture, à la recherche... En revanche, je pense qu’il faut réguler fortement les marchés. Des outils existent pour remettre la finance au service de l’économie réelle.
Séparons par exemple les banques de dépôt et les banques d’affaires et imposons à celles-ci des règles prudentielles pour éviter la spéculation financière. Ou créons un fonds d’intervention public, pouvant accompagner les PME ou soutenir l’innovation. Fixons des taux différenciés d’impôt sur les sociétés, moins élevés pour les profits réinvestis dans l’économie que pour ceux redistribués aux actionnaires... Les travaillistes anglais agissent en ce sens en ce moment : ils créent une nouvelle tranche d’impôt, ils taxent les bonus et les stock-options. La fiscalité reste un instrument majeur pour agir sur la société.
Il faut réarmer l’Etat dans son action et aussi idéologiquement, au sens plein du terme. Je le redis : le prochain rendez-vous avec les Français se jouera sur les valeurs.
En quoi cette vision change de celle que vous aviez avant, par exemple lors de votre présence dans le gouvernement Jospin ?
Ecoutez, je ne suis pas en introspection permanente et j’essaie de me projeter dans l’avenir ! On a été élus en 1997 pour combattre le chômage, et Lionel Jospin a réussi là où tous les gouvernements depuis trente ans s’étaient plantés. Et c’était une condition de la crédibilité politique de la gauche à l’époque ! Il fallait ouvrir toutes les pistes pour cela. Une politique économique pour l’emploi, les emplois-jeunes, l’insertion et les 35 heures, que j’assume totalement.
Une partie des électeurs pensent que la gauche promet et ne tient pas ses promesses. Vous pouvez penser cela très injuste. Comment leur assurer qu’en termes de pratique de pouvoir, vous serez fidèles aux promesses ? A chaque fois que nous nous sommes éloignés des valeurs de la gauche, les électeurs nous ont sanctionnés. Aujourd’hui plus que jamais, les Français ont envie d’être portés par des valeurs positives. Et nous, nous devons retrouver pleinement les valeurs de gauche, qui sont aussi celles de la France. Mais en inventant les réponses d’aujourd’hui, qui ne sont évidemment pas celles de 1997.
Désormais, face au matérialisme et à l’individualisme, j’appelle à une société du bien-être et du respect, qui prend soin de chacun et prépare l’avenir. Prenons l’exemple des retraites. Plutôt qu’une froide réflexion comptable sur les retraites, je préfère porter une réflexion globale sur la part de ses richesses que notre société est prête à mettre pour que nos retraités puissent vivre pleinement, avec une retraite décente et en étant accompagnés jusqu’à la fin de leur vie. Cela n’exclut pas de prendre des décisions fortes mais elles doivent être justes et porteuses de sens.
Partir des atouts de la France et des Français, montrer qu’un autre modèle est possible, c’est ce qu’on attend aujourd’hui de nous. Une société plus juste, plus douce et plus forte, des propositions claires pour la construire, voilà ce que les Français nous demandent. C’est ce que nous devons faire pour qu’ils retrouvent pleinement confiance en nous.
A nous aujourd’hui de montrer que nous pouvons leur apporter un changement, en étant attentifs à ce qu’ils aient participé à l’élaboration de ce changement. Je leur dis : voilà ce que nous attendons de vous.
Puis il y a la méthode démocratique. Je ne pense pas que le reproche principal qui soit fait à la gauche est de ne pas tenir ses promesses. C’est la critique qui est d’abord faite à Nicolas Sarkozy aujourd’hui, qui est allé jusqu’à faire l’inverse de ce qu’il avait promis. On avait beaucoup entendu parler du « travailler plus pour gagner plus » – il n’y a rien eu ! – mais pas du bouclier fiscal ! Quand Lionel Jospin est arrivé au pouvoir, il a tenu ses promesses. C’était sa force. En revanche, à partir de 1997, le même travail programmatique que nous avions effectué au PS, autour de Lionel Jospin, à partir de 1995, n’a pas été poursuivi, et cela a manqué à la seconde partie du quinquennat. Ça, c’est une question d’articulation entre le pouvoir et le parti, c’est aussi lié à l’accélération du capitalisme et à l’éclatement de la société.
