On comprend qu’en écrivant Che Guevara, une braise qui brûle encore, avec Michael Löwy, le porte-parole de la Ligue Communiste Révolutionnaire n’ait pas voulu faire oeuvre d’historien. Il a fait plus que résister à cette tentation : l’ouvrage est une présentation, ou plutôt une construction, de la pensée d’Ernesto Che Guevara qui a pour principale caractéristique l’évacuation de l’histoire et qui rappelle en cela les fameux discours sarkozistes émaillés de citations de Jaurès.
Il en est ainsi de la révolution cubaine, dont on pourrait croire à la lecture du livre qu’elle s’est nourrie du seul souffle de l’héroïsme alors que, jusque dans les moindres détails, le combat de Fidel Castro et de ses compagnons était imprégné de la connaissance du contexte national cubain, politique tout autant que militaire, dans un pays qui n’était alors qu’une semi-colonie américaine. Pour ne prendre que cet exemple, Yves Lacoste a montré comment le choix de la Sierra Maestra comme base de guérilla ne devait rien au hasard et ne se justifiait pas seulement par la topographie mais par des conditions sociales tout à fait particulières [1]. On n’en saura pas davantage avec ce livre sur les acquis de la révolution cubaine. Voulant dissocier son image de Guevara de celle du Cuba réel, Olivier Besancenot réussit avec brio le tour de force d’associer le Che à ce qu’il n’a pas réussi, plutôt qu’à ce qu’il a réussi et qui l’a fait connaître !
Il en est ainsi des guérillas auxquelles Guevara participé, dans le contexte international tout à fait original qui était celui des années 60, caractérisé par l’embrasement du Tiers-monde, le recul de l’impérialisme, l’existence d’un camp socialiste, certes déjà désuni. Présentant la guérilla comme la lutte révolutionnaire par excellence, Olivier Besancenot fait fi des conditions objectives qui rendent possible ou non un soulèvement armé, et utile ou néfaste telle ou telle forme d’aide extérieure. C’est flagrant à propos du Congo : sans doute plus clairvoyant qu’Ernesto Guevara à ce sujet, Fidel Castro lui demanda de quitter ce pays, considérant que la présence cubaine devenait à ce moment précis une gène plutôt qu’une aide. La continuité du soutien cubain aux patriotes africains n’est d’ailleurs pas évoquée, ce qui réduit quasiment l’entreprise du Congo à une initiative individuelle de Guevara (« un besoin individuellement ressenti »). Or, Cuba aidera ensuite de manière particulièrement efficace d’autres fronts anti-colonialistes, à commencer par celui de la Guinée Bissau. Et comment ne pas signaler à ce sujet le rôle exceptionnel qui sera celui d’Arnaldo Ochoa Sanchez, lui aussi compagnon de Fidel Castro, qui commanda les troupes cubaines qui stoppèrent les Sud-africains en 1988 en Angola, avant d’être fusillé pour trafic de drogue, dans des conditions qui ne seront sans doute éclaircies que dans quelques décennies ? L’Angola d’aujourd’hui n’est certainement pas un paradis, mais, pour paraphraser Marx à propos des révolutions, les combats internationalistes victorieux sont par rapport à ceux qui échouent devant l’adversité ce que la prose est à la poésie. Se focaliser sur la seule expérience congolaise, c’est, une fois de plus, identifier Guevara aux échecs, plutôt que d’inscrire son action dans un mouvement peut-être moins romantique, mais victorieux.
