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Etat : reconquérir et non abolir. Mettre l’Etat au service de la démocratie
Par Valère Staraselski

« Il n’y a que la force de l’Etat qui fasse la liberté de ses membres » Jean-Jacques Rousseau

Souvenons-nous d’Aragon, dans les années soixante du siècle dernier : « J’ai été de ces braves gens qui ont cru dur comme fer qu’il suffisait de changer le système de distribution des biens pour que disparaissent les vols, les assassinats, les malheurs de l’amour, que sais-je ? Je n’exagère pas. J’ai pensé ainsi, moi comme d’autres…  » [1]. Parmi les autres, il y a bien sûr Lénine. En 1917, le dirigeant bolchévique écrivait dans L’Etat et la révolution : « Seul le communisme rend l’Etat absolument superflu, car il n’y a alors personne à mater, « personne » dans le sens d’aucune classe … Nous ne sommes pas des utopistes et nous ne nions pas que des excès individuels soient possibles et inévitables ; nous ne nions pas non plus qu’il soit nécessaire de réprimer ces excès. Mais point n’est besoin pour cela d’une machine spéciale, d’un appareil spécial de répression, le peuple armé se chargera lui-même de cette besogne.... Ensuite, nous savons que la cause sociale profonde des excès qui constituent une violation des règles de la vie en société, c’est l’exploitation des masses vouées, au besoin, à la misère. Cette principale cause une fois écartée, les excès commenceront infailliblement à s’éteindre. Avec quelle rapidité et quelle gradation, nous l’ignorons ; mais nous savons qu’ils s’éteindront. Et avec, eux l’Etat s’éteindra à son tour. »

Or, dans Malaise dans la civilisation, semblablement aux créateurs des idéologies religieuses quelques siècles plus tôt et pour ne s’en tenir, mais pas seulement, qu’à l’action régulatrice et coercitive de l’Etat, Freud avait compris ce que Lénine lui-même, devant les problèmes rencontrés par le nouveau pouvoir, finira par reconnaître en 1922, après la révolution, dans son ultime article, Mieux vaut moins mais mieux qui est consacré à « rénover notre appareil d’Etat », le « perfectionner » ! Il y propose même « d’envoyer quelques personnes averties et consciencieuses » en voyage d’étude sur ce sujet en Allemagne ou en Angleterre, ou encore en Amérique ou au Canada.

Déjà avec Marx, il y a une dichotomie entre d’un côté la nécessité du recours à l’Etat pour obtenir la réglementation de la durée du travail, jugée comme un objectif majeur et de l’autre, la perspective pour un futur plus ou moins éloigné d’extinction de l’Etat…

Après Antonio Gramsci - fondateur du Parti communiste italien - pour qui « l’Etat entendu comme forme concrète de la société humaine ne sera pas supprimé. La société en tant que telle est une pure abstraction » ou encore et plus précisément pour qui « Il n’existe pas de société sinon dans un Etat, source de tout droit et de tout devoir » [2], Domenico Losurdo s’est attaqué à ce qui fut et est encore considéré comme un monument dans la culture marxiste, la théorie de l’extinction de l’Etat. Théorie exposée et radicalisée dans l’ouvrage de Lénine L’état et la révolution, qui sera un des livres de chevet du mouvement communiste au cours du 20ème siècle.

Losurdo s’attache d’abord à montrer la complexité, plus grande qu’il n’y paraît si l’on s’en tient aux citations les plus classiques, de la pensée de Marx voire d’Engels sur la question. A ce sujet, il cite leur avertissement sur le danger que l’anti-autoritarisme « se transforme en communisme de caserne ». Considérant, comme Gramsci, que la fonction de garantie et d’assurance de l’Etat, évoquée ponctuellement par Marx et Engels et exercée à un moment donné au profit d’une classe dominante, reste une nécessité dans une société sans classe, Losurdo émet la thèse selon laquelle c’est sous la double pression des libéraux - en leur concédant une vision idyllique des Etats-Unis, où l’Etat était réduit à sa plus simple expression - et des anarchistes - Bakounine prône « la suppression de tout droit juridique légal et son remplacement par le fait révolutionnaire » - , que Marx et Engels ont forgé le concept d’extinction de l’Etat. Et ce, essentiellement pour parer l’accusation d’étatisme. Rappelons que Gramsci considère que « dans la dialectique des idées, c’est l’anarchisme qui continue le libéralisme, non le socialisme, car toute la tradition libérale est contre l’Etat ».

