La parution de l’ouvrage de M. Christofferson, Les intellectuels contre la gauche [1], dont Le Monde diplomatique du mois d’octobre a publié un extrait consacré à Foucault, est l’occasion de rappeler ce qu’a été réellement son positionnement politique contre la légende qui l’a accompagné et qui a mystifié et continue de mystifier bien des intellectuels ( y compris parmi mes amis), comme elle est l’occasion d’indiquer brièvement ce qui dans son œuvre a pu transformer cette mystification politique en véritable mystification théorique dont les mêmes intellectuels sont et demeurent les victimes. Je précise que ce qui suit vient d’un lecteur assidu de Foucault, qui admire son style, s’est enrichi de certaines de ses intuitions et analyses (voir sa rigoureuse présentation de la psychanalyse dans Maladie mentale et personnalité, son meilleur livre selon moi), mais qui en conteste fondamentalement la pertinence d’ensemble et donc l’importance.
Le livre de Christofferson le montre sans contestation possible (et cela rejoint l’analyse faite récemment par P. Veyne) : Foucault n’a pas été en politique l’intellectuel progressiste que l’on croit et il a même été carrément anticommuniste, aux deux sens de ce terme : hostile au PCF de son époque, spécialement quand celui-ci amorçait pourtant, dans les années 1970, des transformations démocratiques importantes (j’y étais et les ai soutenues) et prenait clairement ses distances (même s’il n’allait pas au fond des choses) avec le système soviétique ; mais hostile aussi au communisme tout court, à l’idée communiste distinguée des défigurations qui l’ont affectée dans les pays de l’Est. Cela s’est manifesté par son adhésion au mouvement antitotalitaire qui s’est constitué dans ces mêmes années 1970. C’était l’époque du Programme commun entre le PS et le PCF, le rapport des forces était favorable à ce dernier et une partie de la gauche, venue de la CFDT et contituant ce qu’on a appelé la deuxième gauche, autogestionnaire et se méfiant de l’Etat, s’inquiétait de l’arrivée probable de la gauche au pouvoir dans ces conditions, d’une gauche clairement anticapitaliste mais dominée par les communistes. C’était aussi l’époque de la révélation courageuse et talentueuse du Goulag par Soljenitsyne [2] et du mouvement Solidarnosc en Pologne [3] Or tout cela a nourri un large mouvement d’idées incarné dans la « nouvelle philosophie », avec pour porte-parole les plus connus André Glucksmann et Bernard-Henri Lévy, soutenu par les médias et dont la caractéristique principale était d’identifier naïvement le marxisme aux régimes de l’Est et de pouvoir ainsi brandir le drapeau de l’anticommunisme et de l’antigauche au nom de l’antitotalitarisme. Au cœur de son programme idéologique il y eut la mise en avant de l’individu contre l’Etat, la critique donc du Pouvoir (avec une majuscule) politique et, tout autant, la haine de la Raison (avec une majuscule, à nouveau) accusée d’être intrinsèquement totalitaire, comme le soutint Glucksmann dans Les maîtres penseurs. Tout cela ne fit pas, il faut le dire, une philosophie digne de ce nom, ni non plus un mouvement d’idées clairement progressiste – et le passage à droite de Glucksmann, ensuite, en est la preuve comme la pauvreté des propositions politiques d’un Lévy depuis. Foucault eut parfaitement conscience du premier point, la médiocre qualité de ce mouvement intellectuel ; mais étant d’accord avec son anticommunisme radical, refusant comme lui toute espèce de gauche étatique susceptible de faire reculer l’ordre capitaliste, il l’appuya donc politiquement en utilisant sa célébrité qui lui venait de son ouvrage Les mots et les choses, quitte à masquer cet appui politique à l’aide de compliments intellectuels auxquels il ne croyait pas vraiment [4]. Tout cela est donc désormais établi avec une grande précision grâce à ce livre et se trouve d’ailleurs confirmé par les déclarations de Foucault lui-même dans ses entretiens avec Roger-Pol Droit (Odile Jacob, 2004) où il s’affirme sans ambages anti-marxiste et manifeste une antipathie personnelle à l’égard des communistes ou des militants d’extrême-gauche – par exemple ceux qu’il a côtoyés à l’université Paris VIII – qui est proprement déplaisante sur un strict plan humain.