La pratique démocratique du pouvoir est un autre sujet. Là encore, la société a changé. Les corps intermédiaires qui garantissaient le caractère collectif de l’action sont aujourd’hui affaiblis. Sans doute faut-il recréer des médiations, mais laisser aussi plus de libertés à la société pour inventer, pour être créative, pour porter des débats publics ou éduquer. Je crois pour ma part par exemple fortement au rôle des universités populaires et des grands débats de société. Il y a un besoin des gens de comprendre, de se saisir des débats publics. Les Français ont envie de croire qu’une autre société est possible et ils ont envie d’y contribuer. Quand on voit qu’en période de crise, jamais les gens n’ont autant lu, ne sont autant allés au théâtre, ça prouve un formidable besoin de comprendre d’où l’on vient et où l’on va !
La façon d’aborder le débat public est aussi importante. On ne parle aux Français que de contraintes et de risques. Parlons-leur d’opportunités : que l’espérance de vie redevienne une vraie espérance, que l’écologie devienne porteuse de nouvelles pratiques plus conviviales, plus collectives mais aussi meilleures pour soi, par exemple pour sa santé. Chaque période a ses pratiques. Nous vivons en 2010 avec Nicolas Sarkozy la négation même du débat démocratique.
Quelle va être votre méthode de travail pour les deux ans à venir ? Comment insuffler ce renouvellement que vous appelez de vos vœux, inventer de nouvelles idées, solliciter de nouveaux intellectuels ?
Autant je pense qu’il faut révolutionner les pratiques de pouvoir, autant je pense qu’il ne faut pas faire de la démagogie en laissant croire que les Français ont réponse à tout. La mission des hommes et des femmes politiques est de porter haut des valeurs, de proposer un sens à la société, et ensuite d’ouvrir des chemins de liberté pour que les gens s’y engouffrent. Je ne pense pas que chaque Français ait forcément une idée sur les moyens du réinvestissement dans l’économie réelle ou sur les voies de la réussite scolaire pour chaque enfant. Je crois plus dans le volontarisme politique que dans des pratiques spontanéistes pour repenser le système.
Après, dans la façon dont on le met en œuvre, le jeu doit être le plus ouvert possible, dans les débats comme dans les expérimentations, et l’on doit être à l’écoute de ce que les intellectuels, les syndicats, les artistes ou les associations nous disent.
Le tour de France que nous avons effectué au parti socialiste m’a confortée dans l’idée que les Français n’ont jamais été aussi attentifs à ce que nous assumions nos valeurs. Et que ce qu’ils ne nous pardonnaient pas, c’était de les oublier. Ensuite, ils nous demandent d’ouvrir des portes et d’avoir la possibilité de devenir acteur de leur destin individuel et collectif.
Aider chacun à réussir sa vie, c’est aussi l’aider à nous faire réussir collectivement, à créer collectivement du lien social, et pas seulement à se replier sur ses besoins, ses envies et son nombril. Le bien-être pour un individu, c’est aussi de bouger la société qui l’entoure, de créer du lien social. C’est ce qui m’intéresse : comment faire de l’individu un citoyen porteur de valeurs et agissant pour les mettre en œuvre.
Le PS entre dans une période de conventions (quatre précisément : sur le nouveau modèle de société, la rénovation, l’international et l’égalité réelle). Vous reprenez donc la méthode Jospin à la tête du PS entre 1995 et 1997...
C’est notre démocratie interne au Parti socialiste. Les militants apportent leurs idées, débattent et décident des orientations. L’essentiel, pour nous tous, c’est bien de porter un autre modèle de société : un autre modèle de développement, économique, social et durable, mais aussi un autre rapport des individus entre eux et avec le collectif.
Une évolution fondamentale est le passage du matérialisme et du « tout-avoir » à une société du bien-être. Il faut pour cela se reposer les questions essentielles. Que produire ? Comment produire ? Comment distribuer ? Que produire ? Quelle part de ses richesses la nation doit-elle consacrer aux biens communs, comme la santé, le logement et l’éducation ? C’est de cela dont nous devons débattre avec les Français. Cela demande de redéfinir ce qui dépend de la puissance publique et ce qui relève du rôle du marché, mais aussi de promouvoir une économie verte et durable, une agriculture raisonnée et responsable, des services ouverts et accessibles à tous, notamment via les nouvelles technologies... C’est presque une nouvelle révolution industrielle que l’on doit mener, où l’Etat doit intervenir dans le marché.
