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Faut-il avoir lu Le Capital pour être un bon psychologue ? Retour sur « Marxisme et théorie de la personnalité », de Lucien Sève.
Par Eric Le Lann

Le livre Marxisme et théorie de la personnalité de Lucien Sève vient d’être republié. Paru en 1969, ce livre énorme avait été alors largement promu et diffusé par le réseau militant du Parti Communiste Français, où il occupait une place de choix sur les tables de littérature lors des initiatives des cellules communistes à côté du Traité marxiste d’économie sur le capitalisme monopoliste d’état, œuvre collective des économistes communistes sous l’égide de la section économique du PCF. Ce livre fit largement connaître Lucien Sève parmi les militants communistes, bien au-delà des enseignants qui avaient été marqués par la publication en 1964 de l’article « Les dons n’existent pas », dans l’Ecole et la nation, qui était alors la revue du PCF en direction des enseignants.

Dans une postface Lucien Sève résumait les deux ambitions qu’il s’était fixé avec cet ouvrage. Il s’agissait en premier lieu d’une prise de position dans le débat sur la notion d’humanisme : « le sens le plus général de l’ouvrage consiste à établir que le matérialisme historique ne récuse pas le concept d’homme, contrairement à ce qu’affirmait l’antihumanisme théorique » (page 507). En second lieu, il s’agissait d’une entreprise plus personnelle : fonder une théorie de la personnalité sur les travaux de Marx : « qui n’a pas assimilé à fond des œuvres comme l’Idéologie allemande, les Grundisse et Le Capital a peu de chances de comprendre ce que présuppose la fondation d’une réelle science de la personnalité » (page 517).

Je vais aborder successivement ces deux points.

Le débat sur l’humanisme

Il faut tout d’abord éclairer le lecteur à qui ce débat qui eut lieu dans les années 1960 au sein du PCF peut paraître étrange. Louis Althusser s’opposait à la notion d’ « humanisme marxiste » et se réclamait tout au contraire de « l’antihumanisme théorique » [1]. La direction du PCF ne pouvait se ranger derrière la notion d’ « antihumanisme » théorique, alors que le PCF avait repris le drapeau de l’humanisme au milieu des années 1930, dans la lutte contre le fascisme. On pourrait citer par exemple le texte de Paul Vaillant-Couturier Au service de l’esprit, devant le comité central du PCF en novembre 1936 ou la conférence de Jacques Duclos Les droits de l’intelligence, en octobre 1938, où le dirigeant communiste affirme que « le communisme est la synthèse des plus vieilles aspirations humaines et de la science la plus évoluée ». Citons encore un article de revue La pensée paru en juillet 1939 qui défend l’humanisme allemand contre le courant « anti-humaniste, réactionnaire, chauvin » : « parce que la Révolution allemande demeura inachevée, deux courants caractéristiques restent donc en présence, donnant à la culture allemande son visage double : un courant orienté vers le passé, antihumaniste, réactionnaire, chauvin, et qui règne aujourd’hui sur les imprimeries et les haut-parleurs, mais non sur les cerveaux allemands, l’autre tourné vers l’avenir, humaniste, progressif, profondément influencé par les idées de la Révolution française ». Le comité central du PCF repris donc à son compte la notion d’ « humanisme marxiste » dans une résolution adoptée en mars 1966 [2].

Trois ans plus tard, dans le livre Marxisme et théorie de la personnalité, Lucien Sève montrait que le concept d’homme était bien présent chez Marx, et pas seulement dans ses écrits de jeunesse, contrairement à ce que prétendait Louis Althusser.

