Dans le cadre des Rendez-vous de l’histoire de Blois, le journal Le Monde avait organisé un débat sur l’actualité de la comparaison entre le fascisme et le communisme, comparaison ancienne et que le Livre noir du communisme avait relancée. Yvon Quiniou nous livre ici son point de vue, très critique sur cette comparaison.
L’assimilation du communisme à une forme de fascisme est un thème qui est venu au premier plan dans le débat idéologique depuis la chute du mur de Berlin, avec en particulier Le livre noir du communisme (mais on pourrait citer d’autres ouvrages [1]) ou encore avec un chapitre entier, plus nuancé, du livre de Furet Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au 20ème siècle ; il avait même été initié vigoureusement par la querelle lancée en Allemagne par l’historien Nolte, qui avait tenté de justifier le nazisme en le présentant comme une réponse préventive à la menace totalitaire que représentait selon lui le bolchevisme. Ce thème fait cependant partie, il faut le dire clairement, de la bataille politique contre le communisme depuis toujours, avant même qu’on ait pu prendre clairement conscience des horreurs du stalinisme, et de nombreux essais déjà anciens en portent témoignage. Mais sa prégnance, voire son succès, viennent aussi de la confusion sans fondement qui a été faite tout au long du 20ème siècle entre le communisme marxien et ce même stalinisme, aussi bien, il faut honnêtement le reconnaître, par les adversaires du communisme que par ses partisans qui, portés par leur passion, sont devenus aveugles devant la réalité du système soviétique. Si l’on a bien compris ce propos liminaire, l’on admettra qu’il faut absolument rejeter cette assimilation tout en commençant par indiquer ce qui, dans l’expérience soviétique – mais aussi dans celle du maoïsme à une certaine époque ou, a fortiori dans celle du Cambodge – a pu la justifier.
L’idée de comparer le stalinisme au fascisme n’est pas en soi aberrante, à deux conditions :
1 Se restreindre effectivement à la période stalinienne et ne parler ni de la période où Lénine était au pouvoir ni de celle qui l’a suivie après le rapport Kroutchev, à propos desquelles la comparaison n’est pas pertinente (voir à ce sujet le remarquable livre de Mosche Lewin, Le siècle soviétique).
2 Se restreindre aussi, dans l’analyse cette fois-ci, à la forme politique du pouvoir, à ce que, dans le langage marxiste, on appelle la superstructure politique et idéologique de la société. Cette double restriction étant opérée, on peut effectivement et malheureusement constater de terribles points communs, qu’il suffira, pour s’en convaincre, d’énumérer dans un ordre de gravité croissante : un pouvoir non soumis au suffrage universel et niant, par conséquent, la démocratie qui suppose des élections libres à tous les niveaux ; un pouvoir qui n’était pas seulement celui d’un parti unique mais d’un homme sur un parti et, à travers ce dernier, sur la société tout entière : Hitler, Mussolini, Franco, Salazar d’un côté, Staline de l’autre ; un Etat omnipotent et omniprésent dans la vie collective, imposant une idéologie officielle et censurant les idées contraires à celle-ci, y compris dans des domaines comme l’art ou la philosophie qui devraient lui échapper : pas de liberté d’expression, donc, pour l’essentiel ; l’imposition de normes éthiques officielles dans la vie privée ; enfin, le recours à une violence d’Etat injustifiable, allant de la répression policière contre les adversaires du régime (ou ceux qu’on désignait comme tels) à une criminalité de masse : la Shoah d’un côté, le Goulag de l’autre. Tout cela peut se résumer à l’aide d’un concept qu’on ne saurait à mon avis récuser catégoriquement (quoiqu’il fasse débat), celui de totalitarisme qui est descriptivement exact, même s’il a le tort de faire abstraction du contenu concret (social, normatif, etc.) des divers totalitarismes et donc de ce qui les sépare par ailleurs. Mais un Etat, quel qu’il soit, qui veut embrasser ou dominer la totalité de la vie collective comme individuelle et recourt à la force pour ce faire, est un Etat totalisant et constitue donc bien un Etat totalitaire.