Comment produire ? A mon sens, c’est une question centrale, car elle s’oppose au discours de la droite sur la dévalorisation du travail. Un discours qui me donne des boutons ! Le travail, c’est la reconnaissance de ce que l’on est dans la société. Aujourd’hui, nous n’en sommes même plus là. Nous sommes passés de la taylorisation de tous à la loi de la concurrence entre chacun. Certes avec le taylorisme, on ne faisait pas un travail valorisant, mais aujourd’hui le stress, les contraintes portées sur le salarié livré à lui-même, la mise en concurrence permanente avec les autres, la suppression du collectif, la perte du sens du travail dans les grandes entreprises, amènent des souffrances beaucoup plus lourdes : des atteintes à la santé mentale, des pertes de dignité, des doutes sur soi-même.
Les suicides à France Télécom ne sont pas un hasard, ils sont aussi une conséquence du sentiment d’inutilité sociale et de dévalorisation du travail. Et les résultats sont catastrophiques sur le plan de l’efficacité collective : il faut en finir avec ce culte de la fausse performance.
Enfin, se pose la question de la redistribution des richesses. Les inégalités sont devenues aujourd’hui insupportables, dans l’entreprise avec des écarts de rémunération de 1 à 200 et parfois plus ; dans la société avec une petite fraction de nos concitoyens qui s’enrichit considérablement année après année, et la grande majorité des Français qui peine à joindre les deux bouts. Nous voulons une autre distribution des richesses, qui passe par de nouvelles régulations dans l’entreprise mais aussi par une grande réforme fiscale dont nous serons porteurs. Réduire les inégalités de revenus, mais aussi assurer l’égalité réelle des chances : il faut aussi que nous soyons capables collectivement de permettre que chacun puisse être maître de sa vie : c’est tout le financement de l’accès aux droits pour chaque individu.
La société du bien-être passe aussi par une évolution des rapports des _ individus entre eux. Il faut passer d’une société individualiste à une société du « Care », selon le mot anglais que l’on pourrait traduire par le « soin mutuel » : la société prend soin de vous, mais vous devez aussi prendre soin des autres et de la société. Et ensemble, on doit préparer son avenir. Cela passe par une révolution des services publics. C’est-à-dire aujourd’hui des biens communs qui se personnalisent, tout en conservant des règles collectives.
Prenons l’exemple de l’école. La droite nous dit que l’école coûte beaucoup trop cher. Nous plaidons, nous, pour des règles collectives, où il faudra donner de l’autonomie aux enseignants, tout en les aidant à se former à de nouvelles méthodes pédagogiques. D’avoir des rythmes de travail différents, en les débarrassant de tâches qui n’ont pas à être les leurs et en leur rendant la fierté de leur métier. D’aménager des temps scolaires permettant aux enfants d’ouvrir leur champ des possibles, plutôt que de les enfermer dans des cases. Je pourrais parler du logement et de la santé pour lesquels la démarche est la même : des règles collectives protectrices et des réponses personnalisées, mais aussi la création de nouveaux droits. Aujourd’hui, les gens n’ont des droits que dans l’entreprise et quand vous en partez, vous perdez tout. Je pense qu’il faut donner des garanties collectives et donner des choix individuels.
Nous travaillons notamment sur l’idée d’un temps de travail tout au long de la vie. Aujourd’hui, on doit travailler environ 65.000 heures sur sa vie, soit 35 heures par semaine pendant 41 années consécutives. On pourrait donner à chacun la possibilité – au moyen d’un compte temps et d’un compte formation – d’organiser de manière beaucoup plus personnalisée sa vie – commencer à travailler plus tôt, reprendre des études, prendre une année sabbatique, se former... – dès lors, le montant global de travail serait effectué. On pourrait aussi y intégrer un élément de justice sociale, en appliquant des coefficients pour les travaux pénibles et répétitifs.
Quel est votre état d’esprit général à l’approche des quatre conventions thématiques du PS ?
