Mangapolis. La ville japonaise contemporaine dans le manga , ouvrage collectif, Editions Le Lézard Noir.
Ce livre superbe est une opportunité pour découvrir l’évolution du rapport complexe et parfois ambigu entretenu par les japonais avec la cité, plus particulièrement avec Tôkyô, cette capitale aussi envoûtante que déroutante.
Cinq intervenants nous conduisent dans les lumières et les obscurités de la ville japonaise. Nombre de mangas voient leurs intrigues se développer dans la ville mais plus encore êtres nourries ou parfois au contraire dévorées par les villes, véritables entités autonomes, menacées ou menaçantes. Xavier Guilbert, spécialiste de la Bande Dessinée a vécu longuement au Japon. Claude Leblanc, ancien rédacteur au Monde Diplomatique, actuellement rédacteur en chef de Courrier International est un fin connaisseur de la culture japonaise. Jessie Bi est spécialiste de la bande dessinée muette, co-fondateur et co-dirigeant du fanzine du9 (http://www.du9.org/). Adrian Favell enseigne la sociologie à l’université Science-Po de Paris, il est notamment l’auteur de Before and after Superflat : a short history of japonese contemporay art 1990-2011, paru chez Timezone 8 en 2012. Enfin, Marie-Ange Brayer, historienne de l’art, dirige le Fonds Régional d’Art Contemporain (FRAC) d’Orléans. Elle a notamment organisé des expositions internationales au Japon. Leurs regards croisés, leurs sensibilités propres, leurs subjectivités créatrices, nous conduisent dans une exploration labyrinthique de la ville japonaise, « la ville comme personnage » pour Xavier Guilbert. Peu à peu, l’expérience du lecteur se tisse entre un Japon désiré, voire fantasmé par l’Occident et un Japon réel qui oscille entre la satisfaction du désir occidental et la préservation de son identité et de singularité réelles.
Cette ville où il est plus aisé de se perdre que de se retrouver (les rues n’ont pas de nom, seules quelques artère sont nommées) n’est pas immédiatement favorable à la rencontre. « Nomade au sein de la forêt urbaine », l’être humain doit s’approprier un art de la ville pour accéder à ce qu’elle peut offrir de superficiel ou de profond et s’extraire d’un isolement contraint. Cet art est un art de proximité « avant tout à hauteur de regard, à distance de toucher, à portée d’oreille… en définitive à l’échelle humaine » confie Xavier Guilbert.
Jessie Bi s’attache à mettre en évidence un rapport nippon à la verticalité. Si l’architecture des villes, en raison des risques sismiques, malgré le manque de terrains, n’a vu l’émergence de tours gigantesques que dans les dernières décennies, la verticalité nipponne est spécifique. D’une part, elle est double, vers le ciel certes mais aussi vers les profondeurs mais aussi elle est moins un défi lancé au futur (comme le sont les tours-symboles occidentales) qu’un appel à la permanence du présent : « Cette verticalité ne révèle plus le futur, mais devient un moyen de poursuivre, ou de donner de la hauteur aux qualités du présent, de le préserver, de le transmettre. Des manga récents illustrent et interrogent ces sentiments. » Jessie Bi évoque notamment deux œuvres, Hotel et Cité saturne « deux œuvres contemporaines exprimant à leur manière une vertiginosité nipponne aujourd’hui causée moins par l’altitude et ses ivresses, entre onirisme et démesure, que le rattrapage d’un terre-à-terre conditionnant véritablement tout futur ».
Claude Leblanc attire notre attention sur une particularité de la ville japonaise, la place essentielle de la gare et du train (densha). Il nous parle de cette histoire d’amour entre les japonais et le train qui commence « en 1853 avec l’arrivée des bateaux noirs du commodore Perry qui, au nom des Etats-Unis, venait réclamer l’ouverture des ports nippons au commerce. Parmi les présents apportés par l’Américain figurait un train miniature. Ce fut celui qui « impressionna le plus les Japonais » nota dans son journal l’un des membres de son équipage… ». De fait le développement ferroviaire devint une priorité et les gares constituèrent le principal repère géographique au sein des cités en même temps que celles-ci se structuraient et se développaient autour ou à partir des gares. Malgré l’évolution récente qui voit la jeunesse se désintéresser des gares, les fans de trains demeurent nombreux dont un nombre croissant de femmes et des publications spécialisées sont consacrées à la vie ferroviaire.
Adrian Favell nous fait visiter Néo-Tôkyô qui « a reçu son baptême mondial avec l’anime révolutionnaire Akira (1988). Cette merveille urbaine postmoderne, hyperréaliste, construite sur les cendres d’une guerre nucléaire a essaimé ses néons vacillants, ses décors de métal et de béton dans tous les dessins animés japonais de science-fiction qui ont suivi. (…)
« Si Néo-Tôkyô est alors un fantasme pour touriste voyeur, parfaitement adapté au consommateur étranger, elle a aussi un pied dans le réel : les touristes qui visitent Tôkyô pour la première fois n’ont aucune difficulté à la retrouver. »
Ce concept aura influencé aussi bien l’art contemporain par exemple avec les expositions Superflat et Little Boy de Takashi Murakami au MOCA de Los Angeles en 2001 que l’architecture récente avec la création de Roppongi Hills par Minoru Mori le plus grand promoteur japonais qui effaça ainsi « un Roppongi sordide, infesté de yakuza (membres de la mafia), et pourtant habité de classes populaires attachées au quartier ». Un processus qui s’est multiplié poussé par les investisseurs. Adrian Favell remarque que « cet implacable processus transformait doucement mais sûrement la vieille capitale orientale en une ville globale ordinaire, peuplée indifféremment de MacDonalds’s, Starbucks, Krispy Kreme Donuts et de manifestations un peu plus japonaises (ou asiatiques) de la consommation… ». Les artistes ont répondu parfois à ce mouvement par une célébration douteuse ou détournée de cette nouvelle urbanité ou au contraire par une hostilité intelligente et créatrice comme le groupe artistique Showa 40 nen kai.
Marie-Ange Brayer met en évidence les caractéristiques de l’architecture de Tôkyô, une architecture mutante et innovante « entre le dedans et le dehors », « un réseau de « signes » mouvants dont la consommation est sans fin ». Les maisons sont éphémères, deux ou trois décennies, seul le terrain possède de la valeur. Les intérieurs sont multifonctionnels, adaptables mais jamais coupés de la nature : « Ce lien avec le dehors est aussi lié à un sentiment typiquement japonais de la nature. Il est important de toujours apprécier le changement des saisons depuis la maison… ».
Les mangas ont souvent une fonction politique et sociale exemplaire par le questionnement citoyen et philosophique qu’ils véhiculent. A travers la ville, c’est la question du sens qui est posée, une question faite de désirs, de frustrations, de peurs, de créations, une recherche de permanence dans le foisonnement des apparitions éphémères.
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Le Lézard Noir, BP 294, F-86007 Potiers cedex, France.