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" Fais des épluchures fines ! "
Souvenirs d’un enfant de la France libérée. Marc Baudin

1945, nous sommes dans une France libérée mais souffrante. Les bombardements alliés ont pilonné et détruit les zones industrielles. De droite comme de gauche, tout le monde s’accorde sur le sujet, pour redresser le pays il faut faire repartir la production. Mais, les destructions ne sont pas le seul obstacle à la reprise, la France est truffée de bombes qui n’ont pas explosées, sans parler de mines et d’autres engins explosifs. Il faut donc de toute urgence déminer le pays, recruter des démineurs.

Pas question pour autant de confier la tâche à des incompétents ou à des risque-tout. On confie donc à des spécialistes le soin d’établir des tests pour sélectionner les candidats et, à cet effet, on crée le centre psychotechnique de l’armée de l’air auquel on donne les moyens de recruter rapidement les personnes les plus compétentes du moment.

On cherche parmi les officiers de l’Armée de l’Air, les éléments capables de mettre sur pied l’opération et de suivre de près l’élaboration des tests de sélection.
Il y a bien un jeune lieutenant-pilote de 26 ans avec une compétence en la matière, mais il n’est pas universitaire et, circonstance aggravante, il sort d’un maquis communiste.

Il est donc fait appel à la Marine où l’on recrute un capitaine de vaisseau, résistant lui-aussi, passé par l’Université, et circonstance favorable, frère d’un jésuite influent.

Quelque temps plus tard, quand mon père avait pris l’habitude de remplacer le conte du soir par sa propre épopée, il avait tendance à privilégier l’élément politique pour expliquer sa situation de second dans l’organigramme du service, mais il concluait immédiatement le discours qu’il distillait à ses deux fils, par cette phrase ; « Ils ne se doutaient pas que j’allais le faire adhérer rapidement au parti ! »

Difficile d’imaginer en notre époque cadenassée par les lourdeurs administratives, la facilité des contacts en cette période. De ce que j’ai perçu dans les souvenirs contés ou écrits par plusieurs de ses acteurs, la renaissance du pays s’accompagnait d’un enthousiasme et d’un sentiment de proximité qui effaçaient les barrières. Pour ce qui concernait le service psychotechnique, l’urgence du déminage et son importance stratégique lui permettait de recruter les meilleurs spécialistes, d’attirer les « pointures », les jeunes têtes prometteuses et les sages confirmés.
De ce creuset allait émerger un groupe informel, des amis qui se retrouvaient dans la grande maison pour des week-end sans ordre du jour, autour de la cuisine de ma mère et de la personnalité de mon père.

Mais, bientôt l’urgence passée, les tests élaborés, la situation du service et de ses acteurs allait sortir rapidement de la bulle hors du temps de sa création. La réalité politique reprenait ses droits, la guerre avait ébranlé le monde passé, et les peuples donnaient de la voix. L’Empire français tentait de se reconstituer, l’armée française était envoyée pour rétablir l’ordre, là où les revendications d’indépendance menaçaient son existence. L’Histoire évolue par paliers, elle est truffée d’obstacles tragiques et en cette période de libération, les esprits n’étaient pas acquis à l’abandon d’un empire colonial. L’Indochine aspirait à son indépendance, arguant de son combat victorieux contre l’occupation japonaise, et comme mon pilote de père se voyait bientôt « invité » à aller déverser des bombes sur les Indochinois, il démissionna de l’armée en 1946.

En cette période, les conditions de vie étaient encore difficiles, la production alimentaire était à peine suffisante et la population était rationnée. Ce n’est que le premier décembre 1949 que disparaitront les derniers tickets de rationnement. J’ai encore en mémoire les sorties en vélo de ma mère qui faisait quelques dizaines de kilomètres pour aller chercher un gros sac de pommes de terre dans les plaines du Nord de l’île de France, là où s’installerait bien plus tard, l’aéroport de Roissy en France. J’ai le souvenir un peu plus imprécis du colis enveloppé de papier kraft qui contenait la motte de beurre envoyée par un des demi frères de ma grand-mère, fermier dans la région de Vire.

Pour ma part, je n’ai pas souvenir d’avoir jamais souffert de la faim, mais il n’en était pas de même pour tout le monde, et c’est en partie pour cela, que mon père rendu à la vie civile et devenu directeur de colonies de vacances, organisa à l’été 46 l’accueil d’enfants de mineurs du Nord.