Un grand enthousiasme à repenser les réponses qu’attendent les Français, à repenser un modèle de société pour notre pays et pour l’Europe. Il s’agit d’un cadre statutaire pour débattre de notre projet, mais il n’y a pas que les conventions pour penser ce projet. Et ce ne sont pas uniquement des experts qui vont créer les perspectives de la gauche ! Et ce travail n’a pas commencé aujourd’hui, c’est aussi le produit de plusieurs années de réflexion de chacun, militants, élus, acteurs de la société, intellectuels....
La boîte à idées de Mitterrand se nommait Jacques Attali. Son successeur pour Jospin, c’était Claude Allègre, un temps chargé du groupe des experts. Et avant 2007, le responsable des études du PS s’appelait Eric Besson. Tous trois, peu ou prou, sont depuis passés dans le camp de Sarkozy. Beaucoup de vos camarades balayent ce questionnement en évoquant des trajectoires individuelles.
Quel est votre regard sur ce débauchage, appelé ouverture ?
Dans une société complexe, personne n’est propriétaire des idées. Si l’on s’en remet à une personne pour avoir des idées, avec la médiatisation que cela entraîne, on laisse ouvert ce risque. Nous vivons un processus intellectuel collectif, segmenté par les vécus de chacun et les leçons de nos échecs. Nous portons une réflexion collective et des débats de fond nombreux. C’est ce que nous tentons aussi de faire avec Internet ou nos forums des idées, où nous avons demandé à des experts de venir nous interroger sur l’agriculture, les médias, la culture, etc.
Mais comment ferez-vous pour que ces rendez-vous soient la démonstration que le parti est reparti, selon la formule consacrée depuis votre élection comme premier secrétaire ?
Les conventions sont des moments où une ligne politique est définie. Là, nous sommes à deux ans d’une élection présidentielle, et même si notre réflexion est avancée sur de nombreux points déjà évoqués, nous ne sommes pas en train de faire le programme du candidat. Ce serait d’autant plus une erreur, qu’on retomberait dans des réponses ponctuelles. A mon sens, ces débats majeurs doivent d’abord permettre d’inventer une nouvelle société, en donnant des axes et une cohérence d’ensemble, en somme de fixer un cap. Avec un souci commun de réfléchir à la meilleure manière d’impliquer la société dans cette réflexion.
La convention sur le nouveau modèle de développement, c’est un débat sur la société du bien-être dont je vous parlais. Mais je ne veux pas que ce soit le Parti en chambre qui annonce son point de vue définitif dès la fin mai. On doit continuer à travailler avec les syndicats sur la sécurisation professionnelle, par exemple, et ne pas aboutir à un projet tout ficelé. Apportons une philosophie générale, qu’il faudra approfondir avec les partenaires sociaux.
Ensuite aura lieu une autre convention très importante à mes yeux, sur l’égalité réelle. C’est penser la révolution des services publics en menant un beau débat, avec les syndicats d’enseignants, en s’interrogeant sur l’évolution globale de la santé, la politique du logement, les outils de fiscalité. Faire en sorte que le PS porte une vision permettant à chacun d’être acteur du changement de la société.
Enfin, une dernière convention portera sur la doctrine internationale. Il ne s’agira pas de parler ici spécifiquement de l’Europe, car elle doit à mon avis être présente à chacune de nos réflexions et propositions, et doit donc être intégrée à toutes les étapes. En revanche, je pense que, depuis trop longtemps, nous n’avons pas eu de débats sur de grandes questions internationales : notre rapport aux pays émergents, l’Iran et le nucléaire, le terrorisme, etc.
La gauche doit de nouveau avoir une pensée de politique étrangère, qui ne passe pas uniquement par un discours classique sur le rôle de l’ONU, sur la refonte de l’OMC ou sur une grande agence internationale pour le développement durable. Ça, on peut le répéter tant qu’on veut, on continuera à le dire, mais ça ne dépend pas uniquement de nous.
En revanche une question dépend de nous, totalement : quelles valeurs la France souhaite-t-elle porter à l’extérieur ? Quel message voulons-nous envoyer au monde ? Faute de s’interroger là-dessus, on ne se pose la question des droits de l’homme en Chine qu’au moment où on est sur le point de signer des contrats avec elle. Il faut donc prendre le temps de la confrontation, comme quand notre Bureau national avait pris une position sur la Palestine en janvier 2009. Pour une fois, nous étions allés au bout de ce que nous avions à nous dire, sans se contenter d’un consensus mou. Si on prend concrètement ces questions-là, on approchera vraiment la vision du monde que l’on veut défendre.