Reste à savoir si ce positionnement politique, éloigné d’un véritable engagement progressiste, est étranger à son œuvre ou si, au contraire, il ne s’ancre pas dans certains thèmes théoriques de celle-ci. Je voudrais montrer brièvement, sans trop entrer dans des détails techniques, que c’est cette dernière hypothèse qui est la bonne. J’indiquerai donc trois thèmes, parmi d’autres, qui me paraissent entraîner à cette conséquence politique et autoriser l’affirmation que nous sommes en présence, par-delà la séduction apparente qu’elle peut exercer, d’une pensée relativement réactionnaire. D’abord, la conception qu’il se fait du savoir humain. Je l’ai déjà indiqué dans un article de La Pensée (reproduit sur ce site), Foucault est un sceptique qui ne croit pas à la portée objective de la connaissance scientifique, spécialement dans l’ordre de l’humain, puisqu’il n’y voit qu’une construction langagière, historiquement relative, incapable d’atteindre l’essence des choses. Quelle que soit la forme à la fois subtile et sophistiquée qu’il lui donne (sa théorie des « dispositifs »), c’est sa filiation nietzschéenne, qu’il a clairement revendiquée, même s’il l’a peu analysée, qui s’exprime là, c’est-à-dire sa dépendance vis-à-vis de ce qu’il y a de plus faible chez Nietzsche : sa conception d’une connaissance réduite à une simple « interprétation » du réel [5]. Qui ne voit que nous sommes en présence d’une récusation du pouvoir cognitif de la raison, qui nous entraîne aussitôt sur les rivages de l’irrationalisme et de l’impuissance vis-à-vis de la réalité qu’il entraîne, en l’occurrence qu’il théorise et produit du même mouvement ?
D’où le deuxième thème : sa compréhension du rapport entre le savoir et le pouvoir. Au lieu d’y voir, comme il se doit, un rapport essentiellement positif fondant la liberté humaine comme puissance concrète exercée sur le réel par le biais de sa connaissance scientifique, il ne cesse quasiment de l’affecter d’un indice négatif en le surdéterminant politiquement, reprochant au savoir d’être animé d’une volonté de pouvoir sur les hommes et le comprenant comme une manière de les assujettir par des « disciplines » (médecine, psychiatrie, psychanalyse, hygiène, etc.) où se manifesteraient de multiples « micro-pouvoirs » n’ayant d’autre fonction que de normaliser les individus et de réprimer leur « vie ». Ceux-ci sont à la fois diffus et organisés par l’instance centrale de l’Etat : c’est le thème d’un « biopouvoir » que ses cours au collège de France ont développé, mais que son ouvrage La volonté de savoir avait déjà amorcé à propos du savoir psychanalytique et où l’on retrouve à nouveau une thématique nietzschéenne, celle d’une vie originelle que la culture avec ses normes arbitraires mutilerait. C’est oublier tout ce que nous devons, en matière de liberté concrète et de bonheur quotidien, à tous ces dispositifs de « savoir-pouvoir » qu’il ne cesse de dénoncer d’une manière obsessionnelle et irrationnelle, et qu’il est incapable d’appréhender au positif, voyant même dans l’usage répressif de la psychiatrie dans l’URSS de son temps non un abus ou un détournement de son projet, mais une révélation de son essence [6]. Mais c’est aussi oublier que la culture, avec ses normes, n’est pas d’abord ou essentiellement répressive mais constitutive de l’humanité de l’homme, qu’elle est humanisante et non aliénante, et que si elle est aussi aliénante – ce qui est vrai –, ce n’est pas en tant que telle ou de par les micro-pouvoirs qui l’habiteraient mais du fait, à l’époque moderne, de la forme capitaliste qu’elle a prise et de ce macro-pouvoir qu’est l’Etat capitaliste dans la laquelle elle s’incarne. On aperçoit bien, sur ce point précis, ce qu’il y a de mystification politique dans son analyse critique du pouvoir : sa dénonciation des micro-pouvoirs rapportés « abstraitement » à la modernité, à ses acquis scientifico-techniques et à ses normes, outre qu’elle renvoie à des processus diffus difficilement cernables et sans responsables véritables sur lesquels on aurait prise (quoique, en même temps, le pouvoir central, les institue), le dispense d’accuser le macro-pouvoir capitaliste sur lequel une révolution ou, au minimum, des réformes pourraient exercer une action, à condition de s’en prendre à ses racines économiques, racines (propriété privée de l’économie, exploitation du travail) qu’il ne prend guère en considération dans l’ensemble de son œuvre [7].