De cet été de mes cinq ans il me reste l’image du marabout de l’armée américaine planté à la limite du bois et du verger, et de son petit écriteau coloré : « Les écureuils ». C’était le groupe des petits et comme ma jeune tante de dix-huit ans en était la monitrice, je fus incorporé à son équipe. Je ne sais plus combien de ces grandes tentes s’élevaient dans la propriété, mais je conserve le souvenir des tables installées dans le sous-bois et des chants pour appeler à table ou pour se préparer à dormir. Je crois que cette première « colo » accueillait 80 enfants et je me souviens des « feuillées » creusées à la suite du débordement des fosses septiques, puis du réseau d’assainissement à la limite du bois. Ce qui allait occasionner le creusement d’une tranchée de presque cent mètres pour aboutir à l’égout de la rue en contrebas.

En 1947, le nombre d’enfants passa à 120. Aux enfants de mineurs du Nord, étaient venus s’ajouter ceux d’une banlieue ouvrière de Rouen, le Petit-Quevilly. Mais mon père avait obtenu la mise à disposition du terrain de sport et tout ce qui concernait les installations sanitaires sont passées allégrement au-dessus de la tête du gamin de six ans que j’étais. Cette année-là, je passais régulièrement du stade à la maison, et j’ai souvent eu l’occasion par la suite de me faire raconter par la bouchère, mes passages en tenue d’Adam (il faisait très chaud en l’été 1947) devant son étal. Je me souviens encore des grandes filles qui se disputaient le droit de me retenir le soir dans leur tente pour me materner.

Je n’ai jamais bien su comment toute cette organisation a pu se mettre en place et qui avait subventionné l’achat aux surplus de l’armée américaine des tentes, literies, tables, bancs et matériel de cuisine nécessaires à l’accueil de tous ces enfants. Mais, il est plus que probable que c’est le parti qui en était à l’origine. Toute cette organisation nécessitait du personnel et mon père avait recruté ses moniteurs dans la jeunesse du pays. Par la suite, il a eu parfois l’occasion de faire appel à eux pour des manifestations comme « le repas des vieux » ou pour monter en urgence des marabouts quand une nécessité se présentait. Mais c’est l’implication de la famille qui me revient parfois en mémoire et j’ai écrit en 1999, lors d’un long voyage océanique à bord de Sao-Maï, mon souvenir d’un énorme tas de pommes de terre à éplucher en compagnie de ma grand-mère.

Toujours habillée de gris et de noir, je garde de ma grand-mère l’image d’une vieille femme. J’ai conservé dans ma mémoire, dans ce qui me semble être la trace la plus ancienne de son visage, le souvenir de ses yeux au-dessus des lunettes, se concentrant sur le fil à passer dans le chas d’une aiguille. Dans mon univers d’enfant, avec son dos voûté depuis un accident de son enfance, elle personnifiait le grand âge. Elle devait encore avoir les cheveux noirs, mais j’ai le souvenir de m’être posé la question de la vieillesse, en la regardant marcher dans l’allée du jardin, quand j’avais dans les cinq ou six ans. Je la vois assise à l’ombre de la buanderie, près du puits, devant un énorme tas de pommes de terre. C’était un jour d’été chaud et ensoleillé en cette période de privations qui suivait la libération. Mon père organisait une colonie de vacances pour des enfants de mineurs du Nord et des banlieues défavorisées de Rouen, il fallait répondre aux appétits de cent vingt gamins et ma grand-mère s’acquittait de la corvée de pluches.

La lumière du milieu de matinée donne à ce tableau une douceur naïve, une composition superbe où la margelle du puits se prolonge par le coude de l’éplucheuse tandis que le tablier noir vient frôler le tas de tubercules. En arrière-plan, l’ombre aiguë des vieux murs offre le fond contrasté qui rehausse la scène.
Face à elle, assis sur un tabouret, j’apprenais à peler. "Fais des épluchures fines " ! Ces mots prononcés avec une impérieuse conviction résonnent dans ma mémoire comme une directive profonde, nécessaire et incontournable. À chaque fois que j’entreprends d’éplucher un légume, j’entends encore son injonction et je pense à elle avec une tendresse émue, un attachement qui perdure malgré la séparation et les années passées.