Au final, la manière d’Olivier Besancenot a un but : se démarquer à tout prix de l’expérience historique concrète du socialisme [2], dont le « renversement » a été tant « attendu » (sic page 10), réduite à une expérience « tragique et sanglante ». Campons dans l’utopie afin d’esquiver les critiques, gardons nos distances avec l’histoire, sinon celle des révolutions perdues (parce que trahies) qui gardent leur beauté intacte, restons dans le pur idéal ! Tel est le credo idéologique d’Olivier Besancenot. Pour mettre Guevara au service de cette entreprise, il utilise les citations, essentiellement celles de la période 63-67, plutôt que les résultats de ses actes. Sa tentative d’embaumement idéologique le conduit à asséner à propos des exécutions sommaires décidées par Guevara : « rien ne permet de comparer (cette justice révolutionnaire) à l’épuration politique stalinienne ». Pour quelles raisons ? On ne le saura pas. On comprend surtout qu’il est gênant d’associer le nom de Staline à celui de Guevara, puisque Olivier Besancenot utilise à propos du stalinisme le qualificatif « totalitaire », celui-là même qui sert aux courants réactionnaires à assimiler l’URSS et l’Allemagne nazie. Pourtant l’un et l’autre ont fait partie du mouvement communiste. Pourtant c’est avant 1956, lorsque Staline dirige l’Union soviétique ou lorsqu’elle s’en réclame encore, que Guevara manifeste sa sympathie pour elle, et c’est lorsqu’elle s’éloigne du régime stalinien qu’il s’en démarque. Comprenne qui pourra !
L’effacement de Castro a ce même sens. Castro n’a pas sa place dans l’image d’Epinal dessinée par Olivier Besancenot, qui ne supporte que la pureté des intentions, et non les nécessaires compromis avec la réalité, et parfois compromissions, des décisions prises par un pouvoir. Il est difficile de le gommer complètement de la photo à la manière stalinienne, alors on le relègue à l’arrière-plan, lui qui entraîna Guevara dans l’aventure cubaine !
Ce qui est donc sous-jacent dans toute la présentation de cette période, c’est que l’histoire des révolutions se réduit à une succession d’échec, avec pour preuve le fait que les idéaux proclamés initialement n’ont pas triomphé. Comme le fait remarquer Domenico Losurdo dans Fuir l’histoire [3], peut-on dire de la Révolution française qu’elle a échoué parce que l’idéal des républiques de l’Antiquité qu’imaginaient recréer les Jacobins ne s’est pas réalisé ? Comme celui de la Révolution française, le bilan du mouvement communiste réel au XXème siècle est tangible : il suffit de penser à ce qu’était le monde en 1917 et à ce qu’il est devenu au fil de son affermissement, dans des conditions qu’on peut effectivement qualifier de tragiques, pour mesurer l’acquis et considérer qu’il ne se résume pas à une « expérience tragique et sanglante » [4].
Abandonnant l’analyse des contradictions du mouvement des sociétés, fuyant l’histoire, réduisant le communisme à « un phénomène de conscience », le projet révolutionnaire d’Olivier Besancenot s’exprime dans un messianisme revendiqué : il faut faire appel à « l’énergie rédemptrice susceptible de libérer chaque opprimé et chaque exploité », « endiguer les ambiguïtés humaines en les canalisant dans une démarche politique qui oriente la violence intériorisée par tous ceux qui subissent l’oppression ». Le choix d’orienter le combat actuel pour la transformation de la société vers l’utopie s’exprime dans tous les domaines : « combler la devise marxiste, de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins » (en oubliant au passage le terme transitoire de cette formule classique, de chacun selon ses capacités, à chacun selon son travail), « généraliser le principe de gratuité pour restreindre le rôle de l’argent à sa plus simple expression, l’argent de poche », « remplacement de l’Etat par des formes non étatiques fondées sur la participation populaire directe ». Le communisme est vu comme le « royaume de la liberté »...
De ce point de vue les développements touchant à l’économie méritent qu’on s’y arrête. Dans ce domaine, de larges pans de l’activité de Guevara lorsqu’il eut des responsabilités économiques, telle son attention au problème des réserves en devise, ne sont pas même pas évoqués. Olivier Besancenot concentre son attention sur les positions exprimées par Guevara dans les années 1963-65 et notamment au débat sur le rôle des « instruments marchands » dans le socialisme. Il fait écho à l’opposition entre les économistes Ernest Mandel, qui considérait que le socialisme était incompatible avec l’utilisation d’instruments marchands, position qui convergeait avec celle de Guevara, et Charles Bettelheim pour qui « la disparition des rapports marchands dans le socialisme » était « un mythe ». Olivier Besancenot considère, au mépris des faits, qu’il y avait un véritable marché à l’époque en URSS, et y voit la preuve des « tendances pro-capitalistes » de l’URSS de Brejnev ! Il y a là un travestissement de ce que fut ce débat qui eut lieu au milieu des années 60, lorsque des économistes soviétiques proposèrent, face aux signes de perte d’efficacité de l’économie de leur pays, d’introduire des mécanismes de marché sans renoncer au cadre de la planification socialiste [5]. Les défenseurs de cette réforme furent rapidement défaits et la doctrine en resta au refus de tout mécanisme de marché. On sait ce qu’il en advint. On peut admettre avec Guevara que « dans la planification, c’est la conscience humaine qui dirige ». Mais comme la conscience pure, parfaite, et commune à tous, n’existe pas, la planification ne peut être le seul instrument de fonctionnement. L’expérience de l’Union soviétique l’a montré, lorsqu’on s’imagine qu’elle occupe la totalité de l’espace des décisions, elle est le paravent d’une économie parallèle à grande échelle.