Lucien Sève s’appuyait donc sur des textes de Marx. Depuis le philosophe italien Domenico Losurdo a approfondi ce travail, notamment dans le livre La lutte des classes, une histoire politique et philosophique, mettant en avant d’autres écrits de Marx et Engels, mais surtout en y ajoutant une dimension essentielle : celle des luttes de classes telles qu’elles se sont développées dans l’histoire. Dans un entretien publié avant sa mort, Domenico Losurdo était revenu sur « l’anti-humanisme théorique » d’Althusser : « Il est vrai que dans mes écrits de jeunesse j’ai aussi été influencé par la polémique contre l’humanisme. Mais c’est précisément sur ce point que je concentre maintenant ma critique. Ce n’est pas seulement ou principalement une question de langue et de philologie. L’anti-humanisme empêche de comprendre comment les luttes de classe, loin d’avoir une dimension purement économique, sont des luttes pour la reconnaissance. Cela est particulièrement vrai des luttes des peuples coloniaux et des luttes des peuples d’origine coloniale, puisque la pulsion déshumanisante du système capitaliste-impérialiste se manifeste contre eux de manière particulièrement brutale. C’est pourquoi, au cours de l’histoire moderne et contemporaine, les grandes luttes de pouvoir entre forces anticoloniales et coloniales, entre abolitionnisme et esclavage (ou semi-esclavage), tous ont témoigné de la confrontation idéologique du pathos du concept universel d’homme d’une part, et de son déni ou de sa dérision d’autre part. Ils ont témoigné du face-à-face entre humanisme et anti-humanisme. Une célèbre affiche de propagande de la campagne abolitionniste montrait un esclave noir enchaîné s’exclamant « Ne suis-je pas un homme et un frère ? » A la fin du XVIIIe siècle, Toussaint Louverture mène la grande révolution des Noirs esclaves en appelant à « l’adoption absolue du principe qu’aucun homme, né rouge, noir ou blanc, ne peut être la propriété de son semblable » ; aussi modeste que soit leur condition, les hommes ne peuvent être « confondus avec des animaux », comme cela se produit dans le système esclavagiste. (…) Faisant un bond en avant de quelques décennies, en pensant aux Noirs et aux colons, l’Américain Lothrop Stoddard élabore pour la première fois la catégorie des sous-hommes. Le terme fut immédiatement traduit en allemand, et Untermensch devint ainsi une clé de voûte de l’idéologie nazie et un cri de ralliement pour la gigantesque contre-révolution déclenchée par le IIIe Reich au nom du colonialisme et de l’esclavage. A l’opposé, les dirigeants du mouvement communiste dénoncent avec indignation la dissolution nominaliste du concept universel d’homme. Lénine attire l’attention sur le fait qu’aux yeux de l’Occident, les victimes de l’expansionnisme colonial « ne méritent même pas le nom de peuple » ; en dernière analyse, ils sont exclus de la communauté humaine elle-même. Plus explicite encore est Gramsci, qui dénonce les « surhumains blancs » et souligne que, même pour un philosophe prestigieux (Bergson), « en réalité ’l’humanité’ signifie ’l’Occident’ ».

En conclusion, dit Losurdo, « des siècles d’histoire et de lutte des classes sont en jeu ; on ne peut pas les comprendre en partant de l’anti-humanisme. »

Certes dans ces débats sur l’humanisme, Althusser insistait sur l’adjectif « théorique », comme pour dire qu’il tolérait une référence à l’humanisme dans les discours, dès lors que la théorie marxiste était mise à l’abri de l’humanisme. Il s’agissait là d’une façon de présenter le marxisme bien différente de celle de Lénine qui insistait sur son lien fondamental avec d’autres courants de la pensée humaine : la « doctrine » de Marx « naquit comme la continuation directe et immédiate des doctrines des représentants les plus éminents de la philosophie, de l’économie politique, et du socialisme » [3]. Plus tard, Gramsci défendit cette idée : « La philosophie de la praxis présuppose tout ce passé culturel, la Renaissance et la Réforme, la philosophie allemande et la Révolution française, le calvinisme et l’économie classique anglaise, le libéralisme laïc et l’historicisme qui est à la base de toute la conception moderne de la vie. La philosophie de la praxis est le couronnement de tout ce mouvement de réforme intellectuelle et morale » [4]. A l’évidence, la notion d’ « anti-humanisme théorique » n’était pas porteuse de l’idée d’une filiation avec les acquis de courants de pensée ayant précédé le marxisme.

La science de la personnalité et Le Capital

Deuxième objectif du livre de Lucien Sève : fonder sur les écrits de Marx une science de la personnalité, en assimilant notamment « à fond » Le Capital de Marx [5].

Le problème est simple : Le Capital est selon ce qu’écrit Marx lui-même dans le sous-titre du livre la « critique de l’économie politique ». C’est déjà beaucoup et cela n’a rien à voir avec l’ambition de fonder une science de la personnalité. Que des passages de ce livre aient des connotations psychologiques est une chose, mais considérer qu’il offre les concepts aidant à fonder une science de la personnalité en est une autre !

Il y a au moins deux types de critique qu’on peut avancer face à une telle démarche.

1-Une réduction de la réalité humaine à la production

Ni Marx, ni Engels n’ont considéré que le Capital analysait la totalité des dimensions de la vie humaine, ni même la totalité des rapports sociaux. Friedrich Engels l’exprimait très clairement en évoquant « la double nature de la production et de la reproduction de la vie immédiate » : « D’une part la production de moyens d’existence, d’objets servant à la nourriture, à l’habillement, au logement, et des outils qu’ils nécessitent ; d’autre part, la production des hommes mêmes, la propagation de l’espèce. Les institutions sociales sous lesquelles vivent les hommes d’une certaine époque historique et d’un certain pays sont déterminées par ces deux sortes de production. » [6]. Le Capital a pour objet « la production des moyens d’existence » mais non « la production des hommes eux-mêmes », leur reproduction.

2-Un effacement de la dimension naturelle de la réalité humaine

Que l’homme soit un être social n’efface pas les dimensions naturelles de son existence. Pour dire plus concrètement les choses, un être humain est un être issu de deux parents, avec leurs caractéristiques originales qui exercent une influence sur sa personnalité [7] Or cela n’est pas l’objet du Capital.