Enfin, il y a la question de la morale dont il prétend, dans la continuité de Nietzsche à nouveau, approfondir la généalogie et à propos de laquelle sa réflexion me paraît à la fois être un échec complet et aboutir à une conclusion pratiquement dangereuse. Soyons très précis, ici. Foucault n’est pas un penseur de la morale mais de l’éthique, à savoir de l’origine et du fonctionnement des normes organisant la vie individuelle dans l’horizon de ce qu’il appelle justement le « souci de soi » [8] et il montre très bien comment historiquement ces normes ont été à l’origine de divers processus de subjectivation par lesquels l’homme se construisait comme sujet, avec un type de subjectivité et de rapport à soi à chaque fois différent (stoïcisme, épicurisme, christianisme, etc.) selon le contexte éthique envisagé. Le problème est que, utilisant un vocabulaire flottant, il parle de morale aussi bien que d’éthique, oubliant alors ce qui constitue la spécificité absolue de la morale : le fait qu’elle se « soucie » de l’autre (ou des autres) et non de soi comme l’éthique, et que, dans ce cadre relationnel qui est aussi un cadre social, elle se réfère à des normes objectives et universelles, en même temps qu’obligatoires, visant à organiser le vivre-ensemble dans un sens utile à tous. Or Foucault ne supporte pas l’idée qu’il puisse y avoir une normativité universelle susceptible de nous obliger à tenir compte de l’intérêt collectif : c’est la différence qui l’intéresse, le relatif ou l’individuel, et, dans un style théorique qu’on peut dire anarchiste, il ne peut voir alors dans la morale (confondue avec le moralisme ou avec les formes indues qu’elle a pu prendre historiquement) qu’une formidable machine d’oppression dont il faut opérer la généalogie critique et se débarrasser, au lieu d’y voir une instance libératrice vis-à-vis de l’égoïsme individuel qui, quand elle s’applique à la politique, nous commande de dénoncer toutes les formes d’organisation de la société qui portent atteinte, d’une manière ou d’une autre, à la dignité humaine – à commencer par le capitalisme – et exige que nous recherchions une société au service de l’intérêt de tous et non de quelques-uns uns. On comprend que, sur cette base normative très individualiste, il se soit prioritairement occupé de la question du pouvoir et non de l’exploitation, de celle de la liberté individuelle (à propos de laquelle il a mené des combats justes, comme quand il s’est emparé du problème des prisons) plutôt que de la justice sociale, et qu’il ait donc été très complaisant à l’égard du libéralisme économique comme ses cours au collège de France l’attestent, intériorisant et assumant pleinement à ce niveau l’idéologie capitaliste contemporaine. C’est ce qu’on appelle très exactement aujourd’hui, alors que le souvenir de Mai 68 s’éloigne et que beaucoup de « cols Mao » sont passés au Rotary club, la position d’un libéral-libertaire. Cela explique son succès idéologique dans le milieu des intellectuels appartenant à la classe moyenne (je n’ose pas les qualifier d’intellectuels bobo), qui trouvent dans son œuvre un miroir élaboré de leur souci de leur liberté individuelle en même temps qu’une manière d’éviter de s’interroger sur les rapports de classe qui continuent de structurer notre société et empêchent le plus grand nombre d’accéder à une vie réellement libre. A ceux qui ne seraient pas convaincus par mon propos, je demande de comparer le nombre d’articles consacrés à Foucault dans Libération ou Le Monde avec celui des articles qui sont consacrés à Marx ou aux œuvres de ceux qui s’en inspirent !
Résumons et concluons.
1 Critique théorique de principe de l’objectivité de la connaissance scientifique ou indifférence à celle-ci, au point qu’il refuse qu’on juge son travail d’ensemble à l’aune d’une exigence de scientificité et de cohérence, se comparant à un « artificier » qui lance des « explosifs » successifs et qui a le droit de changer [9].