Olivier Besancenot va même plus loin que Guevara, puisqu’il prône l’élimination du calcul économique au profit des « critères sociaux, éthiques et politiques ». On peut, tout au contraire, penser que le calcul économique ne s’oppose pas nécessairement à ces critères, mais qu’il permet précisément de faire des choix sociaux, éthiques et politiques en connaissance de cause quant à l’effort qu’ils représentent pour la société. Faute de quoi il n’y a pas de véritable arbitrage entre les priorités, toute contrainte étant dissimulée.
Dans le prolongement de ces positions, Olivier Besancenot attribue la perte d’élan révolutionnaire que constate Guevara en 1963, lorsque le travail volontaire s’affaiblit, à une insuffisance morale. Il s’agit là d’une question importante. On trouve dans le livre très documenté de Pierre Kalfon Che Ernesto Guevara, une légende du siècle [6] des récits passionnants sur les débats qui eurent lieu à Cuba sur le recours aux stimulants matériels ou aux stimulants moraux, les réponses données s’étant traduites par le départ de techniciens qui n’étaient pas tous hostiles à la révolution. Le recours direct à l’abnégation et à la générosité désintéressée a marqué toutes les révolutions socialistes et aussi, en France, la courte période de la Libération, avec notamment la bataille du charbon à laquelle avait participé le PCF. A l’évidence, au vu de l’expérience historique, il est vain d’en faire un moyen permanent et principal de la construction d’une nouvelle société. Domenico Losurdo remarque que « les héros ne sont nécessaires que parce qu’ils réussissent à garantir le passage à la normalité. La normalité doit être gérée par des critères différents à travers des mécanismes et des normes qui permettent la jouissance, si possible tranquille, de la quotidienneté ».
Enfin, Olivier Besancenot prône « le contrôle permanent et démocratique par la population de l’ensemble des décisions » [7]. Sans s’attarder sur le caractère totalement irréaliste de cette proposition, contraire aux aspirations de bien des hommes et des femmes, signalons encore ce que dit à ce sujet Domenico Losurdo dans Fuir l’histoire. Rappelant que la Réforme protestante avait défié la papauté en décrétant le sacerdoce universel, il constate qu’« au cours du processus de développement des révolutions, l’enthousiasme initial de la participation semble suspendre pendant quelques temps la division du travail et les tâches de la vie quotidienne, qui finissent évidemment par réapparaître. Rien que pour cette raison, il devient inévitable d’arriver à un certain degré de professionnalisation de la politique. Le « sacerdoce universel » ne peut être éternel, il cède la place à quelque chose de plus limité et de plus prosaïque qui en cas de victoire de la révolution ou du mouvement n’est pas le retour à l’ancien temps ».
La fuite dans l’utopie paraît un calcul politique gagnant parce qu’il permet de se démarquer de manière radicale des expériences socialistes. Mais cette une telle attitude a de sérieux défauts. Faute d’une analyse sérieuse des potentialités de la situation présente, elle laisse le champ à la réaction en proposant comme alternative à sa politique une transformation soudaine et totale faisant table rase du réel, ce qui paraît hors de propos à la grande majorité des citoyens. Elle est particulièrement pernicieuse en ce qui concerne l’Etat, d’une part parce que dans la mondialisation dominée par le capitalisme, se passer du rôle de l’Etat c’est se condamner à l’impuissance, d’autre part parce que la réponse aux enjeux écologiques exige un Etat fort. Enfin, dans l’hypothèse où une crise politique grave amène à un renversement radical des rapports de forces, ce qui est l’attente d’Olivier Besancenot, refuser de tirer les leçons de l’expérience historique, c’est préparer de nouvelles déconvenues. Car ce sont précisément les dimensions utopiques du communisme, quant à l’Etat, quant aux rapports économiques et quant aux rapports entre nations, qui sont à l’origine de sa crise.