Fruit des amours cachés de cousins, son histoire est celle des romans d’une fin de siècle où les lettres ne parviennent jamais ou arrivent trop tard. Le garçon est parti soldat, la fille est mariée par sa famille pour cacher sa faute. Pourtant, le scénario se complique quand le géniteur, apprenant sa paternité, reconnaît l’enfant du fond de l’Afrique ; tout le monde n’a pas une grand-mère reconnue à Tombouctou.

La voilà plus tard, l’aînée des deux familles nombreuses de ses géniteurs. J’ai un nombre incalculable de grands oncles et grands-tantes et il n’est pas étonnant que je n’aie pu saisir avant ma maturité les particularités de son ascendance. Même adulte, il m’a fallu contempler le dessin de son arbre généalogique pour me retrouver dans les arcanes de sa filiation. Comme sœur aînée d’une petite dizaine d’enfants à élever chez chacun de ses parents, elle sait très jeune qu’un sou, est un sou et qu’une épluchure se doit d’être fine.

Un jour, elle envoie son encrier à la figure d’une institutrice de l’époque qui l’avait intelligemment qualifiée de bâtarde. À plus d’un siècle de distance, j’ai envie de tirer l’oreille de cette " pédagogue " pour réparer l’injure imbécile faite à une petite fille !

Quand mes grands-parents ont déménagé à quelques kilomètres, j’allais la voir de temps à autre. Le grand cerisier, devant la petite maison, croule encore sous les savoureux bigarreaux de ma mémoire, et l’eau me vient à la bouche en évoquant leur chair fondante. Je posais ma bicyclette, je poussais la porte et je la retrouvais devant sa grosse machine à coudre, à guider sans fin des lots de vêtements de confection sous la grosse aiguille assourdissante. Elle me parlait sans quitter de l’œil son ouvrage, écoutant mes fières réponses à ses questions sur mes notes à l’école.
Elle était encore d’un autre temps, elle vivait et travaillait dans l’après-guerre et pensait encore dans le XIXe siècle. Quand ma mère l’a informée de mon entrée en sixième, elle lui a conseillé, en toute bonne foi, de me faire passer le certificat d’études et de me mettre au travail. Comment pouvait-elle réagir autrement ? Que ses petits-enfants deviennent médecins ou architectes, relevait de l’impensable plutôt que de l’impossible. Et de toute façon, à bien y regarder, sur plus de trente, nous n’étions que quatre élèves dans ma classe à nous présenter au lycée. Ce que ma grand-mère conseillait n’était que la vision coutumière des parents de l’époque, le projet traditionnel qui attendait la grande majorité de mes camarades d’école.

Je n’ai jamais eu de discussion " politique " avec elle, pourtant le premier de mes souvenirs cocasses, c’est ma grand-mère engueulant le grand poste de radio de sa salle à manger en écoutant les commentaires d’un journaliste des années 48-49.
Elle ne donnait jamais verbalement son opinion, mais elle réagissait avec ses tripes, sa sensibilité et sa peau à toutes les injustices. En apprenant les conséquences inhumaines du conflit, à la fin de la deuxième guerre mondiale, la petite bâtarde avait perdu la foi : pour cette ancienne enfant de Marie, si Dieu avait existé, il n’aurait pas pu permettre cela.

Plus tard, elle a déménagé en Auvergne, bientôt rejointe par ma tante, mon oncle et mes cousins. Je passais la voir en partant en vacances et les rares fois où elles se sont rencontrées, elle s’est très bien entendue avec Claude. En tant qu’adulte, je n’ai pu partager avec elle que le non-dit, que la surface des choses, le temps était passé où le partage aurait pu se faire, où les confidences auraient pu naître, où les âmes pouvaient se trouver. Elle est morte sans se faire connaître, me laissant orphelin d’une grand-mère ignorée.

Les murs lépreux du vieil hôpital, la crise nerveuse de ma tante à la descente en terre sont des souvenirs incertains noyés par un chagrin noué au fond de ma gorge.
Le deuil de ma grand-mère est à l’image de mon retour par les routes brumeuses, dans des campagnes tristes comme la mort, dans une vieille 2 CV en panne d’alternateur. Je roulais saoulé de tristesse dans un soir gris et désert.

La route de mes retours de vacances se transformait en un chemin noir et brumeux dans une solitude sans lumière, dans une désolation funèbre. Le plein d’essence sans arrêter le moteur, dans une station isolée coincée entre la nationale et une falaise, îlot fantomatique vaguement éclairé au milieu d’un océan de brume et de mort, puis la route à nouveau, par cette nuit de deuil trouée par mes phares étiolés.


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