Baptiste Eychart : Votre dernier ouvrage traduit en français, Exporter la liberté. Échec d’un mythe, étudie les politiques ayant eu pour but affiché d’exporter la liberté à travers le monde. Cet ouvrage paraît dans un contexte déterminé, celui des difficultés américaines au Moyen-Orient, mais à vrai dire il ne prend pas la forme d’un pamphlet inscrit dans les questions actuelles mais celle d’une plongée dans l’histoire, des anciens grecs jusqu’à nos jours. Pourquoi choisir une démarche historique ?
Lucien Canfora : C’est pour ainsi dire mon habitude de « commencer par le début ». On comprend mieux les choses si l’on constate la continuité d’un phénomène, en particulier dans le langage politique et notamment dans la pratique politique d’empire. Le langage politique que nous employons est toujours le même : c’est un langage inventé en Grèce et enrichi par l’expérience romaine, puis réapproprié aux XVIIIe et XIXe siècles. Si le contenu a parfois changé, le discours reste le même. Rappelons que les questions-clés liées au concept impérial (« qu’est-ce qu’un empire ? », « pourquoi un empire éclate ? ») sont traitées d’abord par Thucydide puis traversent la recherche de l’historien Edward Gibbon au XVIIIe siècle et arrivent jusqu’à nous par l’actualité de l’empire américain mais aussi à travers les causes de l’éclatement de l’URSS. Pour comprendre tout cela il faut donc suivre le fil de la longue durée historique.
Vos conclusions vous font dégager, à travers les expériences grecque, napoléonienne et soviétique, une contradiction : la logique d’exportation de la liberté se retourne systématiquement en son contraire. Comment expliquer ce retournement ?
Il est difficile d’être internationaliste. Les vrais internationalistes sont malheureusement les capitalistes, les grands bourgeois. Ils ont une idée forte de leur intérêt commun et de la nécessité de renoncer à certaines choses pour combattre ses adversaires tandis qu’à l’intérieur des classes prolétariennes, à l’échelle internationale mais aussi nationale, l’égoïsme prévaut. Il est très difficile aux quatre coins monde de les persuader qu’il n’y a qu’un seul ennemi : l’impérialisme. On constate tous les jours que l’égoïsme et le particularisme religieux ou racial s’affirment de plus en plus. Le vrai échec des expériences jacobine et communiste constitue justement cette faillite : on commence sur une ligne internationaliste, de Robespierre à Lénine et à Staline lui-même, et on termine avec l’égoïsme de grande puissance.
Il y a une idée que l’on peut suggérer, afférente à votre raisonnement : les systèmes sociaux s’exportent d’autant mieux qu’ils n’ont pas l’air d’être exportés. La structure marchande et le système capitaliste ont réussi s’imposer d’autant mieux qu’ils n’ont pas semblé avoir été imposés volontairement : ils apparaissent comme des phénomènes de type physique auxquels on ne peut échapper. La contrainte est ainsi intériorisée par chacun. Le capitalisme, lorsqu’il prend une forme plus spécifiquement militaire et impérialiste, suscite aussitôt des formes de rejet.
Tout à fait. On a établi à ce propos un dogme à partir de la chute de l’URSS : le capitalisme va de pair avec la liberté ; il s’associe à l’idée d’un libre choix de chacun. Il s’agirait des deux faces de la même pièce. Cette idée est d’autant plus curieuse que l’on a constaté que le retour au capitalisme sauvage dans la Russie a coïncidé avec l’absence de liberté (corruption, logiques mafieuses…). La réalité est que la logique immanente du capitalisme est la hiérarchie et qu’il n’y a pas de démocratie dans les rapports capitalistes, ni au sein des usines. Le capitalisme n’accepte la démocratie qu’aux lisières de son domaine.
Il faut donc reposer la question de ce qu’est une démocratie dans le monde moderne. S’agit-il du droit d’élire un parlement ? Ou du rapport entre les classes ? Il faut ici rappeler ce que disait Aristote : si le gouvernement est entre les mains des pauvres, il y a une vraie démocratie. Si le gouvernement est aux mains des riches, même soutenu par une majorité, il n’y a qu’une oligarchie.
C’est une question que vous avez abordée dans un ouvrage paru il y a quelques années en français : La démocratie. Histoire d’une idéologie. Alors que vous jouissiez d’une réputation internationale, vous avez connu un certain maccarthysme éditorial, à l’instar d’Eric Hobsbawm. Mais cette fois les faits se sont déroulés en Allemagne.