Losurdo ne considère pas cette conception de l’Etat comme l’erreur fatale source de tous les maux ultérieurs. Il explique au contraire son poids « redoublé » dans le mouvement communiste par la guerre, l’ampleur inouïe de ses atrocités et la haine de l’Etat qu’elle a pu engendrer. Citant Bakounine, pour qui la représentation est comme Saturne qui « représentait ses propres enfants à mesure qu’il les dévorait », il juge qu’ « au cours de la Première Guerre mondiale, même les états libéraux ou libéral-démocratiques fonctionnent effectivement de la manière décrite par le philosophe anarchiste, étant donné qu’ils immolent tranquillement des millions d’hommes et de représentés dans un gigantesque rite sacrificiel ». Dans ce contexte de « monstrueuse oppression des masses laborieuses par l’Etat, qui transformait les pays avancés en bagnes militaires », rêver rétrospectivement d’un Lénine rectifiant ses théories ou d’un « gramscisme » supplantant le « léninisme » et corrigeant, en pensant mieux l’Etat, la trajectoire de l’histoire, est donc une vision idéaliste, coupée du mouvement historique [3].

Du point de vue chronologique, l’article que signe David Alcaud pour le volume Notions de l’Encyclopedia Universalis rappelle « la substitution des théories contractualistes à la théorie du droit divin (Hobbes, Locke, Rousseau) qui font de l’Etat une création consentie pour promouvoir un ordre politique plus juste. » Et de signaler que Friedrich Hegel développera dans Principes de la philosophie du droit (1831), « une théorie de l’Etat présenté comme le seul acteur capable de réconcilier l’intérêt particulier et l’intérêt général de la société civile en permettant à l’individu d’accéder à l’universel et d’échapper ainsi à sa condition. »

Si « les dérives autoritaires, fascistes et totalitaires du XXe siècle ont montré le potentiel liberticide de l’Etat », pour David Alcaud, « le développement très progressif du modèle de l’Etat-nation libéral et démocratique, scellant l’adhésion des citoyens à un ensemble de valeurs communes constitutives du « vouloir être ensemble » de Renan, continue à créer une représentation d’un Etat légitime et redistributeur, œuvrant pour l’intérêt général et chargé d’affaiblir la domination d’une classe sur une autre ». Et d’ajouter : « La valorisation du « service public » garantit à l’administration publique une capacité d’action dans la vie sociale. L’Etat interventionniste, qui se transforme en Etat providence, s’impose comme la représentation légitime du pouvoir politique, malgré la critique marxiste de l’Etat qui le dénonce comme une nouvelle superstructure chargée d’entretenir une domination de classe. » [4].

Clarification faite et eu égard aux enjeux pressants de notre monde, l’Etat auquel ou pour lequel il convient, me semble-t-il, de travailler est forcément un « travail en cours », fruit de multiples expériences, propositions et engagements continus. De manière essentielle, il est humaniste et progressiste car il s’apparente, pour reprendre la formule de Gramsci, à un « Etat du travail et de la solidarité » [5]. Il est, dit avec raison Isabelle Garo, une « forme de réappropriation de la politique elle-même, qui prend acte de sa dimension juridique » [6] dès lors que cette politique « relève d’un projet anticapitaliste résolu » [7].

Non, on ne peut plus réduire l’Etat à un appareil de violence et d’oppression au service d’une classe. Depuis Octobre 17, il y a eu des avancées et des conquis pour les travailleurs. La preuve en sont les coups de boutoir du capitalisme mondialisé qui tente depuis les années 1980 de détruire ce qu’il y a de communisme dans l’Etat afin de le mettre entièrement au service d’une économie prédatrice, financiarisée, destructrice et de plus en plus guerrière, d’une société consumériste et déresponsabilisée. En la matière, l’urgence est de sortir d’une vision, en quelque sorte, de subordination à l’existant pour au contraire investir et s’approprier les pouvoirs publics concentrés dans l’Etat. Et ce, au service du « travail et de la solidarité », de l’intérêt général. De gagner du communisme. A commencer par la citoyenneté à l’intérieur des entreprises, c’est-à-dire que la voix des salariés pèsent autant que celles des actionnaires dans les décisions concernant l’activité et les buts de l’entreprise.

La responsabilité veut que l’Etat soit envisagé pour ce qu’il est : un instrument politique et juridique. Pour les progressistes, le reconnaître et agir en conséquence est un projet en soi.

Texte publié dans Commune. Mars 2023

https://revuecommune.fr/2023/03/02/...

Notes :

[1Blanche} ou l’oubli (1967).

[2Ordino Nuovo, cité dans Gramsci, du libéralisme au communisme critique, Domenico Losurdo, pp 159 et 169.

[3Gramsci, du libéralisme au communisme critique, Domenico Losurdo, pp 167 et 161.

[4Notions Encyclopedia Universalis (2004)

[5Ordino Nuovo, cité dans Gramsci, du libéralisme au communisme critique, Domenico Losurdo, p159.

[6« Le communisme comme stratégie ». Editions Amsterdam

[7Entretien avec Pierre Chaillan dans L’Humanité.


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