Le réel a beau sembler être là, visible et préhensible, il ne dit en fait rien d’autre que lui-même, et c’est naïveté de croire qu’il est ici rendu à son essence. [1] Arlette Farge
Que faire face à l’avalanche de documents de la Première Guerre mondiale ? Le citoyen ordinaire est aujourd’hui confronté à un problème similaire à celui des historiens des XIXe et XXe siècles – la surabondance de sources – alors que le Centenaire de la Première Guerre mondiale suscite une inflation de publications imprimées et numériques, de productions audiovisuelles, de manifestations et d’expositions.
Par où commencer ? Que retenir ? Surtout, comment faire la part entre l’essentiel et l’accessoire ? Le trop-plein documentaire de 14-18 semble ainsi brouiller l’entendement commun de cette guerre d’une manière similaire aux faits du passé souffrant d’absence (ou presque) de documents pour les connaître. Dans les deux cas, la connaissance du passé risque de rester prisonnière des micro-récits concurrents des contemporains. Or, derrière ces questions relatives aux documents d’un passé somme toute assez proche, se profilent des enjeux politiques inscrits dans notre présent.
La majorité des documents produits à l’occasion du Centenaire de 14-18 relève plutôt de l’expérience vécue des combattants. Lettres, carnets, dessins, objets de la vie quotidienne dans les tranchées, cartes postales, journaux intimes, livres, croquis, paysages représentés, portraits, « trophées » de guerre, uniformes, armes et équipement militaire donnent à voir comment des millions d’hommes ont fait la guerre et comment ils l’ont vécue.
Bien que ces documents soient prédominants dans la production mémorielle du Centenaire en cours, il en est d’autres qui montrent l’expérience de la guerre depuis d’autres « lieux ». La part de ceux qui commandent et gouvernent n’est pas négligeable comme en témoigne le succès éditorial des Somnambules de C. Clark. L’expérience des intellectuels et des élites politiques y occupe également une place importante, notamment à travers des œuvres marquantes des mémoires nationales. Le Feu de Henri Barbusse, Les Orages d’acier d’Ernst Jünger, et A l’Ouest rien de nouveau d’Erich Maria Remarque en sont des exemples tout aussi connus de la sphère littéraire, que les discours de guerre d’un Clemenceau, les textes et discours d’un Jaurès en 1914, et les mémoires de guerre d’un Pétain dans la sphère politique. Enfin, la grande nouveauté qu’incarne la production mémorielle de ce Centenaire est sans doute la globalisation de la conscience historique de cette guerre ; son caractère mondial est désormais bien plus accessible, donnant à voir les décalages, les différences et les contradictions dans les expériences de la guerre entre les différentes parties du monde. En somme, les documents produits à l’occasion du Centenaire vont dans le sens d’une pluralité de récits de la « Grande Guerre ».
Le succès de ces productions documentaires auprès du public semble tout d’abord confirmer le propos de Marc Bloch voulant que le bon historien soit celui qui a, comme l’ogre de la légende, le flair de la chair humaine. Ces documents donnent en effet accès à une histoire charnelle, sensible et humaine de la guerre sans équivalent. Les déçus de l’histoire académique et scolaire n’y trouvent point de jargon ou de querelles d’érudits, mais plutôt des paysages vifs et des terrains fertiles pour nourrir leur imagination raisonnée de ce que fut la Première Guerre mondiale. Il s’agit là incontestablement d’un progrès de la culture historique collective. Cependant, l’inflation documentaire entraîne un problème important dans la nature des connaissances historiques sur la Première Guerre mondiale.
Elle infléchit en effet l’intérêt du public au profit d’une problématique, à savoir comment les hommes ont vécu et fait cette guerre. Ce « comment » rejoint comme préoccupation la thick description (C. Geertz) empruntée à l’ethnographie américaine et en vogue dans l’historiographie depuis les années 1980. La question du « pourquoi », c’est-à-dire la recherche d’une explication rationnelle, est de moins en moins présent dans la réflexion du public sur la guerre. Or, chercher à expliquer pourquoi constitue une opération centrale pour l’histoire car cela engage à une interprétation en vue de tenter une synthèse des faits singuliers. Les significations vécues par les contemporains et les singularités de la guerre appellent donc, pour être véritablement comprises, un effort de généralisation qui manque cruellement dans la production historiographique entourant les commémorations du Centenaire aujourd’hui.