J’ai écrit un petit livre, L’Œil de Zeus, sur cette histoire. Il s’agit d’un cas de censure. Sur la demande de Jacques Le Goff j’ai écrit cet ouvrage sur la démocratie, dans le cadre de sa collection « Faire l’Europe », en suivant d’ailleurs ses suggestions et les grandes lignes qu’il avait proposées. J’ai commencé par un avant-propos sur l’Antiquité puis la vraie entrée en matière sur le XVIIIe et le XIXe siècle. Puis j’ai évoqué la situation de la démocratie à l’Est et à l’Ouest, la spécificité des démocraties populaires et surtout du cas des démocraties occidentales. J’ai travaillé dans la ligne que Jacques Le Goff avait indiquée et demandée explicitement. Le livre a été approuvé par un conseil d’éditeur qui se réunit régulièrement pour approuver les textes de cette collection. La première traduction préparée a été la traduction allemande et j’ai travaillé avec un traducteur assez compétent mais qui avait quelques difficultés ça et là. Il se débrouillait mieux dans l’Antiquité que dans le monde contemporain. Le rédacteur en chef de la section historique chez Beck m’a suivi pas à pas, en me posant des questions, en modifiant des titres, en me demandant des traductions de textes. J’ai collaboré d’autant plus volontiers qu’on avait déjà publié mon livre de Jules César chez cet éditeur. Au dernier moment, lorsqu’on en était aux épreuves, quelqu’un a dit : « c’est un livre insupportable ». Et pour deux raisons : on y parle de la revanche nazie à l’intérieur de la RFA et on y parle de l’appui américain à la dictature de Franco dans l’Après-guerre. C’est insupportable : c’est le « style RDA ». On ne m’a pas épargné les remarques du type « imbécile » etc. J’ai réagi dans la presse italienne où il y a eu des discussions acharnées. Dans le Corriere della Serra auquel je collabore, il y eu des collègues qui ont dit qu’il fallait faire un examen complet des écrits de ce monsieur Canfora, voir s’il est stalinien ou non. J’ai écrit d’une façon assez polémique dans le Corriere. J’admire l’éditeur anglais de cet ouvrage, Blackwell, qui sollicité par Beck pour renoncer à la publication et qui a répondu qu’il n’en était pas question. Finalement le livre est sorti en Allemagne, mais publié par un petit éditeur : Papyros. Le succès est au rendez-vous puisqu’on en est à la quatrième édition, avec une postface d’Oskar Lafontaine.
Il y a un point commun à cet ouvrage et à votre dernière livre, Exporter la liberté. En effet, dans ce dernier, dans le chapitre, consacré à l’Afghanistan, vous parlez de la nécessité d’évoquer une « histoire tombée dans l’oubli ». Il y a chez vous cette constante : s’attarder ce qui dans l’histoire consensuelle, pour ne pas dire « officielle », est considéré comme dépassé, voire passé à perte et à profit. Or, cette posture est souvent adopté au sein du mouvement ouvrier : une certaine histoire est jugée encombrante, gênante et on s’y sent mal à l’aise face aux arguments de l’adversaire.
LC. C’est le cas en Italie effectivement mais aussi souvent en France. Parlons de l’exemple Afghan. Il s’agit d’une expérience d’une expérience jacobine, voulue fortement par l’URSS qui a été combattue et ébranlée par les Américains avec l’appui des fondamentalistes. Et maintenant nous avons ce phénomène devant les yeux : les Américains nous appellent à l’aide contre les fondamentalistes qui est devenu un danger à cause de leur appui. Gloire à ceux qui, en Afghanistan qui ont essayé de toutes leurs forces de libérer les femmes, d’alphabétiser la population etc. !
L’histoire du mouvement ouvrier, de l’URSS, de la Seconde Guerre mondiale, du Pacte germano-soviétique. Je pense que le révisionnisme, cette tendance historique dont l’on parle souvent, c’est pas seulement une exigence de droite mais aussi une exigence de gauche : il faut réviser l’histoire fausse que la bourgeoisie libérale désire nous imposer. Je m’étonne, lorsque je constate que même en Italie, où il y avait une grande histoire du mouvement ouvrier, l’on s’occupe maintenant presque uniquement de l’histoire du fascisme et il n’y a personne qui s’occupe de l’histoire du parti communiste, de la libération du pays du nazisme. J’essaie de demander aux jeunes historiens de s’intéresser aux trous noirs de l’histoire et deux-trois personnes le font maintenant de manière ouverte. Il y a Domenico Losurdo, – un de mes amis –, qui a écrit un texte formidable sur le rapport prétendument secret de Khrouchtchev sur Staline. On est en train de publier un volume historiographique sur la réception de ce rapport, auquel je dois collaborer. Il faut recommencer à écrire une histoire scientifique et sérieuse du mouvement ouvrier.
On ne trouve plus des personnes comme Paolo Spriano (un des grands historiens du PCI) en Italie ?
Mais il est complètement oublié de nos jours. Et un historien qui a écrit une bonne biographie de Togliatti comme Aldo Agosti, travaille sur d’autres sujets actuellement. Mais la plupart des étudiants travaillent sur d’autres sujets. Il y a un refus silencieux de cette histoire. Le seul travail sérieux et important qui existe et l’édition complète des œuvres de Gramsci. Un grand ouvrage qui commence par ses traductions de textes russes et allemands et qui intègre les articles qu’il avait publiés avant son arrestation. Cette édition va être complétée dans les années qui viennent. Quand nous aurons enfin cette édition, il aura chez nous le statut qu’il mérite de grand auteur du XXe siècle.
Version intégrale de l’entretien paru dans Les Lettres Françaies