Reste que nous ne sommes là qu’en présence d’une description politique du pouvoir d’Etat, incontestable mais circonscrite, qui oublie tout ce qui non seulement différencie mais oppose foncièrement le projet politique du fascisme et celui du communisme, donc leurs idéologies respectives, y compris – et les nuances ici sont importantes – quand, s’agissant du communisme revendiqué, la pratique contredisait l’idéologie officielle au point de la trahir dans les faits. Voyons donc les différentes figures de cette opposition disons dans l’absolu, au niveau des principes originels et fondateurs de ces deux projets, et en se rappelant bien que le stalinisme, on le comprendra clairement après, ce n’était ni du socialisme ni du communisme, même si on peut aussi lui reconnaître contradictoirement des aspects positifs aux niveaux social et économique [2].
- 1 Le fascisme a été animé par un culte de la nation qui entendait occulter les différences de classes et privilégiait, voire essentialisait, l’appartenance à une communauté fondée sur les liens du sang, de la terre et de l’histoire ; il était donc porté par une idéologie nationaliste, c’est-à-dire particulariste, ce que le stalinisme a pu être aussi en mettant en avant, pour compenser ses épreuves dans les années 1930, le thème de la Grande Russie. Le communisme, lui, est clairement, définitivement et absolument, internationaliste et donc porté par une idéologie rigoureusement inverse, de nature universaliste. Marx l’indique nettement dès le Manifeste, reprenant ici à son compte ce que le capitalisme, par son expansion économique mondiale, a lui-même apporté de cosmopolitisme et de dépassement des frontières nationales ; et il faisait du prolétariat, sur cette base historique objective, une classe qui ne s’enferme pas dans ses intérêts nationaux : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » proclame en conclusion ce texte, il annonce à sa manière la constitution d’une organisation internationale du mouvement communiste (il n’y a jamais eu d’internationale fasciste !) et le chant militant des communistes est celui d’une Internationale qui « sera demain le genre humain ». Je précise cependant, qu’il s’agit bien d’un « inter-nationalisme » (avec un tiret) et non nécessairement d’un « trans-nationalisme » : l’ouverture des nations les unes aux autres et la défense du genre humain en tant que tel n’impliquent pas forcément la disparition brutale des identités nationales à laquelle le capitalisme lui, quand il ne prend pas la forme du fascisme, procède de diverses manières, du colonialisme à l’impérialisme économique.
- 2 Plus spécifiquement, derrière le fascisme ou à sa source, et malgré les emprunts qu’il a pu faire dans son idéologie comme dans certaines de ses réalisations à une problématique socialiste – Mussolini venait du socialisme et Hitler se réclamait du « national-socialisme » –, il y a un contenu ou une base de classe qui n’a rien à voir avec le contenu ou la base de classe du communisme. Sans pouvoir développer davantage, il faut savoir que le fascisme a été au service, pour l’essentiel, des intérêts d’une classe bourgeoise nationale et que, malgré les interventions d’un Etat qui pouvait prendre en compte certains intérêts populaires – ce qu’il ne faut pas nier sous peine de ne pas comprendre son succès « de masse » sur fond de crise sociale (Hitler a été au départ élu !) [3] –, il servait donc des intérêts économiques particuliers, à nouveau. Il est donc aussi une production du capitalisme, formule qui n’a rien de sommaire, dès lors qu’on y ajoute d’autres particularités (comme le conflit des différents capitalismes nationaux ou ses éléments idéologiques propres) et qu’on se souvient de l’appui que les bourgeoisies lui ont apporté – « Plutôt Hitler que le Front populaire ! » – , de la haine qu’il vouait au marxisme et au communisme en tant que tels et du combat qu’il menait contre eux et, enfin, qu’on se souvient aussi de ce fait irrécusable que tous les régimes fascistes ou dictatoriaux (les termes sont synonymes ici) ont prospéré sur une base économique qui était celle du libéralisme. Ce dont les régimes capitalistes démocratiques leur ont été reconnaissants, par une haine comparable du communisme, puisque dés lors que le fascisme leur permettait de satisfaire leurs intérêts, ils étaient capables de le soutenir sous diverses formes, en particulier militairement, quitte à contredire leur idéologie démocratique comme ce fut le cas avec le soutien des USA au Chili de Pinochet, qu’ils avaient d’ailleurs aidé à prendre le pouvoir par la force..