Le cloisonnement dans les micro-récits n’est d’ailleurs pas sans lien avec la situation idéologique de notre époque. La prétendue « fin des idéologies » ou « fin de l’histoire » ainsi que les penseurs postmodernes ont fait éclater les « méta-récits » englobants de la pensée héritée dans les années 1980. La synthèse historique, entendue comme effort de penser un événement ou une époque en termes de totalité, a progressivement été délaissé par les historiens de profession au profit de travaux à une échelle « micro » en vue de saisir l’expérience vécue, et le sens de celle-ci, des hommes du passé. Il s’ensuit donc que les explications « totalisantes » de la Première Guerre mondiale ne se trouvent pas au premier plan dans cet événement mémoriel qu’est le Centenaire.
L’engouement public pour les documents d’histoire ne débouche donc pas sur un effort de penser cette guerre dans sa totalité mais plutôt sur le discours moralisateur du « devoir de mémoire ». Ce dernier prend les allures, sous la conduite de l’État, d’une religion civile avec ses cultes, ses grand-messes, ses rituels, ses lieux sacrés, ses grand-prêtres et ses foules de fidèles. Suivant les Raisons pratiques de Pierre Bourdieu, toute une « économie d’échanges symboliques » est visible dans les commémorations de ce Centenaire et l’administration par l’État des biens sacrés du passé que sont les lieux de mémoire est inévitablement une opération de consolidation de l’ordre existant. L’union sacrée autour du chef de l’État et du drapeau tout comme la mise en sourdine de la conflictualité passée et présente deviennent donc l’horizon unique qui monte des champs de la mort de 14-18. Pourtant, pour la génération de l’entre-deux-guerres, de ces mêmes champs apocalyptiques montaient des appels politiques à révolutionner le présent. Le contraste du rapport au passé est saisissant.
Le risque d’une absence d’explications d’ensemble de 14-18 est enfin de couper court à toute actualisation véritable des multiples histoires vécues au cours de cette catastrophe planétaire. François Dosse souligne que l’actualisation des expériences du passé est conditionnée à une herméneutique – c’est-à-dire à un art de l’interprétation – qui exige une opération dialectique par rapport au document historique. Reprenant le cadre théorique de Paul Ricoeur, il montre que pour s’approprier d’un passé, il est d’abord nécessaire de saisir la distance qui nous en sépare, pour ensuite comprendre le sens de ces vécus par l’imagination et le raisonnement analogique, puis enfin actualiser ces histoires par une action au présent [2].
Ce premier moment critique est minoré dans la réception des sources primaires de 14-18 aujourd’hui alors qu’il constitue le fondement épistémologique des historiens depuis la seconde moitié du XIXe siècle. Le travail sur la distance qui nous sépare d’un document consiste à poser une série de questions pour situer le document en question. Enzo Traverso résume pour sa part cette méthode d’analyse en reprenant à son compte les quatre opérations intellectuelles évoquées par l’historien américain Arno Mayer : contextualisation, historicisation, comparaison et conceptualisation [3].
Sans ce moment critique, la disponibilité et l’écoute de la démarche compréhensive, attentive qu’elle est au sens vécu transmis par les traces de la Première Guerre mondiale, perdent de leur force et de leur vérité en s’émancipant des conditions de possibilité sociales et historiques de leur temps. Paul Ricoeur suggérait en ce sens : « Expliquer plus pour comprendre mieux » [4]. La lettre d’un poilu ne peut en ce sens être véritablement comprise qu’à condition d’en connaître la distance qui nous en sépare. Sans elle, la lettre se transforme : elle semble transcender l’histoire, rejoignant ainsi la sphère des « vérités éternelles » propres à une métaphysique moralisatrice et les injonctions du « devoir de mémoire » officiel. Dans ce contexte mémoriel, l’idéologie dominante a toutes les chances de prendre le pas sur la raison critique. Face à l’inflation documentaire et aux commémorations du Centenaire, il semblerait donc que « démanteler les mythologies » soit le seul programme possible pour un usage politique du passé tourné vers l’émancipation [5].
[1] Arlette Farge, Le goût de l’archive, Paris, Le Seuil, 1989, p. 19.
[2] François Dosse, Herméneutique dans C. Delacroix et alii, Historiographies, 2010, Paris, Gallimard, volume 2, p. 757-765.
[3] Enzo Traverso, « Préface » dans L’histoire comme champ de bataille, Paris, La Découverte, 2011.
[4] Cité par François Dosse, Ibidem.
[5] Eric Hobsbawm, Démanteler les mythologies, 1984, reproduit dans Marx et l’histoire, Paris, Demopolis, 83-101.