2 Méfiance pratique à l’égard du couple savoir/pouvoir conçu avant tout comme source d’oppression et non de libération, avec une méfiance pratique corrélative à l’égard du pouvoir politique qui s’en empare pour étendre son emprise sur les individus à travers de multiples micro-pouvoirs – méfiance qui oublie tout ce que les classes populaires doivent à l’intervention de l’Etat quand la lutte des classes du mouvement ouvrier s’en mêle, par exemple sous la forme de cet Etat-Providence que le néo-libéralisme s’attache désormais à détruire systématiquement.
3 Refus, enfin, de l’Universel moral au nom de la relativité des normes, qui interdit de pouvoir juger moralement les différents systèmes sociaux et empêche de réclamer de plein droit une organisation socio-politique mettant fin à l’exploitation de classe.
Ces trois thèmes dessinent bien les grands traits d’une pensée dont il convient de critiquer la matrice sous-jacente parce que, malgré ses apports analytiques de détail, sa grande érudition et sa qualité d’écriture exceptionnelle, elle nous déporte loin d’une authentique visée d’émancipation, nous enfermant finalement, malgré son attention expresse à l’histoire et à la société et à certaines formes subtiles d’oppression culturelle, dans le « souci de soi ». Je m’étonne donc que nombre d’intellectuels dont l’intention revendiquée est bien de critiquer l’inhumanité de notre société et, pour ce faire, de pratiquer l’intransigeance de l’intelligence, se laissent alors mystifier par cette œuvre et essaient de s’en nourrir [10]. J’y vois un effet de mode persistant, une référence fonctionnant souvent comme une révérence obligée et, finalement, une défaite de la pensée autonome.
Octobre 2009
[1] Les intellectuels contre la gauche , L’idéologie antitotalitaire en France (1973-1981), Michael Scott Christofferson, éditions Agone
[2] Je laisse de côté la dérive ultérieure de ce même Soljenitsyne, qui l’a amené à l’extrême-droite.
[3] Ici aussi je laisse de côté ce qu’est devenu par la suite ce mouvement et, donc, la signification historique réelle qui a été la sienne, moins progressiste qu’on ne le croit...
[4] Par opposition, c’est tout l’honneur de Gilles Deleuze d’avoir, à l’époque, dénoncé vigoureusement l’imposture intellectuelle des « nouveaux philosophes ». Pour la petite histoire, j’indique que je les avais moi-même critiqués dans un article du Monde en les associant à la « nouvelle droite »
[5] Je précise que Nietzsche est pour moi un grand penseur, auquel j’ai consacré ma thèse, mais dont la réflexion est complexe et contradictoire. Par exemple, sur la question de la connaissance, il y a aussi un Nietzsche partisan de la science, quasiment rationaliste (voir Humain, trop humain, dédié à Voltaire) et fondateur de ce qu’on peut appeler une science matérialiste de la morale. Ce n’est pas ce Nietzsche-là qui a influencé Foucault !
[6] Voir ce qu’en dit M. Christofferson dans son ouvrage (p. 269). Foucault a même été amené à parler, dans Surveiller et punir, d’un « archipel carcéral » présent en Occident et analogue à « l’archipel du Goulag »
[7] Cela impliquerait le recours à une conceptualisation marxienne qu’il récuse pour l’essentiel : celle-ci est liée pour lui au 19ème siècle et elle est donc obsolète. S’agissant du caractère oppressif du pouvoir politique et du droit, E. Renault a pu faire remarquer récemment que toutes les institutions de santé protégeant la classe ouvrière et que Foucault assimile à des institutions répressives, ont été réclamées par cette même classe ouvrière et ses représentants, spécialement en France, parce qu’elles amélioraient sa condition et correspondaient donc à des droits sociaux essentiels.
[8] Voir son livre Le souci de soi (Gallimard, 1984), en particulier les chapitres I et II.
[9] Voir à nouveau ses entretiens avec Roger-Pol Droit (3ème entretien).
[10] Dernier exemple en date de ce point : ce que dit F. Fischbach de son rapport à Foucault dans son Manifeste pour une philosophie sociale (Editions La Découverte).