Le communisme, dans son principe même, est strictement à l’opposé : il entend défendre les intérêts d’une classe de travailleurs exploités définie d’emblée comme « immensément majoritaire », il entend supprimer la propriété capitaliste et l’exploitation du peuple avec les effets en chaîne qu’elle entraîne (oppression sociale, domination politique), il projette de supprimer les classes elles-mêmes et, au-delà, il veut donc se mettre au service des intérêts de tous. Nous retrouvons ici à nouveau son universalisme, mais à un niveau plus profond que celui du simple internationalisme, qui est celui d’un universalisme anthropologique pour lequel c’est l’épanouissement (autant que faire se peut) de toute l’humanité qui est visé, et ce en deux sens : l’humanité de tous les hommes et toute l’humanité en chaque homme (ce qui définit la fin de l’aliénation individuelle). Il constitue donc un humanisme pratique, plein et entier, à l’opposé de l’inhumanité désastreuse qui a marqué d’un trait indélébile les expériences fascistes du 20ème siècle, dont on a rien à sauver et dont le bilan humain est, lui, non seulement globalement mais entièrement négatif, incluant même la barbarie. On comprend qu’il ait pu ajouter à sa panoplie de thèmes et de pratiques foncièrement particularistes le racisme, spécialement l’antisémitisme en Allemagne (mais en Italie aussi), alors que le racisme est par définition exclu du communisme.
3 D’où un rapport très différent à la violence et, du coup, à la paix. Dans le fascisme la violence est constitutive, elle est la fin même du système à l’égard de ceux qu’il veut se soumettre et elle est donc constante, il repose sur elle. D’où le culte de la force, du héros militaire, la fascination pour la guerre et ses soi-disant vertus éducatives dont la littérature s’est faite l’écho – comme chez Ernst Jünger – et dont d’autres artistes ont au contraire fait lucidement la critique, comme le cinéaste Luchino Visconti dans Les Damnés, film qui montre bien le déchaînement des pulsions sadiques auquel le nazisme a donné libre cours, sur fond du soutien des industriels de la Ruhr au régime en place.
Le communisme, à nouveau, est aux antipodes de tout cela. Si la réalité du stalinisme (ou, encore une fois, du maoïsme ou du régime de Pol Pot au Cambodge) a incontestablement comporté une violence inadmissible qui interdit d’en faire un exemple de communisme – le meurtre est la ligne qu’une politique communiste ne saurait franchir sans se nier –, et si certains théoriciens proches du marxisme, comme Georges Sorel ou des anarchistes comme Bakounine, ont pu faire l’apologie de la « violence révolutionnaire », ce n’était dans tous les cas que comme un simple moyen provisoire en vue d’une fin qui, à terme, l’excluait définitivement. Plus profondément, le « marxisme de Marx », au fur et à mesure qu’il s’est constitué et s’est approfondi, exclut pour l’essentiel le recours à la violence comme moyen de la révolution communiste au profit d’une voie pacifique au socialisme, voie définitivement recommandée par lui et Engels à la fin de leurs vies respectives [4], et qui impliquait l’idée forte que l’on ne peut passer au socialisme, puis au communisme, qu’à partir des conditions fournies par le capitalisme développé. Plus précisément encore, le communisme est habité par une volonté générale de paix. Paix entre les hommes, c’est-à-dire harmonie entre eux au niveau collectif, par la suppression des classes et des conflits d’intérêts (mais pas seulement) que leur existence engendre : la violence sociale et inter-individuelle est largement due à l’existence des classes, aux inégalités de toutes sortes qu’elles impliquent et aux conflits qu’elles entraînent ; et paix entre les nations conçue comme l’effet de la disparition des luttes des classes en elles. Et cela sans le moindre angélisme pour qui raisonne après Freud et avec lui, mais après Marx aussi : des conflits inter-individuels ou de groupes subsisteront sans doute, mais il n’auront rien à voir avec la violence mortifère qui a accompagné les luttes de classes jusqu’à présent. Il ressort de cette brève analyse que le communisme, contrairement au fascisme, n’a aucune propension à la violence ni de fascination pour elle, qu’il la condamne moralement par principe et que la seule guerre qu’il s’autorise, si s’en est une, est celle que comporte le mot d’ordre : « Guerre à la guerre ! »
4 Reste enfin la question de la liberté et de la démocratie, en quoi culmine l’opposition du communisme et du fascisme. Le fascisme est la négation de la démocratie et des libertés dites « formelles », dans le domaine strictement politique, dans celui de la culture comme dans celui de l’organisation sociale où le rôle des syndicats se limitait à organiser l’intégration des travailleurs à l’ordre patronal (et paternaliste). D’où la fascination, à cet égard, pour la figure du chef, pour la personnalité charismatique mais tyrannique apte à mener les foules et que la philosophie d’un Heidegger a pu célébrer à sa manière [5], le goût immodéré de l’ordre et de la hiérarchie – dont on a pu trouver un équivalent justement dans le stalinisme, ce qui le range ici clairement dans le camp d’une forme totalitaire de gouvernement des hommes [6].