Ne pensez-vous pas que le PS a besoin d’un temps de débat spécifique sur l’Europe, plutôt que de la noyer dans chacune de vos réflexions ?
On ne la noie pas, c’est un élément central. Mais très franchement, ce débat sur l’Europe est derrière nous. La réalité a tranché. Et la vraie réalité, c’est que l’Europe est aujourd’hui libérale et qu’on a bien du mal à faire émerger une Europe qui porterait les valeurs de la gauche. On n’en est même plus à chercher à savoir si le pacte de stabilité était une bonne ou une mauvaise chose, ou s’il fallait voter oui ou non à la constitution européenne. Moi j’ai voté oui car je pensais qu’il vaut toujours mieux se battre dedans que dehors, même si je partageais certaines des critiques de ceux qui ont voté non. Pour moi, l’Europe est le seul continent qui croit à un volontarisme transformateur, qui pense que les hommes et les femmes peuvent être maîtres de leur destin, sans se soumettre essentiellement aux lois du marché ou à la fatalité.
Aujourd’hui, le grand défi est de se remettre au travail au sein du Parti socialiste européen, pour reconstruire une pensée de gauche pour l’Europe. Nous avons commencé avec nos camarades allemands du SPD, en discutant du plus compliqué entre nous : la stratégie économique. Mais il faudrait aussi par exemple travailler sur un socle commun, une déclaration de principes du PSE, qui n’existe même pas aujourd’hui. Je n’en dirai pas plus, car il faut accepter que l’on puisse travailler sans tout mettre d’emblée sur la place publique. Mais la prise de conscience est telle que le chemin est pris même s’il sera long, sans compter les échecs électoraux qui ont parfois du bon car ils obligent à des remises en cause. Et c’est à nous, socialistes français, de nous retrouver à la pointe de ce travail interne au PSE.
Vous nous dites vouloir que la gauche retrouve des valeurs sociales et économiques. Reste la question démocratique. Comment faire pour que le système présidentialiste ne fasse plus trébucher la gauche ?
Comme nous allons en débattre collectivement au sein de notre parti, je préfère vous répondre sous forme de questions à trancher. En tout premier lieu, je pense qu’il est bien difficile de changer une société en étant élu pour cinq ans. Il faut donner le temps que la réforme soit comprise et que les gens se l’approprient. Pour moi, être à la tête d’un pays, c’est faire en sorte de le projeter dans l’avenir. Et je pense que le temps actuel est un temps qui ne permet pas de prendre en considération la complexité de la société, le temps de la démocratie et le temps de l’action. Du coup, on est obligé de faire les choses rapidement et brutalement, car la visée électorale est plus importante que la visée politique. Mais encore une fois, c’est mon point de vue, et nous n’en avons pas encore discuté collectivement.
Ensuite, le second élément majeur est celui des contre-pouvoirs institutionnels. Donner un vrai poids aux collectivités territoriales dans leur action de proximité et dans leur autonomie fiscale, et un vrai poids au Parlement en terme de débat démocratique. Il n’y a eu aucun débat digne de ce nom sur l’engagement en Afghanistan, sur la réforme de la garde à vue ou sur la sécurité plus généralement. On est aujourd’hui un pays qui nie totalement le débat démocratique, au profit de réponses techniques, ponctuelles et compassionnelles, et ce au nom d’une soi-disant efficacité à court terme et d’un libéralisme qui envahit tout. Il doit y avoir des grands débats dans tout le pays, des respirations de la société où elle réfléchit collectivement à son avenir, comme sur la bioéthique, où le pouvoir ne peut pas décider seul.
Et puis il y a les questions de la justice et des médias. A partir du moment où l’on doute de leur indépendance, il n’y a plus de démocratie. Il faudra revenir à une justice indépendante, cela implique de redonner son indépendance au parquet, de maintenir les juges d’instruction. Cela sera nécessaire et sans doute moins difficile que dans le domaine des médias, tant il pourrait y avoir une part d’irréversible dans les dérives en cours. On doit empêcher que le contrôle des médias par de grands groupes industriels se poursuive, mais il est difficile de revenir sur les prises de contrôle qui ont déjà eu lieu. Et il faudra évidemment mieux consacrer la liberté de l’information dans notre droit et notre Constitution.