[1] Voir dans le numéro 5 de la revue Hérodote, paru en 1977, l’article Fidel et la sierra maestra
[2] Rien ne trouve grâce aux yeux d’Olivier Besancenot qui critique la décision de Kroutchev, lors de la crise de 1962, de retirer les missiles nucléaires de Cuba. On le sait depuis, la guerre nucléaire fut évitée de peu. Il interprète les déclarations de Guevara (qui joua un rôle de premier plan, puisqu’il négocia l’installation de ces missiles) regrettant qu’ils n’aient pas été utilisés, comme une réaction due au dépit de n’avoir pas été informé de la décision de retrait. On peut être fondé à considérer qu’elles sont aussi l’expression d’une vision apocalyptique de l’histoire, présente alors dans le mouvement communiste, et de son corollaire, le refus de la politique de coexistence pacifique. Ainsi, loin de penser qu’il n’y aurait pas de gagnant dans une guerre nucléaire, qui ne pouvait alors qu’être généralisée, Mao Zedong déclare en 1955 que si les Etats-Unis déclenchent la troisième guerre mondiale l’issue " sera bénéfique aux communistes et aux peuples révolutionnaires du monde ", et en 1958 " qu’on peut imaginer qu’il reste la moitié ou le tiers de la population. C’est-à-dire neuf cent millions d’hommes sur les deux milliards neuf cent millions. Après quelques programmes quinquennaux on pourra se redresser. Or, le capitalisme sera complètement éliminé et on aura gagné une paix durable " (voir sur le site de l’Institut de Stratégie Comparée l’article de Chen Shi Nin La conception chinoise de la dissuasion nucléaire à l’époque de Mao Zedong). Relevons que la crise des missiles semble marquer un tournant dans la pensée de Guevara, dont les discours sont ensuite marqués par l’utopie du communisme assimilé à la fin de l’histoire et à la naissance d’un homme nouveau.
[3] Fuir l’histoire, éditions Delga
[4] Olivier Besancenot liquide en une seule phrase les acquis historiques obtenus dans notre pays : " le seul spectre d’une révolution en France, en 1936, à la Libération ou en mai 1968 semble avoir été plus efficace que les gouvernements de gauche pour arracher des droits sociaux élémentaires ". J’avais souvenir que la Ligue Communiste taxait la lutte pour ces droits sociaux élémentaires du qualificatif de réformiste, ce qui à l’époque avait la valeur d’une insulte ! Des ministres communistes de 44-47 qui avaient contribué à construire pour tous les travailleurs la Sécurité sociale, elle ne retenait que la prétendue complicité avec les massacres de Sétif et de Constantine ! On peut penser que les droits élémentaires, sociaux, démocratiques et culturels conquis durant la période 1934-1983, doivent plus à l’action d’un mouvement ouvrier et démocratique conscient de sa force et de ses limites, qu’à la seule intervention d’un spectre.
[5] Lire à ce sujet le livre de Moshe Lewin Le siècle soviétique. On relève également dans ce livre que Trotski fut plus lucide qu’Olivier Besancenot durant la période où il était au pouvoir : avec une brochure prônant la liberté du commerce, il fut directement à l’origine de l’adoption de la NEP par les bolcheviks.
[6] Paru aux éditions du Seuil, collection Point, ce livre est indispensable pour ceux qui veulent connaître ce qu’a été l’action de Guevara.
[7] Sur ce sujet, le projet de Guevara était plus réaliste : " une démocratie socialiste signifie que les grands choix socio-économiques, les priorités en matière d’investissements, les orientations fondamentales de la production et de la distribution sont démocratiquement débattues et fixées par la population elle-même ". On peut partager cette idée sans exclure d’autres formes de participation aux décisions, où les intérêts les plus divers s’expriment, et non plus seulement les grands choix qui dirigeront l’évolution de la société.