Le communisme est, à nouveau, aux antipodes. Le Manifeste le définit comme « le mouvement autonome de l’immense majorité dans l’intérêt de l’immense majorité » : on a souvent retenu la deuxième partie de cette expression (« dans l’intérêt de l’immense majorité ») en oubliant sa première partie : « le mouvement de l’immense majorité », et « autonome » de surplus, ce qui fait de la révolution communiste un processus dont le peuple est non seulement l’objet mais le sujet ou l’acteur, ce qui interdit qu’un parti s’y substitue et décide à sa place. La liberté, mais celle de tous, est donc au cœur du projet communiste, au point que Marx est capable d’ajouter, d’une manière qu’un marxiste pressé pourrait trouver paradoxale, qu’il constitue « une association dans laquelle le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous » (et non l’inverse) ! [7] Théoriquement cela signifie, quand on a bien lu Marx avec attention et jusqu’au bout (voir son apologie de la Commune de Paris), que le communisme intègre pleinement la démocratie politique dite « formelle » (ce qui ne signifie pas « irréelle »), que celle-ci n’est pas seulement le but poursuivi mais la forme du processus révolutionnaire, qu’il entend seulement étendre la démocratie en général de la sphère politique où on voudrait la cantonner à la sphère sociale et à la sphère économique et qu’on peut donc le définir comme une démocratie généralisée. A quoi on doit ajouter, contrairement à une légende tenace que le système soviétique aura nourrie, qu’il se préoccupe tout autant de l’épanouissement de l’individu que de l’épanouissement proprement collectif, voulant mettre fin au gâchis des capacités et besoins individuels auquel le capitalisme soumet les hommes, ce sur quoi les Manuscrits de 1844, inconnus des bolcheviques (ils n’étaient pas encore publiés en URSS), ont fortement insisté. Entre le fascisme et le communisme, c’est donc bien une fois de plus, et encore plus ici, le jour et la nuit et c’est à la lumière, si je puis dire, de ce jour du communisme que l’on peut mieux comprendre et dénoncer la nuit du fascisme.
[1] Voir le dernier en date, Marx, les Juifs et les droits de l’homme. A l’origine de la catastrophe communiste, d’A. Senik (un ancien dirigeant de l’UEC passé au néoconservatisme !) ou encore diverses publications comme cet Hors-Série récent du Monde où l’on parle de « l’échec sanglant du communisme » ou encore telle revue philosophique grand public qui voit en lui « un enfer pavé de bonnes intentions » !
[2] C’est l’intérêt immense du livre de M. Lewin, déjà cité, que d’en faire un tableau intransigeant mais objectif.
[3] C’est le cas aussi en France avec le programme du Front national : il joue sur cette thématique de l’Etat pour capter des couches populaires en souffrance et masque ainsi son véritable contenu de classe bourgeois.
[4] J. Texier l’a admirablement démontré dans son livre Révolution et démocratie chez Marx et Engels.
[5] Voir l’analyse de Bourdieu dans L’ontologie politique de Martin Heidegger (Minuit, 1988) : il y montre très bien que sa philosophie, pour une part tout au moins, traduit en l’euphémisant et en la réinscrivant dans le langage de la philosophie, une position politique liée à son adhésion au nazisme, qu’il n’a jamais reniée.
[6] Staline a fait l’objet d’un véritable culte organisé par lui, Mao de même avec un « petit livre rouge » qui a fonctionné comme une Bible à laquelle il fallait se soumettre ; cela n’enlève rien à l’intérêt du contenu de ce livre, qu’il aurait fallu seulement soumettre à la libre discussion, mais on sortait alors du « maoïsme » !
[7] Voir le remarquable commentaire qu’en fait L. Sève dans son dernier livre, Aliénation et émancipation, La Dispute, 2012, p. 151-166.