Le philosophe Domenico Losurdo exprimait ainsi les conséquences de l’effacement de la dimension naturelle de la réalité humaine : « Alternativement, l’être dans l’être social peut être atténué ou nié lorsque l’on perd de vue combien l’existence naturelle continue de s’exprimer sur le plan historique et politique : si développée que soit une société, les individus qui la composent continuent d’être des entités naturelles soumises à une fragilité biologique, et cette fragilité se manifeste non seulement dans la maladie et la mort, mais aussi dans leurs passions. Cela rend impossible l’identification immédiate entre individu et classe souvent rêvée par les courants les plus messianiques du mouvement communiste. La possibilité d’un conflit entre différents individus continue d’être présente même dans une société libérée de la division et de l’antagonisme des classes. » [8] Dans le même texte, Losurdo prenait l’exemple de l’idée de disparition possible de la religion avec le dépassement de l’oppression de classe : « D’une part, une telle prédiction ne tient pas compte de l’irruption de la nature dans la réalité sociale : la peur de la mort est inhérente à la précarité de l’existence individuelle. D’autre part, le lien entre identité nationale et identité religieuse a historiquement refusé de « s’étioler » : plutôt que d’être exclusivement l’expression de la lutte des classes, la religion est ancrée dans une réalité sociale (la nation) qui, certes historique et non naturelle, n’en exprime pas moins une temporalité de très longue durée. »

En conclusion, que les psychologues se rassurent s’ils n’ont pas lu Le Capital : on peut être un bon psychologue sans avoir lu Le Capital !

Il est significatif que Lucien Sève qui mettait la biographie au centre de ses projets, n’ait jamais tenté l’exercice d’écrire une biographie sur la base de ses écrits théoriques [9]. Mais la réduction théorique extrême défendue par Lucien Sève est-elle sans conséquences politiques ? Peut-être est-elle moins néfaste dans les situations historiques marquées par de larges élans émancipateurs. En tout cas dès que la complexité historique reprend le dessus, cette réduction entrave la compréhension des comportements et des affrontements collectifs qui se résument rarement à des contradictions uniques. Dans la pratique politique quotidienne, « se dégager d’une vision amputée et simpliste de ce que sont les individus est aussi nécessaire pour mieux prendre en compte le besoin de psychologues et de psychanalystes face à la souffrance humaine » [10].

Notes :

[1« Aucun, absolument aucun des concepts humanistes ne fait partie du système de concepts marxistes », affirma Althusser dans une conversation avec Waldeck Rochet. Il donnait l’exemple du concept d’aliénation, étranger selon lui aux développements du Capital de Marx, qu’il opposait à celui d’exploitation.

[2Il ne s’agit pas d’une opposition entre Althusser d’un côté, Garaudy et Aragon de l’autre, comme on le dit parfois : la commission chargée de rédiger la résolution comprenait outre Aragon, Guy Besse, Henri Krasucki, Jacques Chambaz, Jean Suret-Canal, mais pas Garaudy. Sur ces débats : lire le numéro 2 des Annales de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, évoqué par Arnaud Spire dans l’Humanité du 4 mai 2001.

[3Les trois sources et parties constitutives du marxisme.

[4Antonio Gramsci, Cahiers de prisons. Voir par exemple l’édition des textes de Gramsci présentés par André Tosel, accessible sur le site UCAQ.

[5Lucien Sève évoquera aussi à de nombreuses reprises le texte appelé Thèses sur Feuerbach, ce que j’ai abordé dans l’article La condamnation de la psychanalyse, un épisode peu connu du stalino-jdanovisme : https://lafauteadiderot.net/La-condamnation-de-la-psychanalyse-en-juin-1949-un-episode-peu-connu-du-stalino. Sa démarche n’était pas nouvelle : auparavant en 1954, lors d’un colloque sur « Lénine, savant et philosophe », Lucien Sève avait avancé que Lénine traçait « une voie » pour étudier « le contenu objectif de la personnalité » (voir La pensée n°57 sur Gallica). Le débat qui s’en était suivi avec Henri Wallon est évoqué dans Henri Wallon dans La pensée (éditions Manifeste), Henri Wallon insistant sur l’objet spécifique et distinct de la psychologie.

[6F. Engels, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, Paris, Editions sociales, 1954, pp. 15-16 (Préface de la première édition, 1884).

[7Dans une postface, Lucien Sève écrit qu’il partage l’idée que "les rapports sociaux déterminent la personnalité". Comment expliquer alors que les mêmes rapports sociaux puissent se traduire par différentes personnalités ?

[8Marx contre Hegel ? Idéalisme, matérialisme et histoire comme libération. Disponible en anglais sur le site Redsails.

[9A ce sujet, je signale la biographie de Mozart écrite par Norbert Elias, Mozart, sociologie d’un génie qui croise l’analyse des classes sociales en confrontations et l’analyse des rapports familiaux.

[10La condamnation de la psychanalyse en 1949, un épisode peu connu du « stalino-jdanovisme », article disponible sur La faute à Diderot.


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