Dans la même logique institutionnelle, la convention sur la rénovation du PS doit consacrer le principe du non-cumul des mandats. Vous y croyez toujours ?
On entend certains demander un aménagement, en vue des sénatoriales au moment où la chambre haute pourrait passer à gauche pour la première fois de son histoire... J’y crois plus que jamais. Face à ceux qui sont sceptiques, je réponds très simplement : quand Lionel Jospin a mis en place un tiers de femmes candidates aux législatives de 1997, je me souviens du bureau national où certains machos disaient “On ne gagnera pas les élections”. Eh bien, on les a gagnées, justement parce que des femmes se sont battues sur le terrain, dans des circonscriptions difficiles.
Ce type de réformes, on a toujours toutes les bonnes raisons de ne pas les faire. Pour le non-cumul des mandats, il y en a une majeure qui nous impose de le faire : avec la décentralisation, qu’on ne me dise pas qu’on puisse être maire de grande ville et député, et bien remplir ces deux missions à la fois. Ce n’est pas possible. Ce n’est que de l’habillage pour garder ce cumul, auquel les hommes sont d’ailleurs plus attachés que les femmes.
Pour moi, le non-cumul, c’est la chance du parti. C’est l’opportunité de faire entrer la diversité et le rassemblement de la gauche. Et puis tout simplement : on est élu pour faire, et on doit bien faire ce pour quoi on a été élu.
Comment comptez-vous fonctionner avec les partenaires de ce que vous appelez désormais « la gauche solidaire » et comment articuler votre projet avec les primaires ouvertes ?
Selon moi, rénover le parti, c’est trouver de nouvelles formes de militances. C’est pour cela que nous avons créé la Coopol, réseau social qui est ouvert aux sympathisants. Mais c’est aussi mieux représenter sur nos listes des femmes et des hommes aux couleurs de nos régions et de nos villes à la proportion de ce qu’elles représentent réellement dans la société, ce que nous avons commencé à faire avec succès lors de ces régionales.
Et puis, il y a les primaires. C’est pour moi un formidable message de confiance que nous adressons aux Français en leur proposant de partager avec eux le choix de notre candidat, et c’est aussi un processus démocratique qui entraînera une mobilisation sans précédent du peuple de gauche.
Pour l’instant, elles concernent le ou la candidate du parti socialiste, qui pourra être désigné(e) par tous les citoyens qui le souhaitent, et on est à peu près tous d’accord pour qu’elles aient lieu autour de la mi-2011, avant ou après l’été, nous le déciderons ensemble. Ensuite, il faudra discuter avec nos partenaires, en fonction du paysage politique dans un an. Un candidat unique de toute la gauche ou plusieurs candidats ? En tout état de cause, la décision appartiendra à chacun d’entre eux.
Mais avant de parler du choix du ou des candidats de la gauche, il faut construire un projet en commun. C’est l’essentiel. Un accord électoral sans projet ne tient pas. Regardez ce qui s’est passé en Italie. Chacun doit travailler son projet, mais il faut aussi travailler ensemble. Je n’en dis pas plus pour l’instant, car il faut savoir respecter les temps de chacun.
Le respect est essentiel entre partis de gauche. C’est la raison pour laquelle j’ai souhaité placer notre nouvelle union sous le nom de « gauche solidaire ». J’ai employé ce terme pour la première fois en 2004 dans un livre, en contraste avec la gauche plurielle (Une vision pour espérer, une volonté pour transformer, éditions de l’Aube). Je citais alors cette phrase du maire de Venise, Massimo Cacciari : « Le pluralisme serait un malheur, si chacune de ses composantes n’avait pas une hospitalité pour chacune des autres. »
Si on veut faire une gauche rassemblée, il faut être perméable aux idées des autres. Il faut arrêter avec l’hégémonie, dans la répartition des postes comme dans la pensée. Et moi, je voudrais qu’on ait une pensée de gauche commune, et une hospitalité envers les idées des autres. C’est cela que les Français attendent de nous.
Médiapart du 03 avril 2010